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LE
MAGASIN LITTÉRAmE
LITTÉRATIRE, HISTOIRE, BEUX-ARTS, VOYAGES,
IE®MA1&\ ^©lUflELLIlîB, IFOTLL1T®I^'SIE»
EXTRAIT D'Ol VRAGES IIVEDITS ET DE PUBLICATIOt^S NOUVELLES,
»-S'<©>-5
' / a 6. ^ (yuiue/ a .^ece^^nme ^é4^
:*-^^^^B-
T03IE PREMIER.
PARIS,
BOULK tT CO.MP.M^ME. IMPRIMEliRS-KDITEl'RS. RIE COO-HEROX. 3.
184S.
SOMMAIRES
DES Ot^-RAGES COlNTEiNliS DA^'S LE TOME l'REMIEU.
Jnlllrl Ig'il.
ronrrtAiT i>E >i. T!Im:rs.
y'otice biographique Sur ji. TiiîF.ns.
Le Lion .-iinoureiix, par .M. FRKiiF.nic SoriiÉ.
P é-ie. ■ Lf 2" Acjiil, iwr AL VitTon Hico.
Pierre (jrassoii, pnr JL i>E Balzac.
Piiliefrni, par AL (iiiAKLr» Nouirn.
Lu Dieu île iries am\<. p.ir AL AIérv.
Les Aléeimteris. scèiie-i pupulaire-. pnr IL Mo>"MEB.
Pcirlrail de AL Tiniins.
Porlrail de M Aldi.T:.
'Lriiis jijiirs de rt^rie du Paj-e Léi n X, pai AL Léon
lio/LAN.
Le Capifaine Bleu, par A! FiiAM !s AVfy.
Nouvelles à la ALiiii juin..
Eludes de voyage» : un Uève. par A! Pail AVEitxtn.
Drames liisloriques niariliuies. par Al La<;jhvi!'.iu;.
Les tiuèpes îjuillet , par .AL Ai.piiosk Karii
Lue Goulle d'eau, par AL Eigknk Oiinot.
Poésies. — Rimes héroïques. — Egmont. — Le (;id.
Lucius Fackland. — .leaniie'd'.Vrc. — Al"'c Roi.-
i.AM). — (;iirislophe Colomb , par M. Aigistk
Barbikr.
Il) Carême d'artiste, par AI. des Gimkes.
l'elile coméiiie avant le drame. — Le plus beau Drame
de l'époiiuo. - Oripiiie de quel(|ucs objets de toilette.
II.
AOÛl I8U.
l'ORTRAlT DE M. GUIlOr.
ISolice biographique s.r AL Giizot.
La Cinijuantaine, par AL (Charles de liEiiNAiin.
Le rogne d'Elisabeth d'Angleterre, par AL (îiizoT.
Souvenirs des Etats-Unis, par Al. (Iaïmardet.
Jacques IV et Jacques \ , par AL ai.ex. Diiias.
Deux ALnriages sous Louis XIII, par F. Tuojias.
Cne destinée d'Artiste, par AL STÉriiEN de ea ALv-
DELE1>E.
La Pension des capitaines à Commcrcy, par AI. E.MILE
AIaRCO de SAI>T-HlLAinE.
Portrait de Al. de Brogi.ie.
Portrait de AL Pasquer.
Cne Sorcière au Sénégal, par AI. Be>oit.
Poésie : Le Chemin de (er. par AL AIérv.
Nouvelles à la Alain juillet .
Les tîiièpes (aoilt . par AL .Vi.piiosE Karr.
Le Salon de .M"i<? 'rliicr,-, |
BOIS
Le bel Homme et l'Homme beau, par M™» Emile de
(fIRARDIN.
pir la Alarqui^e DE A'ieux-
III.
Keplviiibre I8tt.
rORTRAIT DE M. DE lAMAnTlNP.
Xolice biographique sur w i» i '.martot.
Le Al.iitre d'Ecnli', par AI I RÉfiin:( Soii.if.
Sou\enirs de Alar>eille. par Al. \i i \ \mire Dcmas.
De i\ \i(es niiuveauv, p.ir AL Ai i \amiri Himas.
Phy.^iologie du AlaLule, p.ir .M 1' ItHiNARIi.
Portrait d<> AL BEiMni.ii.
l'iirlr.iit (!.■ AI Di iMh.
Ali'iniiires de .M""' L.ifi'arj^e, écrits | «r elle-même.
l n huit punr un iieui, ra><a-siiiat ilu Courrier de
Lyon, par le idinmandenr l.i o I.esim's.
H.irbe-Bleue en Cliiue, mu la -eplieim- Femme.
In Duel snus Al.i/ariii. par .M. Désessvri.s.
Les PiMisioniLd^ ii vuiiures. par Al, Pvii he tvoi i».
.VouM-llcs à la Alain .ini'n .
l.'O'iservateiir du lto>pliore. par Al. Kii.i'ne (il isor
Lis G'i.'-pe? «-ptemb'-e .par Al. Aii>iio\<> K vrh.
IV.
Octobre ISltt.
PORTRAIT DE M CHARLES NODIER.
IS'utice biographique sur M. Charles Nodier.
Le capitaine Lambert Ue partie), par Al Cu. RaBOI".
Tahary lliiinnète homme. S Henry Beiiiiioid.
Cn Rêve de l'Impératrice Joséphine, par H. RaiS50>.
Double Erreur, par AI. JlLES Janin.
Le bonheur d'un Amant malheureux, par AI. erine
Portrait de .AL de Ra.mki teai".
Alilady Alont.iigne, par Al'"e la duchesse u'.Vbrantés.
Poésie: Notre-Dame de l'olède, par .AI. TllÉopuiLE
Gauthier. — Fuite dellodrigue, pur.Al.DESCUAHP:».
Le Pactole , par AL Eeoéne Geinot.
Nouvelles à la Alain Septembre,.
Physiologie de l'Homme marié, par Al. P. de Kock
Physiologie du (.unsei'.-d'Elat sous le Consul. it et
l'Empiri , par un ancien auditeur.
Les Cnntreb.uidiers de Penmarck, par Al. Derièoe.
Sœur ILitilde, piir .Al" «^ Eujénie Foa.
Le Priijel d'un Oime, par .AI AIarie Avcarii.
lu P.iin et une F'enétri'. par AL S. Henrv Bertiioid.
In Prisonnier d'Etal par .M. Horace Raisson.
Le (iorati, par .AI. Adolpue Pezant.
Aloët, par M. JfLES Jamn.
V.
Novembre l^U.
PORTRAIT DE M. JlLES .lAMN.
Notice biographique tur .m. jcees j«mn.
La Sémiramide, par AI. .AIéuy.
Le capitaine L.imbcrt i' partie . par .M. (^ii. It inni
Poésie : Hymne, par .AI. Aictoh IUgo.
Ri'latinn de la missinn du général comte Betker HUprés
de Na])oléou en 181.').
Cliristuplie Culomli. par AIartinez dk la Rosa.
La Alaisiiu du Diable, par Al. Itiioi k den Broa.n.
Souvenirs, par AL le (I. de Vai blanc, anc. ministre.
Le Balafré, rom.in historique, par .AI. DnissF.T.
Tragc-die. par .AL J Janin.
Perir.iit de .AI. I!over-<!oi lard.
Cn A'iilleur de l'alVaire F'iialdés, par AL V. Xuo.mas.
.Niiuielli'S à la Alain. — -Apologie du Chat.
Les Guêpes n \emliic . \niT AI. .\LriioNSE Karr.
La .Maile du Tragédien, par .AI. Li.o Lrspts.
(iors et Piano-. — Promenades en omnibus. — Le,:
principanv liourinands sons le régime inipériûl.
Vue lettre d'.Vnnf de Boleyu.
M.
Iléoriiibre IS'il.
PORIRAII Dl M ALPHONSE KVIIH
.\olice biitf/raphique sur m. alphonsl karr.
(ne Consullalioii p.ir Al. Charles de Bernard.
La Sceur cad'tte, par .M. (iEurge Sand.
l.'.Ablié d'Or-Saint, par AL T. D. de Santinv.
.Alémoire d'un Jacobin, par Al. .Alphonse Plvrvt.
L'Héritier du Doge, par .M. AIicuel Ra\.mond.
Le,- Incoinéniens de la (;cléhrilé p.ir AI. H. Bertikii i>
Le Parterre d'un Théâtre, par Al P»i i de Koi k.
L'.issurance mutuelle, par Al. Frédéric liio^i is.
Aladame Palmyre. par AL AA'iiiielu Tenini.
L'adminiMralion jugée par un miiiislre. par .AI (ii izoT.
Petite Chronique du XIX^ siè<li> par un chrviii:(|iieiir
inconnu.
Esprit du Prince de Talleyiand.
Ruines historiques, par .AI. .A.LEV. Dela>ebgm:.
Deuï lettres de (ÀigUostro.
Episode de la Révolution, par Al. George Deval.
-Vnecd ite de I7SS, par AL de Saint-Ei mont.
Portrait de Al d'Aigoiil
lîii <;orsaire. car Al. F'egéne Si i .
Poésie: Le; Jeuv Homes, par \l Kviiiiimimt.
Nouvelles à la Alain iio>emlire .
AI"" Devienne, jwr un chroniquoiir liiconnii.
Les (iiièjies déivmbre par .AI. .Vi.riioNsE Kai^k
Ce que c'e-l qu'une aciriiv.
AL'e Damore.iT i S:ii:;t PêTr-lMiuij.
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Juillet 1Sj:i1.
nOWIXE WHA]%fCS J»^« A]%f,
-K' 1.
ITTÉM
037 S'ABONNE
A Paris,
RUE COQ -HÉRON, N» 3,
Au bureau du Journal.
Et m province,
er. les Libiaiies , les Direcleurs
lies Postes cl des Messageries.
(AFFRANCnm.)
Ctttcrûtur*, j^istoiu, Sfxences, i3ta\xx-J<vi3^ iHemoirts, HTœurs, ï)o^aQss,
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Six mois 6 50 e.
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Oo tire à vue sur les personnes qai I
demandent, et il est ajoalc un fr- ai
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(AFFBA>CUIB.}
Le Magasin LiTiÉRAïKE se compose d'un choix d'articles fait
parmi les meilleurs Feuilletons, Romans et Nouvelles qui parais-
sent chaque mois, soit dans les Journaux, les Revues, ou les
Livres. Ou y trouve des Récits de voyajjcs, des Tableaux de
mœurs, des Etudes d'art et des Esquisses biographiques em-
pruntés aux meilleurs écrivains de France et de l'étranger.
En vertu d'un traité spécial passé avec la Société des Gens de
Lettres, le M,\(;a.sin LmÉRAiRE, outre ses articles entièrement
inédits , reproduit notamment les publications de MM. Victor
IlLGO, Charles Nodier, de Balzac, Alexaadre Dlmas, Frédéric
SouLiÉ, Charles de Bernard, Méry, Eugène Sue, Léon Gozlan,
Roger de Beauvoir, Elie Berthet, et généralement les ouvrages
de MM. les écrivains les plus distingués.
Il parait chaque mois (le quinze) un numéro composé de huit
feuilles, imprimé sur beau papier satiné , grand in-quarto à deux
colonnes, avec couverture imprimée. Le prix de chaciuc numéro,
qui contient 10,800 lignes (ou 760 mille lettres), c'est-à-dire la
matière de plus de cinq volumes in-octavo , est de UN FRANC
VINGÏ-CINQ CENTLMES.
Le prix de labonnement annuel est de DOUZE FRANCS. Les
douze numéros mensuels qui le composent contiennent de fait et
véritablement la matière de plus de soixante volumes in-octavo
ordinaires, dont le prix (au prix ordinaire de 7 fr. 50 cent. le
volume) serait de 650 francs!
Le Magasin Littéraire réunit donc trois conditions essentielles
qui doivent assurer sou succès :
1° Grande variété de rédaction et soin particulier dans le clioix
des articles , qui sont tous signés par les écrivains le plus en
renom (voir ci-après le sommaire de ce numéro) ;
2° Iinineusc quantité de matières ( plus de 60 volumes par an) ;
3° Réduction considérable et sans exemple dans le prix de
l'abonnement (DOUZE FRANCS PAR AN).
Pour se convaincre de la sincérité des promesses de ce pros-
pectus, de la réalité des avantages que présente le Magasin Lit-
téraire, de son iinportaiice matérielle et de sa valeur littéraire,
ilsullit de jeter les yeux sur ce numéro et de lire, dans le sommaire
qui suit, les noms des écrivains célèbres qui y ont concouru.
Le. Lion amoureux, par M. rs\ÉDKl\IC SOULIÉ.
PoéMO, — le 27 ai.ùt 1820, — pnr M. VlCTOll HUGO.
PioiTO Crassnu, par M. DE BALZAC.
Soiivoiiiisdo la révohitioii. — t'iche:jru, par M. OU. IXODIEU.
Un IJiiMi de inosAmi.s, piir M. BïÉH^.
Les JUToiilons. — Scènes populuircs, par M. UE!VRY MOWIER.
Poriiaiide M. TUllCtts.
Trois jours du rri^iie de LéoiiX. par LÉON GOZLAX.
Le Capilaini; Bleu, par i»I. FI\A^C1S AVLV.
Noiivullcs à la main (juin).
Eluilcs de voyases. — l!ii rêve, par M. PAUL WmîVER.
Dranu's et liistoircs inaiiiiiiics, par llî. LAGUA\ lEUE.
Portrait de M. MOLE.
Une Goutte d'enu, par M. EUGEXE GUIXOT.
Les Guêpes (juillet) , par M. ALPHONSE KARR.
Poésies. — Rimes liéroïi|ues. — Sonnets. — Egtnont. — Le Cid. — Lucius
Fackland.— Jeanne d'Arc. —M°" Roland. — Cbrislophe Colomb, par
M. AUGUSXr- BAUUIER.
Un Carême d'Artiste, par M. DES GIIUÉES.
Petite Comédie avant le Drame.
Le plus beau Drame de l'époque.
Origine de quelques objets de toilette.
»-iPOft'^'»»<
LE LlOiV A310LREUX.
L
Le nom de lion, appliqué à une partie de la jeunesse française , s'est
tellement vulgarisé, que je crois inutile d'entrer dans de longues expli-
cations pour le faire adopter à mes lecicurs comme signiliaiit autre
cliose que l'hôte terrible des forêts, ou l'esclave obéissant de M. Van
Ambiirg.
Mais quelle est cette autre chose ! On a bien en général une idée vague
et qui sullit à la conversation ; on sait que la race à laquelle le lion appar-
tient a toujours vécu en Fiance sous divere noms ; ainsi le lion s'est ap-
pelé auUelois ralliné , muguet, homme à bonnes fortunes, roué; plus
tard, muscadin, incroyable, mervcillcu\, et derniéiemeni enfin, dandy et
fashionable ; aujourd'hui, cesthon qu'on le nomme.
Pourquoi ?
Est-ce parce qu'il est le roi de cette paicclle de la société qu'on appelle
le monde ? Esi-ce parce qu'il prend les quaUe quaits de la proie que
d'autres l'ont aidé ii saisir ?
Je ne puis vous le dire : mais je vais tâcher de vous esquisser sa physio-
nomie, et puis vous devinerez, si vous pouvez.
Le lion est en géui rai un beau garçon qui a passé de l'étal d'enfant à
l'état d'homme , la prétention d'être un jeune homme étant abandonnée
depuis long-temps aux honnnes de quarante à cinquante ans; car, de
nos jours, l'état de jeune homme est presque aussi méprisé que celui de
vieillard.
Or, le lion n'ayant jamais été jeune homme, n'a presque jamais fait
aucinic des sottises jeunes qui partent du cœur, quoiqu'il aime le jeu,
les fenimcs et le \in, comme le disent les refrains du temps de l'empire,
une de ces choses que le lion méprise le plus. Mais cet amour n'est pas
de l'amour , car ce n'est i)as pour eux que ces messieurs ont ces trois
passions , auxquelles ils joignent , quand ils le peuvent, celle des che-
vaux.
La véritable passion est, de sa natm-e personnelle, cachée, discrète; la
leur, au contraire, est toute d'apparat et de hi\e. Ils possèdent leur mai-
tresse au même titre que leur voiture, pour en éclabousser les pass-ius , et
ils dînent auv fenêtres du café de Paris parce que c'est l'endroit le plus
apparent de la capitale ; en eQ'et, ils n'ont pas la prétention de boire,
mais de vider un grand nomlire de bouteilles, ce qui e,-t bien diiTêrent.
Les lions sont donc en général fort iguorans (le l'ainour, de ses foUes .
les plus passionnées, de ses bonheurs les pins délicats, de so* cspécuicos^
insensées , de .ses craintes frivoles, ot surtout de toutes ses charmantesi
niaiseries. En revanche, ils ont le droit acquis (acquis est bien dit) de!
tutoyer la majorité des chti-ui-s dansans ou chantans de l'Opt-ra. [^
Du reste, ils ont cela de comiiuin avec la jeune noblesse d'il y a'
soixante ans , (|u'ils ont un pied dans la meilleure compagnie de Paris cl
un pied dans la plus mauvaise : mais ils en dilïérent en ce que les grande»
dames d'aujourd'hui no les disputent plus, connue autrefois, aux filles en-
LE MAGASIN LITTERAIRE.
treteuues, et les ^ibandoniieiit aux iiilrigues des coulisses. Aussi, lorequ'il
s'est rencontré par hasard, dans le lliéâtre niènic, quelque femme qui a eu
besoin doue aimée pour se perdre, s'est-elle donnée à un pauvre gai'çon
auidurcui qu'ils avaient (lilii d'avance de l'épithMe de bourgeois.
Ceci dit, nous pouvons commeiirer noli'e bistoiie.
C'était il y a quelques jours, à l'heure de midi ; un lion de la plus belle
encolure desrendit de «a voiture et entra au calé de Paris. Son entrée
' excita un très vif étonnement pour deux raisons majeures; la première,
1 c'est qu'il était habillé ; la seconde , c'est qu'il deniaiida son déjeuner
comme un homme qui est pressé et qui a quelque chose à faire.
' Un de ses amis le regarda aiteiuiveraent de l'œil sur lequel il ne mit pas
I son lorgnon, et lui dit :
— Où diable allez vous comme ça, Sterny?
— Je vais à un mariage.
— Qui donc se marie ? dit l'interlocuteur.
Et tout aussitôt une demidouzaine de tèles se levèrent ; on échangea
des regards, on chercha au plafond, et chacun répéta en soi-même la
question :
— Qui donc se marie ?
— Sterny vit celte pantomime, et se hâta d'y répondre d'un ton indiffé-
rent en disant :
— Personne, messieurs, personne. C'est une affaire particulière.
— Et à quelle heure en sercz-vous débarrassé?
— Je n'en sais rien; luais je m'esquiverai immédiatement après l'église ,
quand je ne serai plus nécessaire.
— Vous êtes donc nécessaire ?
— Je suis témoin du futur.
— Témoin du futur ? répétat-on de tous côtés.
— Oui, reprit Sterny, qui voyait l'étonnement se peindre sur tous les
visages; oui, témoin du tilleul de mon père. Il m'a écrit ii ce sujet une
lettre qui ne me permettait pas de reluser a ce brave garçon un plaisir
qu'il considère comme un grand honneur. Voilà t. ut ce dont il s'agit ; et
maintenant, ajouta Sterny en se levant, achevez de déjeuner en psix. A ce
soir.
Comme il sortait, l'un de ses amis lui cria :
— Où se fait-il ton niariase?
— Ma foi, je n'en sais rien. Le rendez-vous est chez la future... rue
Saint-Martin, à midi; il est midi un quart... Adieu!
11 partit, et quoique cet évî'nement fût d'une très mince importance , il
n'en fut pas moins le texte d'une assez longue conversation.
— Le vieux marquis de Sterny, dit un tils de potier enrichi qui profes-
sait un grand respect pom- les traditions héréditaires, le vieux marquis de
Sterny a gardé un peu des habitudes de patronage de l'ancienne noblesse ;
donc ce qui arrive à Sterny serait une chose d'assez bon goût à faire ;niais
malgré son grand nom il n'y entend rien , et au lieu d'être bon et affec-
tueux pour ces pauvres gens, il va leur porter un air ennuyé ou moqueur,
et pourtant...
— Pourtant, dit un ex-beau de quarante ans, à qui Ton contestait le
titre de bon, élégant fort gros et très laid, espèce de pédicure opulent,
qui appelait toutes tes femmes /« petite... pourtant cela pourrait être
amusant ; il y a de très jolies femmes parmi tout ça.
— Jolies, oui, s'écria lui vrai lion, existence inconnue, dont la spécia-
lité avait un certain côté artistique qui consistait à protéger la fantaisie et
l'art ; jolies, oui ; mais ce sont des bourgeoises.
— Ah ! messieurs , reprit le Dis du potier, l'ancienne noblesse faisait
cas des bourgeoises.
— Pardieu ! reprit le lion artiste, les bourgeoises d'autrefois, ça se con-
çoit. Des jeunes lilles qid ne savaient rien de rien ; des femmes qui n'en
savaient guère plus, enfermées dans la pratique des pieux devoirs de la
famille ; pour qui les plaisirs du monde, les arts, la littérature étaient d'un
domaine où elles ne pouvaient aspirer; qui regardaient un homme de cour
comme le serpent tentateur de la Genèse. Pénétrer dans celte vie, y jeter
l'amour, le désordre, jouer avec cette ignorance de toutes choses, l'éton-
ner comme on fait à un enfant avec des contes de fées, cela pouvait être
fort amusant, et je comprends parfaitement la passion du maréchal de Ri-
chelieu pour Mme Michelin. Mais les bourgeoises d'aujourd'hui, douées
pour la plupart d'une moitié (l'éducation fausse, dont elles se servent
avec une impertuiba!)le impoitinciue pour ne s'étoinicr de rien; des vir-
tuoses qui jouent les sonates de Steibelt et qui décident entre Piossini et
Meyerbeer en faveur du l'oslitlon de LontiJKmvuu ; des bas bieiLs qui {
lisent Mme Sand comme élude, et qui dévorent M. Paul de Kock avec [
bonheur; des artistes qui se font peindre par M. Dubulfe et qui enlumi-
nent des lithographies; des fenuues enlin qui ont des opinions sur l'assieitc
(le l'impôt et sur limmortalité de l'amc! c'est ignoble, et je comprends
tout l'ennui de Sterny. ICIles vont le regarder comme une bcte curieiiso ,
et Dieu sait si elles ne le mesureront pas à l'aune de quelque beau cou-
tnud de boutique qui aura fait douze couplets pour le mariage, qui décou-
pera à table, qui cluiatera au dessert, qui dattsera toute la nuit, et qui
sera proclamé riioiunie le plus aimable rie la société !
t^ii-dessus le lion ailiiinason cigare, alla s'asseoir sur une clinise, en mit
un c sous chacune de ses jambes et regarda passer le boulevarl. Tous les
autres lions s'empressèrent de se liMer à des occupations de cette impor-
tance, et il ne fut plus question de Léonce Sterny.
■ Cependant celui-ci était arrivé à la rue St-Martin. Ce jour-là notre lion
n'avait aucun rendez-vous ; il n'y avait ni courses, ni bois, et il ne volait
à aucun plaisir les deuv heures qu'il allait consacrer à l'rosper Gobillou,
le lilleul de son père. Il se serait ennuyé ailleurs, il venait s'ennuyer là ;
il ne mettait donc aucune importance il ce qu'il faisait, et entra chez ^L
Laloiiie, plumassicr, sans avoir pris d'avaure d'être d'une façon ou de
l'autre: c'est une commission qu'il faisait. 11 arriva ;i point: on n'atten-
dait plus que lui. Il s'en apei çul sans qu'on le lui montrât le moins du
monde, et se crut dispensé de s'excuser. On lui présenta la mariée qui
n'osa pas le regarder, puis les païens, et il vit que les jeunes gens se
poussaient le coude poiu- se le montrer lorsqu'il saluait oti parlait. 11 cher-
cha (les yeux quelqu'un à qui s'accrocher, et ne vit aucun homme dans la
conversation duquel il pût se mettre .i l'abri de cette curiosité. Sterny
se retira dans un coin, tandis que la famille se donnait mille soins pour
organiser le départ , lorsque entra tout à coup une grande jeune lille qui
s'écria :
— Quand je vous disais que j'aurais changé de robe avant que votre
marquis ne soit arrivé !
— Lise ! dit sévèrement M. Laloine, tandis que tout le monde demeu-
rait dans la stupéfaction de cette incartade.
Le regard de M. Laloine dirigé vers Léonce montra à sa fdle quelle
grosse inconvenance elle venait de commettre, et celle-ci rougit comme le
beau lion n'avait jamais vu rougir.
— Pardon, papa, je ne savais pas... dit-elle en baissant la tète , tandis
•que M. Laloine s'approchant de Sterny, lui dit avec un air paternel.
— C'est une enfant qui n'a pas seize ans et qui ne sait pas encore se
tenir.
Sterny regarda celte enfant qui était belle comme un ange.
— C'est votre lille aussi ? dit Léonce.
— Oui, monsieur le marquis, une enfant gâtée, qu'une afi'reuse maladie
du cœur a failli nous enlever, et qu'il faut ménager encore. C'est pour
cela que je ne l'ai pas grondi'e.
— Eh bien ! veuillez me présenter à elle et m'excuser de mon inexac-
titude.
— Ça n'en vaut pas la peine, répartit M. Laloine, ne faites pas atten-
tion à cette morveuse.
Mais Sterny n'était point de cet avis; jamais il n'avait rien vu de plus
charmant que cette ûlle si belle. Pendant que sa mère la grondait douce-
ment, et semblait lui recommander d'être bien raisonnable, elle avait jeté
un regard furiif sur le lion, regard inquisiteur et peu bienveillant, et elle
avait conclu le sermon de sa mère par un petit geste d'impatience voulant
dire très claii ement :
<i J'étais sùrt- que ce serait un trouble-fèle ! »
Cependant on partit pour la mairie et l'on mil Léonce dans la voilure de
la mariée avec Mme Laloine et un des témoins de cette famille. Heureuse-
ment que le trajet n'était pas long; car ces quatre personnes étaient fort
embarrassées, et le collègue de Léonce ne trouva rien de mieux que de
lui dire :
— Que pensez-vous, monsieur, de la question des sucres?
Sterny n'en avait aucune idée ; mais il répondit froidement :
— Monsieur, je suis pour les colonies.
— Je comprends, dit amèrement le témoin, le progrès de l'industrie
nationale vous fait peur. Mais enlin le gouvernement veut tout ruiner en
France, c'est un parti pris.
Et là-dessus le monsieur entama la question qui dura Jusqu'à la mairie,
sans qu'il fût besoin que personne prît la parole.
Léonce ne pensait déjà plus à la belle Lise, et commençait h trouver la
tâche làtigaiiie. On arriva, et comme Léonce venait de descendre de voi-
lure, il aperçut Lise qui, le visage rayonnant, venait de sauter de la sien-
ne. Il se passa en ce moment nue espèce de petit embarras qui fut peut-
être la cause première de toute cette histoire. Lise donnait le bras à un
grand jeune homme décoré du nom de garçon d'honneur et qui louchait à
Sterny. Lise, ii|)pel(e par une autre jeune lille venant derrière elle, se retour-
na pour rétablir une Heur dérangée dans sa coiffure , tandis que le garçon j
d'honneur restait immobie, tenant son bras ouvert en cerceau pour re-j
cevoir le beau bras de la jeune Lise. Mais au moment où elle ai hevait son
oilice, une voix appela le jeune homme en tête du collège. Il s'éloigna,
tandis que Lise passa son bras dans celui qu'elle rencontra à sa portée,
et qui se trouva être celui du beau lion : alors elle se retourna vivemen',
en disant :
— Allons, (lépêi'lions-iious !
A l'aspect (lu visage de Sterny, elle poussa un petit cri et voulut sj re-
tirer ; mais Léonce serra le bras, retint la main el dit en soiiiiaut :
— l'ui'-que le hasard me le donue, je veux en profiler.
— Pardon, monsieur, répon lit Lise ; mais Je suis demoiselle d'honneur ;
je ne veu\ pas, M. Tiilot se fâcherait.
— Qui ça, M. Tirlol?
— V.h bien !lc garçon d'honneur, c'est un droit...
— C'est un droit que Je lui disputerai en champ-clos, dit le jeune lion,
qui s'imnsiiiaitdire la chose du monde la plus iiisij;,ii[ianlc.
Lise le regarda de tous ses \ eu'i, et npondit d'une voix émue :
— Si c'est comme ça, monsieur, venez , je lui dirai que c'est moi qui
l'ai voulu.
Cette phrase et l'émotion avec laquelle elle fut prononcée prouvèrent à
Léonce que Lise avait pris le champ-clos au sérieux, et qu'elle était per-
LE MAGASIN LITTERAIRE.
suadc'c que le ...«niuis eflt tné le garçon d'honneur s'il sYtait permis de
faire une ol)scrvatioii. Cependant tout le monde était entré dans la salle
municipale; Léonce et Lise entrèrent les derniers, et la jeune fille se hâta
de dire :
— C'est SI. Tirlot qui m'a laissée là sur le rottoir, et sans M. le mar-
quis, à qui j'ai été forcée de demander son bras, je n'aurais pas eu de ca-
valier.
Le mot cavalier désencLanfa mi peu Léonce ; mais le maire n'était pas
arrivé, et, faute de mieux, il s'assit à côté de Mlle Lise. 11 ne sut d'abord
que lui dire, et évidomnieiU il la gênait beaucoup par sa présence.
Léonce voulut faire le bonhomme, et dit en souriant doucement :
— Voilà un jour qui fait battre le cœur aux jeunes filles...
Lise ne répondit pas.
— C'est un grand jour...
Même silence.
— lit qui arri\cra sans doute bientôt pour vous?
— Ah ! que ce maire est ennuyeux ! dit Lise , il se fait toujours at-
teindre.
Léonce comprit qu'il réussissait peu : mais assis qu'il était près de cette
belle enfant, il admirait avec tant de plaisir la pureté merveilleuse de son
profil, la grâce de son cou flexible si doucement courbé; et puis il sentait
pour la première fois arriver jusqu'à lui cette fraîcheur de vie bien plus
suave que l'atmosphère parfumée d'une belle dame. Il ne se découragea
pas, et saisissant au vol les mots de Lise, il reprit de sa voix la plus cares-
sante :
— Vous parlez bien légèrement d'un si grave magistrat?
— Qui ra? dit Lise, monsieur le maire, est-ce que c'est un magistrat?
On a beau faire des institutions très admirables, quand le temps ne
les a pas sanctionnées, elles n'entrent pas dans les sentimens de la masse.
Que le maire soit le consécrateur légal et unique du mariage , la loi le
vont ainsi; mais l'acte auquel il préside, quelque grave, quelque indisso-
luble qu'il soit, n'est aux yeux du peuple qu'un contrat qui sent le papier
timbré; la vraie cérémonie du mariage, celle où il y a préoccupation,
respect, prière , ne s'accomplit qu'à l'église. Slerny était un peu de cet
avis; il comprit parfaitement l'exclamation de Lise, et lui répondit pour la
faire parler :
— Certainement c'est un magistrat, car c'est lui qui véritablement va
marier votre sœur ; le mariage à l'église n'est qu'une formalité.
A ce mot. Lise lova un regard elfrayé sur Léonce et se recula douce-
ment de lui, puis elle baissa les yeux et répondit :
— Je sais, monsieur, qu'il y a des hommes qui pensent ainsi; mais je
ne serai jamais la fcnuue d'iui homme qui ne s'engagera pas à moi devant
Dieu.
u Ah ! se dit Léonce, la petite est dévote. Mais eile est si belle!... en-
core un essai. »
— Et ce serment, dit-il, ne vous engage pas à grand'chose, car celui qui
vous obtiendra jamais, fera tout ce que vous vomh'ez.
— Je l'espère bien, dit Lise d'un ton nuitin.
— Ah ! reprit Léonce , vous êtes despote.
— Oh oui ! litc'le, en reprenant toute sa jeune insouciance.
— Mais savez-vous que c'est mal? lui dit Léonce.
— Qu'est-ce que cela vous fait ? répliqua-t-elle en lui riant au nez, ce
n'est pas vous qui aurez à en souffrir.
— Cela ne m'empêche pas de plaindre celui que vous tyranniserez un
jour, répartit Léonce en riant aussi.
— Mais je crois qu'il ne s'en plaindra pas, ça me suffit.
— Vous l'a-t-il déjà dit?
— Non, mais j'en suis sffre.
— 11 vous aime donc bien ?
— Qui ça ? dit Lise d'un ton étonné.
— Mais ce futur époux , ce futur esclave, qui sera si heureux de sa
chaîne.
— Est-ce que je le connais ?
— Mais vous disiez que vous étiez sûre...
— Ah ! dit Lise, je suis sùie <|ue je l'aimerai bien , monsieur, je suis
sûre qu'il sera un honnête homme, et comme je serai une lionnête femme,
j'espère qu'il sera lirureux.
Ceci fut dit d'un ton si sincère et si vrai , que Léonce crut à la foi de
cette jeune fille, el lui dit avec conviction :
<— Vous avez raison, il le sera.
-Ah! fit Lise en se levant, voilà votre magistrat.
Le maire enti'a, et.la cérémonie commença.
H.
Le maire bit aux futurs coujoiuis 1rs ariiclcs du code (|ui pourviiienl à
leur bonne inielllgiMue; ils jurèrent de s'v soumcllre, déclarèrent s'ac-
cepter l'un l'autre, et on pa.ssa dans le bureau iiaili.ulier où ^e donnent
les signatures.
Signer un rcgi^lie semble me action bien aisée, el cr|ioiulaiit il arriva
que ce lut un peiil ciinc'mi'nl où l-éunie se fil leiuaniue. par Li.so , et
toujours d une façcin peu avanlageuse. Quand les deux époux et eurs'as-
cendans eurent signé, ce fut le tour des témoins; Léonce fit comme les
autres , et sa surprise fut grande , en passant la plume à celui qui lui suc-
cédait , de voir Lise qtu secouait la tête avec une petite moue de tB^on-
lentement.
Est-ce parce qu'il avait signé le marquis de Sterny ? mais l'omisMOB de
son titre lui eût paru peu obligeante pour Prosper Goltillou, qui se tar-
guait d'avoir un marquis pour témom. Est-ce qu'il avait signé avant son
tour, ou pris plus de place qu'il ne fallait?
Sterny restait fort intrigué, lui qui se croyait tout le savoir-vivre d'un
homme du monde, d'exciter le mécontentement d'une petite fille de bou-
tique, et il voulait savoir en quoi il avait failfi à ses yeax. Cela lui semblait
amusant. Pour cela il demeura debout près du bureau , en regardant tan-
tôt Lise, tantôt ceux qiù signaient après lui, et qiii lui semblaient faire
absolument comme il avait fait, sans que la jeune fille le trouvât mauvais;
mais lorsque ce fut le tour de lise de signer, elle lui fit comprendre
combien il avait été inconvenant. Iji effet, lorsque le commis lui pré-
senta la plume , elle s'arrêta , en disant d'mie voLx tant soit peu mo-
queuse :
— Pardon , que j'ôte mon gant.
Et le gant ôté , elle signa avec la main la plus fine et la plus blanche...
Léonce comprit ; il avait signé la main gantée. Signer un acte de ma-
riage avec un gant ! Est-ce qu'on prête serment devant la justice avec un
gant ! Léonce y pensa et se dit :
<i Ces gens-là ont de certaines délicatesses de bon goût. Que fait un gant
de plus ou de moins à la sainteté d'un serment ou à la signature d'un
acte ? Fiien sans doute. Et cependant il semble qu'il y ait plus de sincérité
dans cette main nue qui se lève devant Dieu, ou qui appose le seing d'un
homme en témoignage de la vérité. C'est un de ces imperceptibles senti-
mens dont on ne peut se rendre un compte exact , et qui existent cepen-
dant. 1)
Léonce y réfléchissait encore, lorsqu'on se mit en ordre pour sortir.
M. Tirlot , garçon d'honneur, et par conséquent granti maître des céré-
monies , était descendu pour faire avancer les voilures ; Léonce crut donc
pouvoir offrir de nouveau son bras à Lise. Elle le prit d'un air peu char-
mé, mais sans faire altention qu'elle avait oublii- de remettre son gant; et
voilà Léonce qui niaiche à côlé d'elle, la tête baissée , les yeux attachés
sur cette main charmante doucement appuyée sur son bras. '
Au premier aspect , Lise lui avait semblé une belle jeune (ille ; mais tout
en lui accordant de prime-abord une beauté éblouissante de jeunesse et
de fraîcheur, il n'avait pas pensé qu'elle possédiit tous ces détails do grâce
privilégiée par lesquels les femmes du monde se vengent d'être pâles ,
maigres et fanées ; il considérait cette main si sov ouse et si effilée, comme
une rareté précieuse , égarée parmi dos A uvergnats, et peu à peu ses > eux
s'arrêtèrent sur un anneau passé à l'index , cl portant une petite plaque
en c:-. Sur cette plaque était gravée en caractères imi)erceptililes une de-
vise que Léonce s'obslinait à vouloir déchiffrer. Il y mettait une telle at-
tention, qu'il no s'aperçut pas qu'ils étaient arrivés, et que l'on montait
en voiture. Il sembla que Lise ne fût pas absorbée dans une si profonde
con emplation ; car ces jolis petits doigts que Léonce admirait si assidû-
ment , s'ajilèront d'impatience , el Cnirenl par battre sur le bras de Léonce
un trille infiniment prolongé.
A ce moment Léonce regarda Lise ; au mouvement qu'il Ct pour rele-
ver sa tête , elle le regarda, mais d'un air si moqueur, que Slerny ne vou-
lut pas étie en reste et lui dit :
— H parait que mademoiselle est grande musicienne?
— Et pourquoi ça? lit Lise avec une petite mine de dédain.
— C'est que vous venez de jouer sur mon bras un air ravissant.
Lise rougit; mais cotte foisavec un embarras pénible ; elle relira bms-
quement son bras nu du bras de Léonce, et , ne sachant plus ce qu'elle
faisait, ni ce qu'elle disait, elle balbutia et dit à demi-voLx :
— Oh! pardon, monsieur, j'ai oubUé de mcilre mon gaïu.
— Connue moi , j'ai oublié de l'ôtcr, répartit Sterny. Vous voyez que
tout le monde peut se tromper.
Lise ne trouva tien à répondre ; le marche-pied d'une voiture était
baissé devant elle , elle y monta rapidement , si rapi;lemenl . que Léonce
put voir le pied le plus étroit, le plus cambré, sattarhant gracieusement à
la cheville la plus mignonne. Steriiv eut envie de se placer près d'elle ;
mais il eut le bon esprit de ne pas le faire. Sai'.s .s'en apercevoir. Lise
était montée dans la voiture de Léonce; il se relira en di^^aut vi>emeni au
valet de pied :
— Fermez et «uivez les autres voitures ; et il s'élança tout aujsilét dans
un remise où se trouvait Mme Laloinc.
— Eh bien! s'écria la mère, et Lise, qu'en avTMOtis fait?
— Je l'ai nn'sc on voiture.
— Avec qui? demanda la prudente mère.
— Avec (pii? demanda la prudente mère.
— 11. las ! toute seule, madame.
— Conunenl , tonte si'ule...
— Oui, madame, elle a monté sans s'en apercevoir, je crois, dans me
voiture.
— Ah! fit Aime Laloiue; je ne sais pas ce qu'elle a; efic est tout ahu-
rie depuis ce malin.
— (.'oM mon coupé, ajouta modesiement Léonce; il n'y a que deux
places el je n'ai pas ose...
Miue Laloine remercia Léonce de sa retenue par un salul sileucieux et
solennel, et ajouta :
— Elle va bien s'cnunycr toute seule.
LE MAGASIN LITTÉRAIi^ij;.
Léonce eut une Idée secrète qu'elle ne s'eunuierait pas.
En ciïet, Lise fut li'abnrd itonuée île se trouver seule ; mais elle en pro-
fita pour se reiuettre de rembarras où l'avaleiitjctée les paroles de Léonce;
et, répondant aux réflexions qu'elle faisiiii comme aux observations qu'on
lui adressait , elle secoua sa jolie tète en disant :
— lih bab ! qu'csl-ce que ça me fait?
Cela dit, elle se mit à examiner ce splendide carrosse tout doublé de
tiatin, tout orné de glands de soie et dont le balancement était si sourd et
si doux. Llle s'assit d'un côté et de l'autre pour sentir la molle flexibilité
des coussins, leva à moitié une glace pour en admirer l'épaisseur, et se
mit à soui ire d'aise de se trouver là.
Alors elle se rappela qu'ainsi devaient être faites les belles voitures de
les grandes dames qu'elle voyait courir dans les Champs-Elysées ; et sans
penser qu'elle pouvait en occuper une aussi bien qiio la plus noble d'en-
tre elles, elle se laissa aller à imiter le nonchalant abandon avec lequel
elles s'accotent dans un coin de leiu' équipage.
La folle enfant s'y ploya connue elles, à demi-couchée, pressant de sa
fraîche joue et de ses blanches épaules cette soie dont la souplesse la
caressait si doucement, se prêtant a\ec un mol allaissement aux mouve-
mens de la voiture, clignant des yeux pour regarder d'en haut ces pau-
vres gens à pied qui tournaient la télc pour la voir. Puis, comaie aper-
cevant au loin quelqu'un de sa connaissance, se mordant doucement la
lèvre inlérieure à travers un lin sourire, et balançant imperceptildenient
la tele pour adresser un salut intime au beau cavalier qui passe ; et, dans
cette petite lantasmagorie improvisée, il se trouva que le beau cavalier
fut I éonce Sterny.
En eû'et, quel auire que le beau lion Lise pouvait-elle faire passer sur
un beau cheval anglais, courant avec grâce à côté d'elle? Ce n'était cer-
tainement pas M. Tirlot , qu'elle avait vu tomber d'âne dans une partie
de Montmorency. Ce fut donc à Sterny qu'elle adressa son plus doux
sourire , son plus doiLX regard , comme il passait devant elle.
Mais comprenez quelle dut être sa stupélaction quand elle aperçut vé-
ritablement le visage de Léonce , mais immobile , mais à pied , et lui of-
frant la main pour dcsiendre de voiture. Elle tressaillit d'aboid de se voir
ainsi surprise dans ce nonchalant abandon, comme un enfant qui a pris
une place qui ne lui appartenait pas; et puis, quand Léonce lui dit en l'ai-
dant à descendre :
— Qui donc saluiez-vous ainsi d'un si doux regard et d'un si doux sou-
rire ?
Elle eût voulu se cacher bien loin , honteuse et toute troublée. Aussi
ce fut tristement et lentement qu'elle entra dans l'église , et Léonce put
remarquer qu'elle prit peu de part à la cérémonie qui eut lieu. Lise ne
regarda pas du coin de l'œil la ligiu'c de la mariée , ni la tenue embarras-
sée de l'époiLX ; elle ne suivit pas ciuieuscment l'anneau pour savoir s'U
passerait la seconde phalange qui prédit la soumission ; Lise pria , et pria
sincèrement pom' elle. (Jn eût dit qu'il y avait un remords dans ce jeune
cœur, et qu'elle demandait à Dieu un vrai pardon de sa faute.
Dieu le lui accorda; car à la fin elle se releva calme, heureuse, forte;
et au moment où on passa dans la sacristie, elle se tourna vers Sterny,
qui l'observait avec une attention marquée , et sans paraître s'en aperce-
voir, elle marcha à lui , prit son bras, et lui dit d'un tout autre ton que
celui dont elle avait parlé jusque-là :
— 'J'out ceci vous ennuie sans doute beaucoup, monsieur?
— M'ennuycr ! et pom-quoi ?
— C'est parce que cela vous dérange de vos habitudes et de vos plai-
sirs ; mais vous allez bientôt être délivré.
m.
Jusque-là Sterny, malgré les sollicitations de Prosper Gobillou et de
M. Laloine , avait gardé (?i petlo la résolution de ne pas rester une mi-
nute après la sigualure à l'éghse. Toute la grâce, toute la beauté de Lise
même, en l'occupant beaucoup, ne l'avaient pas décidé à braver l'ennui
d'une noce bouigeoise ; car il avait parfaitement compris que cela ne le
mènerait à rien, qu'à avoir admiré quelques heures de plus cette belle
enfant.
Mais il lui sembla que la phrase de Lise était une espèce de congé qu'on
lui donnait; il pensa doiic, et justement, que ce n'était pas lui qui sirait
délivré d'un ennui, et il ne voulut pas accepter celte manière d'être évin-
cé; aussi répondit-il à Lise :
— Je n'éprou\e aucun ennui, mademoiselle, à faire une chose conve-
nable et qui parait avoir été désirée par Prosper et lui être agréable ; si
elle ne l'est pas pour tout le monde, ce n'est pas moi qui me suis trompé,
c'est voffc beau-frère , et c'est lui que vous devez gronder de ma pré-
sence.
Celte fois encore. Lise fut vivement contrariée de s'être attiré celte
admonestation, faiie avec une |;oiiU'?se srrieuse et à laquelle elle ne put
rien répondre, or Léonce la salua atssitôl rt se relira dans un coin de
la sacristie. Lise se cacha parmi ses jei.nes compagnes, n'ecouianl point
leurs ca(|uetag(S à mi-voix; elle était lotit a!)sorbée dans ses pensées,
quand une autre jeune lille lui poussa vivement le coude en lui disant :
— Regarde donc !
Elle regarda, et vit Léonce qui signait.
— 11 a ôté son gant, ajouta la jeune lillc avec lui petit accent de triom-
phe, comme pour féliciter Lise du succès de la leçon qu'elle avait donnée
au beau marquis.
Léonce, qui avait entendu l'exclamation . leva les yeux sur Lise et ren-
contra son regai'd qui avait quelque chose d'inquiet.
Lise sentit comme par un inibcible instiuct qu'il se passait entre elle et
ce jeune homme quelque chose qui n'eût pas dû être ainsi, et lorsque ce
fut son tour de signer, ses yeux étaient pleins de larmes , sa main tiem-
blait , et quand sa mère , qui était près d'elle , lui demanda ce qu'elle
avait :
— Rien, rien, dit elle; une idée.
Et prolitaiit de l'alarme qu'elle avait causée à sa mère, elle s'attacha à
son bras.
— Prends-moi dans ta voilure, maman ! lui dit elle avec l'accent d'un
enfant qui a peur et qui demande protection.
— Viens ! viens! ma pauvre Lise, lui dit sa mère en l'embrassant et en
l'entraînant dans un petit coin, tandis que les hummes graves de l'assem-
blée souriaient entre eux d'un air capable, que les jeunes gens regardaient
sans rien comprctulre, et que Léonce se disait dans son coin :
« Certes, je reviendrai pour le dîner et le bal.»
Tout le monde descendit, et Lise regarda Sterny remonter dans sa voi-
ture. Le cocher, huinilié d'avoir élé si long-temps en mauvaise compagnie
de remises, se mil à faiie piall'er les chevaux de façon à faire craindre qu'il
n'allât tout briser, puis disparut avec rapidité. Lise poussa un gros sou-
pir, et reinonlanl en voilm'e, elle se trouva à son aise pour la première fois
depuis la matinée, et se mita parler de la belle tolette qu'elle allait faire
pour la soirée. jMais au milieu de cette importante discussion, elle por
tout à coup la main à son cou.
— Ah ! mon Dieu ! j'ai perdu mon médaillon ; mon Dieu ! mon Dieu ! j:
l'avais, j'en suis sûre.
— H e t peut-être tombé à la mairie, peut-éti-e tombé dans l'église, peu
être dans une voilure.
— Ah! dit Lise, pourvu que ce ne soit pas dans celle de M. de Sterny,
— Et pourquoi ? lui dit sa mère ; il le U-ouvera et nous le rapportera.
— 11 revient donc?
— 11 nous l'a promis.
Lise ne répondit pas ; mm's elle redevint triste, ne parla plus et pensa
que sa toilette, dont elle avait d'abord été si ravie, n'était peut-être pas si
charmante qu'elle l'avait pensé. Mais Lise n'était pas d'un âge et d'un ca-
ractère à ce qu'une pareille préoccupation durât bien longtemps, et à
peine était-elle dans la maison qu'elle avait jeté de côté toutes ces craintes
vagues, et qu'elle s'était écriée :
— Ah ! mais non ! je veux être gaie aujourd'hui.
Et sans qu'il fût besoin de plus longs raisonnemens, elle se délivra de
la pensée du beau marquis, et se promit bien de s'amuser à son nez, et
comme s'il était un jeune homme tout comme un aulre.
Quant à Léonce, dès qu'il fut seul, il hésita de nouveau à reparaître à
la noce.
Quelque bonne opinion qu'il eût de lin-inème , il cooiprenait bien qu'il
n'y avait rien à faire en ce jour pour lui près de cette petite lille, et ce
jour ne pouvait pas avoir de lendemain. Qu'iraitil faire dans celte famille
de pliunassiers? et si on n'osait le mettre à la porte, de quel air l'y lece-
vrait-on ?
Décidément, tout cela n'avait pas le sens commun; et re qu'il avait de
mieux à faiie, c'était d'écrire, en rentrant chez lai, un billet d'excuse, et
de dîner à six heures au calé de Paiis, au lieu d'aller au Cadian-Bleu , où
se faisait la noce.
Mais ce juste raisonnement n'arriva à l'esprit de Sterny qu'à travers
l'image de Lise, et cette image était si charmante !
Il serait dlIFicile de dire tous les rêves qui passèrent par la tète du lion
à mesure qu'il se rappelait cette précieuse beauté; se faire aimer de celle
belle lille, l'enlever à sa famille, se battre contre quelque frère inconnu,
subir même un procès scanda'eux contre sa famille, faire parler de lui dans
les journaux, être condamné pour séduction par les tribunaux et être ab-
sous par le monde, à qui une si merveilleuse beauté rendrait un pareil
crime excusable, trouver dans cette passion une renommée à désoler tous
ses a^nis, tout cela le tentait grandement; mais presfjue aussitôt il mesurait
les obstacles, comptait les dillicultés insiinnontable-i, et rejetait bien loin
pareille idée, non comme coupable, mais comme impossible.
Enfin, il en était venu à s'arrêter au parti pris de ne pas y retourner,
quand il aperçut, sur le coussin de sa voiture, une petite plaijue d'or su ,-
pennée à un mince cordonnet de cheveux. Cette plaque était en tout pa-
reille à celle que Lise avait à sa bague; elle portait comme elle une de-
vise, et cette devise était :
Ce qu'on veut on le peut.
A ce moineiit. le lion se posa en face de lui même, et se trouva tout à
fait méprisab'e et sans portée.
Quoi ! une petite fille de la rue Saint-Martin osait se donner pour devise :
Ce qu'on veut on le peut, et lui, lion, ne se sentait la force ni de vouloir
ni de pouvoir.
— Pardieu ! se dit-il, je voudrai et je pourrai.
Et pour s'encourager dans cette noble résolution, il se rappela toutes
les femmes qu'il avait prises d'assaut ou enlevées à ses amis.
Cepcnti' ^ toute récapitulation faite, il trouva qu'aucun des
LE iMAGASIN LITTÉRAIRE.
avec lesquels il avait réussi jiistjue-là ne pouvait 6tre de mise dans sa nou-
velle enlicpiise, et qu'il lui fiillait trouver tout aulre chose.
Sur ces entreraiies, il arriva chez lui, où il trouva installés quatre ou
cinq (le ses aaiis, discutant très chaudement sur rinroiisiituiioiuialité de
l'admission des chevaux du gouvernement dans les courses duChamp-de-
Mais.
L'arrivée de St^rny mit fin à la discussion.
A son aspect, le beau gros Lingart, e pédicure dont nous' avons parlé, s'é-
cria en se rengorgeant dans sa cravate :
— Eh bien?..
— Eh bien ! j'ai perdu, répartit Aymar de Rahut^ le lion artiste.
— Coniui' lit (liable! ajouta Marinet, le fils du potier, comment diable !
aussi vas-tu [laiier quilquc chose contre ce gros agioteur ? tu sais bien
qu'il a l'instinct dos bonnes affiiires, et qu'il sudit qu'il touche à la plus
mauvaise pour qu'elle tourne à bien dès qu'il y a quelque chose à gagner
pour lui.
— Mais oui, je suis assez heureux, dit Lingart d'un air qui voulait dire
je suis a'iscz habile, et en ramassant du bout de sa langue les quelques
poils de barbe qui avoisinaieiit le coin de sa bouche.
— De quoi s'agit-il donc? dit Sterny.
— Il s'agit, dit Lingart, que nous dînons au Rocher-de-Cancale, et que
c'est Aymar de Rabot qui nous traite.
— Il y a donc ou pari ? dit Léonce, qui pointa les oreilles comme un
cheval de bataille qui entend la trompette.
— Oui, dit Aymar de Rabut, je ne sais pas comment cela s'est fait, j'ai
soutenu pendant une heure que tu t'ennuierais à crever à ton mariage,
qu'hommes et leinmes t'assommeraient, et au bout du compte il s'est trou-
vé que c'est moi qui ai parié que tu le laisserais empêtrer par les familles
des luturs, et que lu resterais au dîner et au bal, et c'est Lingart qui a
parié que tu reviendrais.
— Mais qu.iiul je le dis, s'écria Marinet, que si tu allais lui réclamer
cent louis, et qu'il ne vouliil pa^ les payer, il te prouverait, clair comme
deux et deux Tout quatre, que tu lui dois dix mille francs!
— Ah, ah ! dit Lingart, vous trouvez donc qu'il est très clair que deux
et deux font quatre?
On le regarda comme s'il disait une bêtise. Mais il ajouta avec une ar-
rogance de sottise si prodigieuse, qu'il siupélia l'assemblée :
— Eh bien ! faites-moi le plaisir de me prouver que deux et deux font
quatre ?
— Ceci, mon cher, est de l'Odry tout pur.
— C'est si peu de l'Odry, que j'ollie de parier vingt-cinq louis qu'au-
cun de vous no me prouve que deux et deux font quatre.
— Pardieu! dit Aymar de Rabut, cela n'a pas besoin d'être prouvé;
cela est, parce que...
Il s'arrêta, et Lingart reprit d'un air triomphateur :
— Eh bien! pourquoi cela est-il?
Il attendit une réponse qui ne vint pas, et reprit doctoralement •
— Va commander notre dîiier, et...
— Et que ce soit splendide, dit Sterny en riant; car c'est Lingart qui
paie.
— Comment ça? fit le spéculateur.
— Parce qu Aymar a gagné. Je retounic au dîner, et je reste au bal.
— C'est pour me faire perdre ! dit Lingart.
A ce mot, la conscience de parieur de Sterny se troubla, et il réfléchit.
Et puis il dit :
— J'annule le pnri.
— Pourquoi donc?
— C'est que lorsque je suis entré ici, je n'étais pas bien sîlr de ce que
je ferais, et je ne sais pas encore ce que j'aurais fait, si ne vous ne m'aviez
pas parlé du pari.
— El quelle est la raison qui l'a décidé tout à coup?
— Rien. Seulement je ne puis pas faire autrement.
— Pourquoi <;a ? dit Lingart.
— Ah ! ceci, répliqua Sterny, ne peut pas plus se prouver que deux et
deux font quatre.
— Cependant vous vous l'êtes prouvé à vous-même, puisque vous en
doutiez.
— Ah ça! dit Sterny, vous devenez horriblement ennuyeux, Lingart,
avec votre manie de dissertation.
— Il s'exerce pour la chambre des députés, dit Marinet.
Lingart, qui venait de dépenser 50,000 francs pour avoir trois voix, se
mordit les lèvres et lit semblant de hausser les épaules, cl l'on se mit à
plaindre Sterny, qui se laissa faire de la meiUeun; grâce du monde et
sans trop écouter tant qu'il ne s'agit que de lui. Mais il arriva que la con-
versation se promenant au hasard sur les occupations journalières de ces
messieurs, ou parla d'une petite {\\W\ qui s'était montne la veille dans les
coulisses de l'Oiiéra. et que l'on avait proclamée délicieuse.
De là on entra dans tous les détails de celte jeune beauté, que Sterny
avait lui même fort applaudie; et, par un retour assez ordinaire sur ses
souvenirs, il se trouva (pie cet doge tourna au profit de Lise : qu'ad-
mirait-on, en eiïet, il cfité de c("lte parlaile beaui ? un visage ii peu près
joli, des mains à peu près élégantes, une icuirnnre l.iite, un pied cruelle-
ment emiuaillo%(s paraître P"-''''' '•'"''''' "l"^' chez Lise tout était vrai-
ment parfuit, sincèrement h^-;, ^ plumassière devenait i« chaque instant
plus charmante dans l'esprit de Léonce, et par ime antre coïncidence il se
prit à se repentir des idées vagues de séduction qn'il avait eues contre
elle ; car le lion artiste Aymar s écria au milieu de !a conversation :
— Ah ça ! Lingart, j'es|)ère que vous laisserez cette petite fille tranquille .
— Oui! dit le gros beau, jusqu'après ses débuts.
Ceci prit sans doute dans la physionomie de Lingart un sens très par
ticulier, car Sterny en éprouva un mouvement de dégoût. Il nous serait
diiïicile d'expliquer le mystère de cette phrase ; mais Léonce réllécliit que
s'il trouvait odieax qu'on remit la perle d'un fille de tliéàtre ii un temps
marqué d'avance pour qu'elle valût mieiLX la peine d'être perdue, il était
bien autrement coupable, lui, de méditer celle d'un entant qui au moins
ne bravait pas le danger. Mais il arriva à Léonce ce qui arrive aux gens
qui ont la conscience facile : il se persuada si bien qu'il ne réussirait pas,
qu'il se crut permis de tenter de réussir sans trop de scrupules.
Bientôt après, on le laissa ; et comme six heures sonnaient, Sterny en-
trait au Cadran-Bleu.
IV.
L'amour est une belle passion pour des conteurs comme nous ; il a cet
avantage excellent, qu'on peut le liiire aller de l'allure qu'on veut, sans
que personne ait à vous demander compte de la \Taisemblancc de ses ac-
tions.
C'est en amour surtout que le plus invraisemblable est le plus vrai ;
passions soudaines et irrésistibles qui éclatent dans le cœur h l'aspect
d'un cire inconnu, comme la lumière à qui Dieu ordonna d'être, cl qui
fut ; passions lentes et fortes qui pénètrent dans famé par une progres-
sion imperceptible, comme la chaleur dans le métal, sans qu'il y ait une
différence sensible entre la minute qui précède et la minute qui suit, jus-
qu'à ce que tous deux soient devenus brùlans, de glacés qu'ils étaient ; et
celles qui vont par sauts et par bonds, s'élançant follement en avant, pm's
reculant avec timidité; et celles qui louvoient obscurément, et celles qui
marchent à genoux, et celles qui s'imposent : toutes vraies dans leurs plus
grands écarts, dans leurs contradictions les plus manifestes.
Tout cela, entendez vous bien, sans tenir compte des caractères, pliant
les plus rudes, redressant les plus faibles, tyrannisant les plus impérieux...
Or, voili pourquoi Léonce était retourné au Cadran-Iîleu.
Lorsqu'il entra, personne n'était arrivé que le nouveau marié et M. La-
loine qui venaient activer les apprêts du festin. Prosper voulut d'abord
laisser Sterny dans la compagnie de M. Laloine; mais Léonce les pria si
instamment l'un et l'autre de ne pas s'occuper de lui, qu'ils allèrent à leurs
affaires.
11 demeura donc seul dans le salon attenant h la grande salle du festm,
tandis que le beau père et le gendre allaient donner un coup d'œil à la
salle de bal. Alais en vérité, nous dira-ton, est ce bien Léonce de Sterny
dont vous nous parlez, un lion qui sait tout l'avantage d'une entrée attar-
dée, qui arrive avant l'heure de se melire à table, comme un courtaud de
boutique, ou un homme de lettres invité chez un grand seigneur ? Vrai-
ment oui, c'est Léonce Sterny, un des plus furieux de sa bande ; et sa-
vez vous ce qu'il fait pendant que les hôtes sont abseus ? il tourne autour
de la- lubie en lisant chaque carie pour savoir où il sera placé ; et lors-
qu'il voit qu'on l'a mis entre Mme Laloine et une dame inconnue, il
change la place de son nom pour voler celle de M. Tirlot et se trouver à
côté de Lise.
Regardez-le bien, tremblant de peur d'être surpris au milieu de sa subs-
titution, comme un enfuit qui met le doigt dans un plat de crème pour
savoir si elle sera bonne ; voyez-le, se retournant tout à coup vers le mi:r
lorsque entre un garçon , et "paraissant très occupé à admirer une vieil',.'
gravure d'Knée emportant son père Anchise; puis, lorsque le garçon est
sorti, achevant son habile manœuvre qu'il eût trouvée de la dernière sot-
tise s'il l'avait lue le malin dans un feuilleton.
Cependant il a réussi, et le voil i tout inquiet du succès de sa ruse.
M. Laloine entre et veut inspecter une dernière fois la distribution des
cartes, et aussitôt Léonce s'approche et lui parle plumes d'autruche et
marabouts : Prosper parait et veut s'assurer que tout e>t en règle, et Léonce
rinierpelle et s'échappe jusqu'à lui faire de mauvaises plaisanteries sur le
trop de fatigue qu'il se donne eu un pareil jour.
Il cause.il parle, il rit ! Il demande du labac à M. Laloine, qui le trouv
charmant : il se moque avec lui de l'air affairé de Prosper; il l'envoie don
lier la main aux daines (jui desrendent de la voiture qui vient de s'arrêter
à la iiorie; Prosper v court : c'est un monsieur et une dame qui domaii-
dent un cabinet particulier. Prosper revient, et Sterny lui fait une tirade
morale sur les cabinets particuliers.
A qui en a t il? que veut-il? Je vous le disais bien, qu'en amour non
n'est vraisemblable : car voilà notre lion qui s<^ donne beaucoup de peine
pour quelque chose ; ch ! pourquoi, mon Dieu ! pour s'asseoir à coté d'une
petite tille.
Comme le succès absout les plus mauvaises actions , et presque le ridi-
cule, Léonce a donc eu raison, car il a réussi.
Tout le monde arrive : on se salue, on se parle, il faut faire senir ; c est
l'affaire de Coltillou. tandis que M. L.iloinc est obligé de rester au salon
pour accueillir les imités. Mais Lise doit éU-c curieuse: elle voudra sans
doute savoir où elle sera assise, et elle s'en étonnera. Voilà donc le lion
qui se place cuire la porte qui ouvre du salon dans la sr.Uc ii manger, bien
assuré que Lise n'osera pas passer devant Inj ; çsr._au i:;n?ie.nl où elle est
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
arrivte avec sa mère et sa sœui-, Mme Laloine a dit très gravement à
Stcruy :
— l'.li quoi ! (lôjà arriva, monsieur le marquis ?
Kt celui-ri lui a npoutki, en regardant Lise :
— C'est assez d'une laulc en un jour.
Lise, arrivée toute rayonnanio et (ière, sentit le reprocbc et se retira
avec humeur dans un coin du salon. Jamais personne ne lui avait gâté un
plaisir avec tant de iiersovcraiicc que M. Sierny, et pour si peu de chose.
I conce lui parut Insuppoi lahle. Aussi se passa t il une petite comédie
fort amusaiili; loi squil fallut s'asseoir autour de la table. Léonce, qui con-
naissait sa place, eu |); it le chemin cl siiislalla derrière sa chaise, tandis
que Lise cherchait de l'autre côté.
— Lii bas ! lui cria I rosper en lui désignant le côté où était Léonce,
qu'il fut très surpris de trouver au bout de sou doigt.
rrosper échangea un regard avec M. Laloine, qui pinça les lèvres d'une
façon qui voulait dire :
— Mon gendre est un sot.
I)"uu autre côté, Mme Laloiiie, qui comi)lait sur le voisinage du marquis,
regardait M. 'l'irlot d'un air ébahi , taudis que celui-ci , lier de la place
d honneur qu'on lui avait donnée , s'y installait d'un air superbe.
Lise s'avançait timidement, ne sachant quel parti piendre , car elle avait
vu tout cet iuiperccpllhlc dialogue de regards ; quant à Léonce, les yeux
fixés au plafond, il ne voyait rien, ne regardait rien , il était tout à-fait
étratiger à ce qui se passaiL
Cet embarras linit cependant, car il entendit M. Laloine dire à sa
fdlc :
— Voyons, Lise, va donc t'asseoir.
L'inl!c\ion dont ces paroles furent prononcées annonçait une résigna-
tion forcée il la maladresse de Gobillou , et Léonce ( rut que tout le monde
s'en prenait ii l'rosper. Mais lorsqu'il dérangea sa chaise pour faire place
à Lise, elle le salua d'un air si sec , qu'il vil bien qu'elle avait compris que
son beau-frère était innocent de cette faute.
A la première phrase qu'il essaya, Léonce reconnut que Lise était dé-
cidée il ne lui répondre que par niouosUlables ; m;iis il avait deux heures
devant lui, et c'était plus qu'il n'en fallait pour venir à bout de cette réso-
lution.
D'abord, il laissa la pauvre enfant se remeitrc et prendre confiance, et
pour cela, il ne s'occupa point d'elle. Mais il devint d'une attention extrê-
me pour le gros monsieur qui étail placé de l'autre côté de la jeune (ille ,
et (pii n'était rien moins que l'honorable mercier qui l'avait interpellé le
matin sur la question des sucres.
Pterny reprit intrépiîlemont la discussion, qui était forcée de passer de-
vant ou derrière la jeune lilie, mais de façon à ce quelle n'en perdit pas
un mot. 11 y avait de quoi ennuyer un député lui mi'me. A la lin Lise ne
put s'e:npccli?r de laisser voir toute son impatience par de petits tres-
saiilemeii^tiès signilicalifs. Mais Slarny fut impitoyable ; il contiuua en
s'échaull'ant si bien , et en échaulTant si fort son interlocuteur sur le ren-
dement et l'e.vercice , que M. Laloine , qui les vil parler avec cette chaleur,
s'écria :
— De quoi parlez-vous donc , messieurs?
— ne canne et de betterave , répartit Lise d'un air piqué.
— Ah! lit M. Laloine; et satisfait d'une conversation si vertueuse, il
pensa à autre chose.
^lais le moment était mal pris; car tout aussitôt Steiny, espérant que
c'était le moment d'engager l'attaque, s'adressa à son interlocuteur, et lui
dit :
— En vérité, monsieur, je crains que nous n ayons beaucoup ennuyé
madeuioiselle ; nous reprendrons notre discussion plus tard.
— Très volontiers, fit le mercier qui s'aperçut qu'il avait laissé passer
presque tout le premier service sans y toucher, et qui voulut réparer le
temps perdu.
Cependant Lise ne fit aucune observation , et le gros mercier reprit entre
deux bouchées :
— N'est-ce pas, mademoiselle Lise , que votre mère a raison, que les
hommes ne sont plus gatans :' Ainsi nous voilà deux cavaliers à côté d'une
johe femi.ie, et nous ne trouvons rien de mieux que de parler de mélasse,
au lien de lui dire de jolies choses. Mais moije suis excusable... un papa...
j'ai flubliiî ; tandis que monsieur, qui est un jeune homme , doit en avoir
l)caucoup à débiter.
<■ Trouve donc de jolies choses » , animal, pensa Léonce, qui, ne sachant
que dire, etvo\anl la petite moue de dédain de la jeune lille, linit par lui
olfrir il boire.
tlle accepta et le remercia , cl la conversation n'alla pas plus loin,
— Allons, se dit le lion, je deviens bèie comme un pavé, .le parierais
que AI. Tii lot s'en tirerait mieux que moi.
Alors il tenta un ellori d-sespéré , mais des plus vulgaires. Iliui fallut
parler di! lui pour qu'elle s'en ocaipâl, et il lui dit :
— Vraiment, mademoisnldî, je suis bien malheureux!
— Lu quoi donc, monsieur'.'
— Vo là deux fois seulcmeiu que j'ai l'honneur de vous voir, et j'ai déjà
trotivé le nio\en de vous déplaire liois ou quatre fois.
— A moi, monsieur? dit Lise d'un air étonné.
— A vous, d'abord ce matin en arrivant trop tard; à la mairie en n'ô-
tant pas mon gant ; ici peut-être , ajouta-t-i! tout bas , en arrivant trop
tôt... et...
Allons donc, loble lion, pour ne pas avoir voulu cette fois jouer au
fin, vous avez réussi. Lise avait compris en ellèt ce qu'il voulait dire.
— El... lui diielle en le regardant.
— Et, ajouta Léonce avec une vraie expression de jeune homme, et en
volant la place de M. Tirlot.
Lise rougit , mais en souriant.
D'abord elle avait deviné juste, ce qui la flattait, et puis le marquis avait
fait pour être près d'elle un tour d'écolier, et cela la llaltait encore ; mais
celte lois il y avait de quoi avoir peur, car dans quel but ce beau marquis
s'était il approché d'tflle? Le sourire commencé disparut aussitôt pour
faire place à un vif embarras.
Lise était trop innocente pour songer à des projets de séduction ; mais
en sa qualité de petite bourgeoise , en face il un gant jaiuie , elle se dit :
(( Il veut se moquer de moi », et elle prit un petit air prude et pincé.
— Vous voyez bien, dit Léonce, que je vous ai déplu.
— Ah! mon Dieu, monsiem', dit-elle, vous ou M. 1 irlot, c'était la même
chose.
Léonce fit la grimace , l'équation était cruelle, alors il ajouta assez im-
pertiuemment :
— Je ne crois pas.
— Ah ! lit Lise , qui crut à ua excès de fatuité.
— Oui , dit Léonce en tournant assez bien l'écueil , je crois que vous
auriez préféré M. Tirlot.
Lise ne répoiulit pas.
— C'est un de vos parens ? dit Léonce.
— Non , monsieur.
— C'est un de vos amis ?
— Non , monsieur.
— C'est donc celui de Prosper ?
— Oui , monsieur.
— Tant mieux, dit Léonce, il y aura compensation , et on pardonnera
à Prosper son ami Sterny en faveur de son ami Tirlot.
— Oh ! fit Lise, vous n'élcs pas l'ami de Prosper.
— Moi, et pounpioi donc? Je l'aime beaucoup.
— Oh ! ça ne fait rien.
— Je suis tout prêt à lui rendre service.
— Je n'en doute pas ; mais ce n'est pas cela que je veux dire.
— Et je crois qu'il a aussi pour moi beaucoup d'alfection.
— J'en suis si'ire, dit Lise ; mais cependant vous savez bien que vous
n'êtes pas amis.
— Mais enfin pourquoi ?
— C'est que, dit Lise, vous êtes M. le marquis de Stea-ny, et lui Pros-
per Gobillou , plumassier.
— C'est bien mal , mademoiselle Lise , ce que vous dites-là , fit Léonce
d'un air libéral.
— En quoi donc?
— N'est ce pas dire que ce Utre que je porte me rend fier, orgueilleux ,
impertinent, peut-être?
— Ah ! monsieur.
— C'est croire que je ne sais pas rendre justice à l'honneur, à la pro-
bité de ceux qui n'ont pas un titre pareil ; c'est presque me faire regret-
ter d'être né dans ce qu'on appelle un rang élevé, connue si nous «c vi-
vions pas à une époque oi'i chacun ne vaut que par son mérite et ses œu-
vres.
Ah ! lion, maître lion , qu'avez-vous fait de votre noble crinière de gen-
tilhomme? Comment, vous voilà débitant sentimouialement des phrases du
ConslUuliuuHcl, ou de mélodrame, et cela d'uu ton sérieux! Où sont
donc vos amis , pour rire de vous comme vous en ririez vous-même si vous
pouviez vous voir !
i\Iais voilà que vous prenez la chose au sérieux, car Lise vous répond
d'un ton afrcctucax :
Je vous remercie pour Prosper de ce que vous venez de me dire , cela
lui ferait grand plaisir.
— Oh! Prosper me connaît depuis long-temps ; nous avons été enfans
ensemble, et il n'est pas comme vous, il ne me croit pas un dandy, un
lion.
— Qu'esl-cc que c'est que ça un hou ? dit I ise en riant.
01,1 leprit Sterny, ce sont des jeunes gens du monde qui se croient
de l'espril parce qu'ilsse moquent de tout, qui fout semblant de mépriser
tout ce qui n'est pas de leur coterie, et qui n'ont pas d'autre occupation que
de ne rien faire.
Le lion reniait sa religion et ses frères.
— Ah ! ilit Lise , je sais ce que vous voulez dire ; mais je vous prie de
croire que je ji'avais pas si mauvaise opinion de vous , monsieur le niai-
quis.
— Pas tout-à-fait si mauvaise ; mais peu favorable cependant.
— Je ne puis pas dire... je ne sais pas... dit Lise en hésitant.
— Ah! vous me devez une réponse. Quelle opinion avez-vous do moi?
Lise hésita encore et linit par dire, en ic^ardanl le lion en face, avec
une cxpipssjon de malice enfanliiic :
— Eh bien ! je vous le dirai , si vous me dites jjourquoi vous avez pris
la place de M. Tirlot.
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
Léonce fut enibarrassô ; la réponse pouvait être décisive : il eut le bon-
Leur (le tiouvcr une bêtise, et répondit :
— Je n'en sais rien.
Lise partit d'un grand éclat de rire qui fit tourner la tête à toute l'assem-
blée.
— Qu'as-tu donc, Lise?— Qu'avcz-vous donc, mademoiselle?
Cette question arriva de tous les points de l'assembli'c.
— Cest, dit Lise toujours en riant, parce que U. le marquis...
— Oh !... dit l.éonre tout bas en tremblant que Lise ne racontât son es-
glerie, ne me trahissez jias!
— Qu'est-ce donc? reprit-on encore.
— Oh! ce n'est rien, répliqua-t-elle en se calmant... une idée.
— Voyons, Lise ! lui dit sa mère avec un froncement de sourcils por-
tant avec lui tout un sciinon.
— Eh! laisse la rire, dit M. Laloine, c'est de son âge. Le sérieux lui
viendra assez tôt.
Il était déjà venu. Lise sentit qu'elle avait été trop loin, lorsque Léonce
lui dit tout bas :
— Je vous remercie d'avoir gardé notre secret.
— Onel secret, monsieiu'?
— Celui de la ruse qui m'a rapproché de vous.
— Cela n'en valait pas la peine, dit elle froidement.
— Et cela m'en a beaucoup donné, ajouta Léonce.
Et tout aussitôt le voilà qui fait un tableau gai, grotesque, amusant, de
sa campagne, de ses alertes , quand il entendait du bruit à la porte. Lise
l'écoutait moitié riant, moitié fâchée, et finit par répondre :
— Et tout ça sans savoir poiu'quoi ?
— Oh ! je le sais pourtant, dit Léonce presque ému
— Ah!... fit Lise.
— Mais je n'ose pas vous le dire.
— Vous, à moi !
— Oui, à vous.
— Vous vous moquez de moi, monsieur le marquis.
— Si je vous le dis, m'en voudrez-vous ?
— Mais, reprit Lise..., je ne sais pas. C'est selon ce que vous me direz.
Ah ! non, ajouta-fclle vivement, je ne veux pas le savoir.
Donc elle le savait.
Mais ceci ne faisait pas le compte du lion; il voulait parler, ne fût-ce
que pour être écoulé ; il commença et dit tout bas :
— C'est que ce matin...
— Tenez! tenez! dit Lise en l'interrompant vivement, voilà M. Tirlot
qui va chanter.
— Il est fort ridicule, ce monsieur, dit Léonce, très contrarié de se
voir arrêter, quand il se croyait sur le point d'arriver à un commence-
ment de dérlaraiiou.
— Ridicule ! lui dit Lise d'un air digne, et poiu'quoi, monsieur le mar-
quis?
Léonce vit sa faute; il était redevenu lion à son insu; et, encore une
fois embarrassé, il répondit assez brusquement :
— Je n aime pas M. Tùiot.
— Et pourquoi ?
— Je lui en veux.
— Mais la raison ?
Léonce se mit à rire de lui-même, et se sauvant de son mieux du mau-
vais pas où il s'était fourré , il répliqua :
— D'abord, parce (pi'il est garçon d'honneur, et qu'il avait le droit de
vous donner le bras ce matin.
— Ce droit ne lui a pas beaucoup profité , ce me semble, dit Lise en
souriant.
— Et jmis, parce qu'on l'a placé à côté de vous. •
— Et il a bien gardé sa place ! reprit Lise de même.
— Enfin, ajouta Léonce, parce qu'il dansera la première contredanse
a ecvous.
— Héias ! il a oublié de me la demander.
— En ce cas, j(^ la piciids.
— Goiniiieiit ! vous ia pienoz ?
— Oui, dit Léonce avec iiiK' fi anche gaîté, je veux loul lui prendre;
et si j'étais à côté de lui , je lui souillerais .<on .issietto, et je lui boirais
son \in.
— Ah! ce pauvre ^^ Ti lot, dit Lise en riant avec une vraie confiance.
— Nous dansons la première ensemble, u'esl-ce pas?
— Puisc|ue ('est convciui.
— Ce monsieur Tirloi, conlinua Sternv. emporté par le succès de sa
gi lié, je vondr.iis lui volei- jusiiu'à sa chanson.
— C'est (lilVuilo, dit Lise, le voilà qui commence.
— C'( st é;;al, lui dit Sieiiie tout bas, je veux lui disputer la palme.
— Vrai ?
— Vous allez voir.
M. Tiilol connncnça; il y avait quatre coupleLs. auxquels ne man-
quaient ni la nu'sni e, ni la linie, ei qui célébraient :
1° Madame Laloine;
2° Monsieur laloine;
3" Mademoiselle Laloine, devenue madame Gobillou;
4° Gobillou;
Il y en avait pour tout le monde.
Ce furent des acclamations et des transports touchans. M. Tirlot triom-
phait ; Lise était émue, elle applaudissait , elle se repentait de la contre-
danse qu'elle lui volait.
Mais Sterny était en veine de bonheur, et il poussa doucement le coude
à Lise, en lui disant :
— Dites f|ue je veux chanter aussi.
Lise se leva, étendit sa jolie main, et chacun se tut, s'attendant à quelque
chanson nouvelle dite par la jeune fille. Mais quand elle réclama le silence
pour M. le marquis, il y eut des cris d'étonnement et de fêlicitation pour
son amabilité.
Sterny jouait gros jeu; il pouvait être ridicule, même pour ces bour-
geois ; il l'était pour lui-même , et le sentit. 11 se jeta tête baissée dans le
danger et voulut précipiter la catastrophe :
— Pardon, messieurs, dit-il, ce n'est pas une chanson , mais un couplet
qui me parait manquer à la chanson si spirituelle de M. Tirlot.
M. Tirlot s'inclina.
— Voyons ! voyons ! dit-on de tous côtés.
Et tout aussitôt Sterny se mit à chanter presque aussi fièrement qtie
M. Tirlot lui-même, en s'adrcssant d'abord à M. et Mme Laloine :
Le droit sacré de faire des heureux
Est si beau que Dieu nous i'euvie !
En montrant Prosper Gobillou et sa femme :
Et comme vous , quand on en a fjit dcus ,
C'est bien assez , notre tâche est remplie.
A M. et Mme Laloine , seuls :
Et cependant , ce droit que l'on bénit
N'est pas, pour vous , épuisé sur la terre ;
En se tournant vers Lise :
Car en voyant Lise , chacun se dit :
Il leur reste un heureux à faire !
Oh ! lion , quelle honte ! Un couplet improvisé à table , à une noce de
patentés ! Lion , que vous êtes petit garçon ! Pau\Te lion !
I .éonre n'eut pas le temps d'y penser ; car à peine le couplet fut-îl
achevé que toute la table craqua d'applandissemens , de trépignemcns , de
bravos. Lise, qui ne sattenduit pas à la conclusion, cachait sa rougeiu- en
baissant la tête ; Mme Laloine, tout en larmes, se leva pour venir em-
brasser Lise , en disant à M. Tirlot :
— C'est vrai , M. Tirlot , vous aviez onblié ma Lise !
M. Laloine , ému , vint se mêler à ces embrassemens , et tendit la main
h Léonce en lui disant du fond du cœur :
— Merci , monsieur le marquis, merci! merci !
Puis la mère le remercia , et on le félicita de tous côtés. Cela fit un mo-
ment de brouhaha où tout le monde quitta sa place , tandis que Gobilloa
criait :
— Au salon ! au salon ! Il y a déjà du monde !
Léonce olli it son bras à Lise. Elle le prit ; mais il sentit que sa main
tremblait.
llle était confuse , embarrassée ; mais elle n'était ni triste ni contra-
riée.
— M'en voulez vous aussi de mon couplet ? lui dit Léonce.
— Oh ! non, dit-elle doucement, cela a fait plaisir à mon père et à ma-
man.
— Et à vous?
— Moi... je le trouve très joli , dit-elle en baissant les yeux.
V.t elle se dégagea doucement pour aller h la rencontre de quelques-
unes de ses jeiuics amies qui étaient déjà dans le salon , que M. et .Mme
Laloine av.iiee.t dé, à accueillies, ei (jui Ils avaient rendu co iip.e de la raL
son des applandissiMuens fin ienx qui vo .'aient d'ebranlir le Cadrau-B!eu-
— Est-ce vrai? dirent les jeunes filles à Lise e» l'enuaiiiai.t, est-ce \rai
(|ue le lieaa marquis a fiit un C'uplel pour loi?
Si ceci eût été ilit d'un ton d'allociion , Lise eût peut-cire uié; mais on
fit sonner le beau murquis d'un ton si envieux, qu'elle répondit avec
alfeclion :
— Oui, c'e l V ai.
— Il parait que tu as fait sa conquête, dit uue fort laide.
— Sans ilonie il a fait la tienne ?
— (jui sait '.'dit Lise, qui irouvaitses bonnes amies très imperiiiienies.
— Et d'abord, dit une autre je vais m.-; (aire iuvtter piuir toute la soi-
rée, 110 nr piuivuir refuser.
— Ah ! ce n'est pas la peine, fil la laide : ces gants jainw. ça uedaoM
pas.
— ('.a danse, mes leinoisclles, dit Sterny, qin s'était doucefflent .ippro-
ché en loiigiMut nu groupe d'hommes, ei il olfrit la ra.iin ii Lise, eu kii
(lisant ave- un respect profond :
— Madeu) isi'lle n'a pas oublié q\i'elle m'a bit l'btifmottr «le ne pn>>
mettre la première contredanse?
— Non , mansiour. non , dit Lise en lui tendant la n:>ia.
Cette main u cmblait encore.
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
Heureusement pour Slcrny qu'il avait 6lé tollnment entraîné par le
charme qui émanait de celle belle enfant , et peut-être aussi par son sur-
S-às, qu'il n'avait pas eu letenips deréllOchirà tout ce qu'il venait île faiic.
A'ïis il en eût i)eut-èlrp (•lé épouvanté, s'il eût eu un moment de solitude
lilire , pour consiiiérer ce qu'il avait osé lYcxcoUriquc à ses habitudes.
Le hasard décida autrement.
L'orchestre a\ait donné le signal de la danse, etSterny y prit place avec
jse.
Lise était belle , belle comme on rêve les anges avec la sainte sérénité
lie l'innocence et le repos candide du bonheur, i ette beauté avait ébloui
Sterny , et il 1';, lil longtemps complétée avec le seul plaisir des veux,
comme une O'uvn' admirable qui glorilie, pour ainsi dire, la lornîe hu-
maine , en montrant combien elle peut être magniiiqiie et gracieuse.
Mais à ce moment , Lise, tremblante à ses ciitcs, lui parut liien plus
charmanie qu'il ne l'avait encore vue. Il y avait sur ce visage si pur une
expression indicible de bonheur, de crainte et d'etonnemcnt. Use passait
dans le cœur de cette enfant quelque chose d'inaccoutumé qui la ravissait
et ([iii lui faisait peur. Son cœur venait de tressaillir dans sa poitrine, et
il lui semblait qu'il y avait en elle une partie de son être qui n'avait pas
encore vécu et qui s'agitait pour vivre.
Dieu a donné deux fois celte inelfable émotion à la femme ! La première
fois qu'elle se sent aimer, et la première fois qu'elle se sent mère. i\!ais
aucun pinceau, aucune plume ne peut exprimer cette extase agitée qui
iiesplendissait sur le visage de Lise; et Sterny, qui la regardait, s'en lais-
sait pénétrer sans se rendre compte lui-même de l'enivrement inconnu
qu'il éprouvait. 11 voulut lui parler et sa voix hésita; elle voidut répon-
dre, et sa voix hésita comme celle de Léonce.
Toute cette contredanse se passa ainsi entre eux, et ce ne fut qu'en re-
comluisant Lise à sa place que Sterny pensa qu'il allait être séparé d'elle;
aussi lui dit-il tout bas :
— Mademoiselle I ise valse-t-elle ?
— Oh ! non, monsieur, non, répondit-elle avec un balancement de tète
qui témoignait que la valse était un plaisir au-delà de ses espérances de
jeune lille.
— Alors, reprit Léonce, je vous demanderai une autre contredanse.
— C'est que j'en ai promis beaucoup, reprit Lise ; mais... mais maman
m'a permis de galoper.
— Ce sera donc un galop ?
— Oui, dit Lise, le premier; mais d'ici l'a vous danserez avec d'aulres
densoiselles?
— Avec vous seule!...
— Avec ma sœur, au moins ; je vous en prie, dit Lise d'un ton inquiet
et suppliant.
— Avec la mariée? vous avez raison, répartit Léonce, je vous remer-
cie de me l'avoir rappelé.
— Et je vous remercie d'y consentir, lui dit Lise avec un doux sourire
d'intelligence.
Léonce la laissa près de sa mère et s'en alla dans un autre salon. Mal-
gré lui, il était heureux ! heureux de quoi ? d'avoir troublé cette petite
fille ! Pau\re triomphe pour un homme dont l'œil de lion avait fait trem-
bler les femmes les plus intrépides et les plus accoutumées à rire de tout
et à tout braver, même le scandale !
Ne demandez pas à Léonce pourquoi il était heureux ; il n'aurait point
su vous le dire; car cette émotion était aussi nouvelle pour lui que pour
L'se, et il ne pensait ni à l'examiner ni à la combattre; il se trouvait bien
où il était, il voyait tout d'un œil bienveillant, et si parfois il ne recon-
naissait pas une grâce complète dans la manière dont toutes les choses se
passaient, il y trouvait une bonne foi qui le charmait : ces gens-là s'amu-
saient sincèrement.
Il essaya de rester loin du salon où était Lise; mais, malgré lui, il y
revint elglissa son regard entre doux hommes qui barraient la p(U'tc-
Liso dansait, mais elle n'élail pas à la danse; ou clic tenait les you\
baisses, ou elle faisait glisser autour du salon un coup d'œil rap'd-' cl
furlif.
— Qui cherchait-elle ?
Léonce eut peur que ce ne fût pas lui ; mais lorsqu'il vit que depuis
qu'il était là elli; ne cberchait plus, il éprouva un nouveau bonheur, un
bonheur si vif qu'a son tour il eut peur.
Cette peur ne pouvait rester une incertitude dans le cœur de Léonce,
comme dans le cœur de Lise; il se demanda ce qu'il éprouvait et rougii
en lui-même.
—Ah ! ça, se dit-il, mais je fais l'enfant; je deviens fort ridicule. Leur
vin frelaté m'a monté à la tête. Je suis gris, ou lo diable m'emporte ! Ce
n'est pas possible !
Et pour s'assurer qu'il n'était pas homme à se laisser dominer par une
émotion d'enfant, il se mit à regarder Lise.
Lise dansait avec un beau jeune homme, aussi beau que le lion, d'une
élégance simple, et qui parlait à sa danseuse avec une aisance parfaite, lui
disant sans doute des choses assez intéressantes pour qu'elle l'ecouiàt avec
soin, assez bien dites pour qu'elle y répondît par de petits signes d'asscn-
lini.^nl.
A cet aspect, il se passa toute une révolution dans le cœur du lion ; il
se compara à (juclqu'un ; il se compara à un homme qui pouvait être un
marchand de colonnade, et il trouva que rien ne lui assurait un avantage
sur cet homme.
Léonce éprouva un désappointement bien plus cruel, quand il vit le vi- ;
sage de Lise tranquille, heureux. La pauvre enlii it n'avait d'autre bon- \
heur que d'avoir aperçu le regard de Léonce attaché sur elle, que d'en '
éprouver une joie, une fierté, un ravissement qu'elle ne redoutait plus,
car il n'élail pas à ses côtés, et le contact de sa main, le soin de sa voix
ne la faisaient plus trembler.
Un singulier doute pénétra dans le cœur de Sterny :
(c Kstce que cette candide enfant serait une coquette d'arrière-bouti-
que ? 11 se dit-il.
« Ah! vraiment, c'est trop d'ambition, ma belle; vous êtes jolie, mais
vos prétentions sont trop impertinentes. »
Comme il pensait cela eu regardant Lise, le visage de Léonce prit une
expression de hauteur et de dédain, et la douce enfant, l'ayant regardé à
ce moment, fut si surprise de se voir regardée ainsi, qu'elle en devint
pâle, et que ses yeux lixés sur Léonce semblèrent lui dire :
— Eh bien! qu'avez -vous? qu'est-ce que je vous ai fait, mon Dieu?
Et tout aussitôt elle n'écouta plus son danseur et se trompa trois fois en
dansant.
Léonce vit tout cela et voidut voir si ce n'était pas un jeu. Il ne voidiit
pas qu'un homme de sa soite fût dupe d'un manège do fausse Agnès.
En conséquence, lorsque la contredanse fut finie, il prit son air le plus
sûr de lui, le plus indillérent, le plus bon, et s'approchant de Lise et de
sa mère, il dit à Mme Laloine sans regarder Lise :
— J'ai bien des pardons à vous demander de mon étourderie, madame.
En rentrant chez moi, j'ai trouve dans ma voiture ce cordon de cheveux
et celle petite plaque d'or; ils doivent appaitenir à quelqu'un de vos in-
vités, et j'avais oubhé de vous les remettre.
A ce mot :
n Quelqu'un de vos invités, » Lise regarda Léonce comme pour lui dire :
N'aviez-vous pas compris que c'était à moi ?
Mme Laloine remercia Léonce et dit à Lise :
— Tu vois bien que j'avais raison de te dire que M. le marquis te les
rapporlerait.
— Ah ! i!s appartiennent à mademoiselle? dit Léonce d'un ton froid,
en lui présentant ce petit bijou d'un air dédaigneux.
— Oui, monsieur, dit Use eu avançant la main pour le prendre, et en
regardant Léonce comme si elle disait :
(1 Est ce que je suis folle? »
Léonce le lui remit du bout des doigts.
— Donne, dit sa mère, que je le rattache à ton cou.
— Tout h riieure, maman, dit Lise avec une impatience qu'elle eut
peine à contenir.
Et elle l'enveloppa de son mouchoir, qu'elle serra vivement dans sa
main crispée.
Lise éiait pâle, et ses mains tremblaient.
Léonce fut satisfait de l'épreuve et reprit avec une politesse affectée :
— Madcnioisolle n'a pas oublié qu'elle doit danser un galop avec moi?
— Je ne sais, répondit Lise d'un ton douloureux, si maman veut...
— Avec M. le marquis? sans doute, dit Mme Laloine. ,
L'orchestre joua les premières mesures d'un galop. i
Lise donna sa main à Léonce ; ils se levèrent et tirent le tour du salon,
pendant que la foide faisait place aux danseurs.
— Pourquoi, lui dit Sterny, n'avez-vous pas voulu remettre votre char-
mant collier ?
— Oh ! charmant, dit Lise avec effort , vous ne pensez pas ce que
vous dites ; mais j'y tiens beaucoup.
— C'est un souvenir, peut être?
— Ah ! oiù, répondit-elle en levant les yeux au ciel, c'est un bon sou-
venir.
£( la devise écrite sur ce bijou vous le rappelle sans doute.
Oui monsieur le marquis, réparlit Lise avec une douce dignité.
— Co qu'on veut on le peut, dit celle devise.
— Uni, monsieur le marquis, ce qu'on veut on le peut, répéta Lise avec
un soupir mal étouffé.
C'est avoir une grande confiance en sa propre force, que d'adopter
une pareille devise, ajuuia Léonce.
— Jusqu'à présent elle ne m'a pas manqué, et j'espère qu'elle ne me
manquera pas, répondit Lise avec une émotion extrême.
— En avez-vous besoin?
— Nous ne dansons pas, monsieur, dit Lise.
Léonce enlaça la belle enfant dans un de ses bras, et prit dans sa main
la mnin où elle tenait ce talisman. _
Ils lansèrent ainsi, lui, la dévorant du regard; elle, les yeux baisses, le
visage sérieux.
Tout à coup une larme quitta les paupières de Lise , et descendit sur sa
joue. Léonce éprouva un saisissement douloureux, et, en iraînant Lise dans
une petite pièce où se trouvait une table de bouillole, il lui dit :
— Je vous ai offensée, mademoiselle ?
— Non, monsieur, non.
— Mais pouquoi pleurez-vous î
LE MAGASIN LITTERAIRE.
— Mais je ne pleure pas, monsieur.
— Ecoutez, niadcmoiselle, lui dit Léonce avec un accent plein de fran-
chise, je ne sais ce que j'ai pu laire ou dire (|ui vous ait IjlessOe ; mais si
cela m'est arrivé nialpré moi, je vous en demande pardon, et je vous jure
qu'un tel dessein était loin de mon cu-ur.
Lise le regarda attciilivemeiil et répondit avec un triste sourire :
— Oli ! mon Dieu, tenez, nionsiciir, ne faites pas attention à ce que je
dis ni à ce que fais. Voyez-vous, c'est qu'étant enfant j'étais toujours si
faible, si soullraiite, qu'on m'a laissé toiLS mes défauts, et parmi ceux-là il
faut coiupter inie susceptibilité lidicule... sotte...
— Mais en quoi ai je pu la blesser, celte susceptibilité?
— Ne me le demandez pas, monsieur; dansons, je vous en prie; je ne
vous en veu\ pas... je vous jm-e que je ne vous en vou\ pas, ajonta-t-ellc
avec un mouvement nerveux et inie expression de soullianie.
Ils achevèrent leur galop , et Léonce vint encore remettre Lise auprès
de sa mère.
Presque aussitôt M. Tirlot s''avança poiuTéclamer ses droits ; mais Lise
lui dit avec une douce prière :
— l^as encore, monsieur Tirlot : je suis toute malade ; j'ai le cœur op-
pressé...je soullre beaucoup. J'ai froid.
Sterny la regarda ; elle était plus piilc, et ses lèvres tremblaient d'une
vibration convulsive.
Sa mère , à cet aspect , parut très alarmée , et lui dit tout bas :
— Viens , viens , mon enfant.
— Oiû, maman, lui dit-elle d'une voix entrecoupée.
Et elle se traîna hors du salon en sappuyant sur le bras de sa mère.
— Maisqu'a-t-elle donc ? s'écria Léonce en s'adressant il Al. Tirlot.
— Ah ! mon Dieu ! fit celui-ci d'un air de sincère pitié , toujours la
même chose , des palpitations de cœur terribles ; la moindre latigue lid
fait mal , et une émotion violente serait capable de la tuer.
— De la tuer ! se dit Léonce ; et moi... qui sait? quand je la regardais
avec cet air de dédain , quand je lui rapportais si soltenicnt ce bijou que
je savais ne pouvoir appartenir qu'à elle seule, et qu'elle ne m'avait pas
redemandé, sachant que je l'avais, peut-être ai-jc été blesser grossière-
ment cette ame délicate , qui s abandonnait gaiement à la joie d'un succès
d'enfant. Ah ! pauvre eniant ! pauvre eiilant !... Ah ! si je le pensais ! C'est
d'une sottise , d'une brutalité indignes !
Léonce s'en voulait. Jouer avec la niaiserie, la vanité d'une petite prude
de comptoir, ce pouvait être anuisant ; mais heurter sans raison la sensi-
bilité maladive d'un enfant si belle , et que l'amour dont on l'entourait at-
testait si bonne, si vraie , si naïve, c'était odiou.\. Léonce se trouvait cou-
pable , bête , brutal ; il était furieux contre lui-même. Aussi fut-ce avec un
véritable intérêt qu'il resta avec quelques personnes à la porte de la
chambre où Lise s'était réiugiée avec sa mère.
La jeune fdie en sortit bientôt pfde encore , mais calme , sereine.
Elle rencontra le regard alarmé de Léonce ; et son doigt , se posant
doucement sur son sein , montra à Sterny la plaque d'or qu'elle venait de
suspendre à son cou , et ce geste voidait dire :
Ce qu'on veut on le peut.
Le sourire qui accompagna ce mouvement était si doux , si résigné ,
qti'il toucha Léonce.
Cotte enfant avait souffert , beaucoup souffert , et pour lui sans doute, h
cause de lui.
.Sterny eiit voulu lui demander pardon , mais le cœur à genoux, pour lui
bien faire comprendre qu'il était honteux et triste de l'avoir blessée.
Lise s'était replacée près de sa mère , et ne devait plus danser , et
Léonce n'avait plus le moyen de s'approcher d'elle pour elle seule. Il était
mal à son aise ; cette foule lui pesait non pas comme un assemblage de
caricatures ridicules, ainsi qu'il eût pu la considérer la veille, mais comme
comprimant son c<eur. A ce moment, il eût voulu crier, jurer, il eût pres-
que voulu pleurer.
Ce seniiiiient le gagna si puissamment qu'il fut sur le point de partir.
niais partir sans apporter ses excuses et son repentir à cette faible et
douce créature qu'il avait fait souffrir , il ne le voulut pas ; et s'étant ap-
proché de Mme Laloine , il lui dit d'ini air grave :
— Si j'avaisétéini simpleinvité à cette fête, madame, j'aurais cru pouvoir
me retirer sans vous présenter mes devoirs ; mais j'ai été le témoin de
Prosper , et je \ ous prie d'agréer mes remercimens d'avoir admis dans
votie i'amille un honnête homme qui est presque de la mienne.
— Je vous remercie , monsieur, lui dit Mme Laloine d'un ton ému ,
tandis que Lise regardait Léonce avec un doux saisissement , je vous re-
mercie ; car ce n'est que voire alléclion pour Prosper qui peut vous ins-
pirer des paroles si llatleuses pour des petites gens comme nous.
— C'est ce que j'ai vu, madame, dit Léonce, et je vous conjure de croire
au respect sincère cl vériiablc que j'emporte pour vous et pour toutes les
personnes de votre famille.
En disant ces paroles, il se tourna vers Lise et la salua profondément
sans lever les yeux sur elle. Il ne put donc voir le regard radieux dont
s'était illuminé le visage de l>ise ; mais il vit sa main faire un mouvement
involoniaire comme pour prendre la sienne et le remercier.
Puis il s'éloigna sans vouloir regarder Lise ; ce ne fut qu'à l'autre ex-
trémité du salon qu'il se retourna ; elle avait la main appuyée sur son sein
et le regardait ; il ailacha ses yeux sur elle ; Lise ne détourna pas les
siens ; ils se regardèrent longtemps ainsi , tous deux oubliant où ils
étaient , tous deux se .sentant lire dans le cœur l'un de l'autre. Mme La-
loine parla à sa fille : elle sembla s'éveiller d'un rêve ; mais avant de se
retourner vers sa mère , un doux mouvement de tête avait dit à Léonce :
Adieu et merci !
Le lion partit ; il était fou , bouleversé , stupide, il voulait se railler et
ne pouvait pas.
Celte image de Lise lui apparaissait sans cesse si candide, si pure , lui
disant :
— Alalheureux ! pourquoi me traiter comme tu m'as traitée ? Pourquoi
insulter à ce que tu as senti de bon , de saint , de délicieu.x , comme tu as
insulté à ma joie?
Et voilà Léonce qui s'agite dans cette voiture où s'était appuyé le corps
souple de Lise, et cherchant une trace qu'elle eût pu y laisser.
Le misérable, il en avait trouvé nue, et il pouvait la garder; et, pour
faire de l'impcrlincnce, il l'avait rendue à qui ne l'eût pjs redemandée; il
en était sûr maintenant.
Comme il était dans cet état de fiu-eur contre lui-même, sa voiture
s'arrêta et la portière s'ouvrit. 11 descendit et regarda ; il était devant le
club des lions. Il hésita à entier, puis il monta r.ipidement en se disant :
— Si ce butor de Lingart me dit une seide mauvaise plaisanterie, je le
souffleté. Et dans sa colère il se mit à imc table de jeu, perdit cinq cents
louis après avoir stupéfié tout le monde par la mauvaise humeur qu'il
montrait, lui d'ordinaire si beau joueur, et rentra chez lui à la pointe du
jour, ne pensant pas plus à ses cinq cents louis qu'à sa dernière maîtresse,
et se disant :
— Je la verrai, je veux la voir; mais commeni ?
VI.
Jamais homme ne fut plus cmban-assé que Sterny pour trouver un
moyen convenable de revoir Lise. Dans les paroles qu'il avait dites à
Mme Laloine, il avait pris, pniu- ainsi dire, un congé définitif de cette
famille qui n'était pas de son m )iide, et avec laquelle il ne pouvait conti-
nuer d'avoir des relations sans ;u'elle s'en étoniint. A la rigueur il devait
faire une visite de politesse; m:, s c'est tout ce qu'il avait a prétendre. Il
pensa bien à lencontrer Lise à l'église ; mais dans notre siècle si peu dé-
vot il n'est pas rare de voir un homme comme Léonce répugner à une telle
profanation.
Par cela seul qu'il n'entrait jamais dans une église pour y prier, il n'eût
pas voulu y entrer pour y poursuivre une femme. Ce qu'eût fait un gen-
tilhomme de Louis XIV une heure après être sorti du confessionnal , ce
que ferait encore un Espagnol catholique au moment où il vient d'appro-
cher de la sainte table, l'incrédule Léonce ne voulut pas le faire. C'était
dans toute sa pureté le scrupule que l'athée Canillac exprimait d'une fa-
çon si plaisante à l'abbé Dubr.'s en pareille occasion; il s'agissait d'un
rendez-vous avec une certaine abbesse , la nuit , dans la chapelle de Ver-
sailles.
— Allez-y, si vous voulez, dit Canillac au »ardiiwl, vous êtes lui minis-
tre de Dieu , c'est affaire entre vous ; quant a mi>i,}t ne suis pas assez lié
avec lui pour prendre de pareilles libertés dans sa maison.
Nous ne saurions dire d'où vient cette dilli'rence; mais c* qu'il y a de
sûr, elle existe pour les peuples et pour les hommes; c'est daL< j^ p.avs
les plus fanatiques que les inirigncs amoureuses se suivent oc-ftijaire
dans les églises , et si dans notre France si peu religieuse le tempw de
Dieu sert encore d'abri à quelque aventure de ce genre , on peut être as
sure qu'elle a lieu entre gens qui considèrent ce qu'ils font comme un pé-
ché. Si bien qu'on serait tenîé de croire, comme Canillac, qu'ils entrent
en compte avec Dieu, et qu'ils pensent que l'assiduité de leurs bommases
leur mérite bien quoique indulgence de sa part.
Quoi qu il en piiisse être . Sterny repoussa I idée de suivTC Lise à l'é-
glise, non seulement pour lui, mais encore pour elle: il y avait dans tout
ce que lui insp'.-ait celle jeune l;l!e une ('elicalesse pudique et élégante
comme elle. Si d'une part il no voulait point donner à Lise une mauvaise
opinion de lui en paraissant la poui-suivrc effionlément au milieu de ses
prières, d'autre part il eût craint de toucher par sa présence à cette vir-
ginale piété qu'elle devait apporter au pied de l'autel ; il eût rougi de dé-
llorer une seule des candides croyances de cette ame d'enfant; et peut-
être eût-il moins désiré son amour, si elle n'eût pas gardé touie la pureté
de son innocence.
Quant à enq>lnyor les ressources subalternes, qui sont aux ordres de
tout homme <|ui a de l'or et de l'audace, et dont il n'avait pas craint de se
servir envers les plus gran.'es dames, elles lui eussent fait horreur.
11 pouvait bien rencontrer Lise chez Prosper: mais aller chez Prosper
était aussi peu convenable que d'aller chez M. Liiloine; il n'avait rien à y
faire, et celles l'on cliercliorait les mnlifsde ses visites: et si ou venait à
les di-convrir, il comprenait qu'il en serait honteux comme d'une mau-
vaise aclioii.
Cependant, durant quelques jours, et sans trop se rendre compte de
ses espi'rances, Léonce rompit toutes ses habitudes. Il alla se promener
aux Tuileries.
C'est . se disait-il . la promenade du bourgeois p''i'isien , peut-être y
ponrraiiil trouver Lise.
Il alla dans la même soirée à trois ou a^atre nq.iis théàii-e> qui. selon
lui, dovaicnt être lo speciaele U\on du i. jvtusr,^ oe .''-r» St-I)enis
10
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
en fut pour l'eniiui qu'il y l'pi-ouva : c'(Hait l'époque (le l'exposition des
la!)U\iu\, il V trouva tout le moude. oxcopir- Lise.
— Vraimeut, se dit-il alors, c'est uae folie; quelle est mon espérance?
je n'en ai i)oiiit , je n'en veux pas avoir.
11 se réi était cela tous les jours, cl tous les jours il éprouvait un plus
ardent désir de revoir Lise; tout ce qui l'avait amusé et charmé autrefois,
ne faisait plus que l'agiter sans le satisfaire. 11 était coiuuie un homme
qui, habitué au\ cris de la ville, à son atmosphère lourde, à sa lumière
factice, a son tumulte, ;i ses mille accideus, a tout à coup été transporté
(tans un divin paysage illuminé d'une douce darté, où Hotte une vague et
céleste liarmonié, dont l'air pur rafraîchit la poitrine comme un léger
Iweuvage, où tout ai i ive au cteur comme une caresse invisible. Cet homme
ne voudrait pas assuiémcnt vivre sans cesse dans ces idées où rien ne
pourrait satisfaire la passion dont il vit ; mais dans une heure de lassitude,
il voudrait à tout prix aller respirer cet air, écouter ces murmures et ré-
ver sous ces ombrages frais et embaumés où l'homme retrouve la jeu-
nesse de ses sens, comnie Léonce avait retrouvé près de lui la jeunesse de
son arae.
Mais cet espoir parut sur le point d'échapper à Léonce, lorsqu'un ma-
tin (il était à peine dix heures, et il était déjà levé, habillé ; car, ce jour-
là, il devait assister à Marly à un déjeuner formidable, suivi de l'exéculinn
d'un pari des plus excentik[ues , et terminé par un souper foudroyant et
un jeu furieux), son valet de chambre lui remit une carte : c'était celle de
Prosper.
— I^rosper! s'écria Sterny, qu'il eiUre, faites entrer...
— Mais, monsieur le comte... je lui ai dit que vous étiez sorti.
— Sorti ! s'écria Sterny furieux ; d'où vous vient cette impertinence en-
vers mes amis? qui vous a dit de dire que j'étais sorti?...
— Mais, monsieur le comte... j'ai cru..
Sterny était furieux.
— Sot ! animal ! s'écriait-il.
— Mais ce monsieur doit être à peine au bas de l'escalier.
— Allez donc le chercher, priez le de remonter... allez donc... allez
donc...
A peine le domesti(iue fut il parti, que Sterny s'aperçut de son empor-
tement. I^n ciïet, ses mains tremblaient et il se sentait comme suffoqué. Il
eiU le temps de se remettre pendant que le valet de cliani])re courait après
Prosper et le forçait, pour ainsi dire, à remonter, de façon que Léonce
put l'aborder avec un calme parfait.
— Pardon, mon cher Prosper, lui dit Sterny, si je vous ai fait remon-
ter ; mais j'ai voulu que vous sachiez que, si on vous a refusé ma porte,
ce n'est pas d'après mes ordres.
— Ah! monsieur le marquis, c'est moi qui suis facile de vous avoir dé-
rangé.
— Vous m'eussiez dérangé, Prosper, que je vous l'aurais dit sans façon ;
mais peul-étre en vous voyant refuser ma norte vous auriez pu croiie que
je ne voulais pas vous recevoir, et c'est ce qui n'est pas.
Puis il ajouta en riant :
— Nous ne sommes pas si impertincns qu'on veut bien le dire, que nous
le paraissons, grâces à messiciu-s nos domestiques... Mais asse}ez-vous
, donc, Prosper.
y — Merci, monsieur le marquis ; c'est un peu tua faute, je n'ai pas beau-
\ coup insisté ; je suis avec ma femme en visite de noce, elle m'attend en
'voilure avec ma belle-mère et Lise, et il faut cpic j'aie lini à temps. Nous
avons rendez- vous à une heure, au chemin de fer de St. -Germain, où nous
faisons une partie.
— \Ii ! (lit Sterny, ces dames sont en bas... elles auraient été bien ai-
raablos de me faire l'honneur de monter chez moi.
— Ah ! monsieur le marfpiis, fit l'rosper.
Cette exclamation voulait diie à la fois : elles n'eussent pas osé, parce
que vous êtes un grand seigneur, et ce n'eût pas été convenable, parce
que vous êtes un garçon d'inie réputation hasardée.
— Allons donc, lui dit Sterny, et veuillez leur présenter mes respects.
Mais, au fait, dit-il, j'allais sortir... j'irai jusqu'à leur voiture. Venez!
Et sans attendre la n ponse de Prosper, il prit son chapeau et descen-
dit. Sa voiture était sous la voûte, et à son aspect le cocher cria au re-
mise de Prosper, qui barrait la porte cochère, de se ranger et lit caraco-
ler ses chevaux. Lue tète d'ange, penchée à la portière de la remise, re-
gardait cette belle voiture, lin voyant Sterny qui venait de son côté suivi
de I rosper, elle se retira vivement. C'étaH Lise. Léonce s'avança , se (it
ouvrir la portière, et, monté sur le marchepied, il salua madame Laloine,
la femme de Prosper et Lise qui occupaient le fond de la voiture, tanihs
que M. Laloine et M. Tirlot, le garçon d'honneur, occupaient le devant.
La présence de ce jeune homme au milieu de la famille de Prosper irrita
Sterny : c'était un prétendu, sans doute. Cependant il se fit aussi calme
que possible et dit à madame Laloine :
— Je n'ai pas voulu , madame, perdre l'occasion de vous renouveler
mes rcmerrimeTis pour Prorper, et, si je n'avais pas craint de vous paraî-
tre importun, j'aurais été moi n "me vous porter ceux de mon père.
— De votre père ? dit M. Laloine.
— Oui, monsieur, dit Sterny, c'est lui que je repré.sentais au mariage
Prosper, et j'ai dû lui rendre compte de la mission dont il m'avait char-
Je lui ( idit, monsieur, à quelle alliance honorable son filleul l'rosper
avait été admis, et il m'a répondu en me priant de vous olfrir ses rcmer-
cimens.
Il n'y avait pas un mot de vrai dans tout ce |)etit récit; mais il fut dé-
bité avec une telle bonne grâce, que M. et Mme Laloine en fuieiu confus
de vanité. Cependant Léonce avait à peine osé regarder Lise, et il n'eut
pas la force de lui parler ; il n'avait plus rien à dire, et il se retira en di-
sant :
— Je sais que vous avez beaucoup de visites à liure, je vous laisse.
— Oh ! ce n'est pas nous, dit M. Laloine, c'est Prosper et sa femme, et
nous l'avons accompagné, paii e qu'il eût perdu trop de temps s'd lid eût
fallu venir nous reprendre rue Saint-Denis.
— [A vous allez ainsi rester pendant deux heures en voiture, gênés
comme vous l'êtes, dit Sterny, frappé d'une idée lumiiieuse. Ah ! Prosper
n'est pas galant pour ces dames. En vérité, si j'osais, je proposerais à M.
et Mme Laloine de moiuer chez moi : il viendrait vous y reprendre, c'est
à cinq UKuntes du chemin de fer.
M. Laloine et sa femme refusèrent d'abord, mais avec un embarras qui
semblait montrer qu'ils eussent voloiuiers accepté la proposition d'un au-
tre que d'un marquis comme Sterny. Heureusement que Mme Laloine
avait encore, malgré ses quarante-quatre ans, sa part de curiosité fémi-
nine, et ce fut elle qui accepta la première. M. Laloine descendit, Mme
Laloine descendit; mais Lise ni M. Tirlot ne bougèrent. Ce n'était pas là
le compte de Sterny.
— Et mademoiselle Lise?
— Oh ! reprit celle-ci avec un petit sourire malicieax, maintenant nous
sommes à notre aise.
— Et vous, monsieur, dit Mme Laloine en s'adressant au garçon d'hon-
neur.
— Moi? répondit celui-ci d'un airrefrogné, on ne m'a pas invité,
La mauvaise humeur de celui-ci servit Sterny mieitx que toute son
adresse n'eût pu le faire. Mme Laloine pensa que. lorsque Prosper et sa
femme monteraient faire une visite. Lise et M. Tirlot se trouveraient seuls
dans la voilure. Certes, elle coiuiaissait assez sa lille et le garçon d'hon-
neur pour être sûre qu'il n'y avait pas le moindre inconvénient; mais elle
s'imagina qu'il avait pu penser à celte circonstance, et, en mère prudente,
elle ne voulut pas qu'il eût l'air d'avoir pris cet avantage sans sa permis-
sion, cl elle dit à Lise, d'un ton dont la sécheresse s'adressait plutiit à M.
Tirlot qu'à sa lille :
— Descendez, Lise.
Lise obéit avec une petite moue triste en apparence et un ravissement
dans le cœur ; car, bien plus que sa mère, elle désu-ait entrer dans la mai-
son de ce beau marquis, dans la redoutable tanièie du lier lion.
Comme ils montaient, M. Laloine se rappela tout à coup la voiture de
Sterny.
— Mais vous alliez sortir, monsiem'?
— Oh! reprit Léonce, j'ai le temps... J'allais visiter ime maison de
campagne aux environs de Saint-Germain, et que j'y arrive h midi ou à
deux heures, cela m'est foit iiulillérent.
^ Ah! dit M. Laloine, Prosper nous a dit que vous en possédiez une
fort belle à Seine-Port.
— Aussi n'est-ce pas pour moi. C'est pour mon oncle, le général R...,
qui aime beaucoup la campagne, mais qui, ayant affaire tous les jours au
ministère de la guerre, désire acheter quelque chose à Saint-Germain, de
manière à pouvoir arriver le matin et partir le soir.
M. Laloine n'en demanda pas davantage ; mais Lise jeta un regard à la
dérobée sur Léonce, qui mentait assez adroitement pom' tromper un père,
trop gauchement pom- ne pas être deviné par une jemie fdle. Une petite
circonstance vint presque aussitôt confirmer Lise dans le soupçon qu'elle
avait éprouvé. Léonce avait fait entier M. et Mme Laloine, ainsi que Lise,
dans son salon, et, oubliant qu'une simple portière le séparait d'elle, il
avait dit tout bas à son valet de chambre, avant de les suivre :
— Va dans un cabinet de lecture, et tâche de me procurer toutes les Pe-
tites-Ailiches que tu trouveras.
Lise l'entendit, et lorsque Sterny rentra, elle le regarda d'un air si mo-
queur, qu'il vit qu'U avait été deviné. Mais il n'y avait pas de colère dans
ce regard, et c'était presque une approbation de sa ruse.
Lise était entrée avec une curiosité d'enlant dans l'appartement de
Sterny ; mais, dès qu'elle y fui, ce sentiment devint plus sérieux et pres-
que timide ; il lui sembla éue dans un endroit dangereux. Sous ces tentu-
res magnifiques, parmi ces trophées d'armes damasquinées, près de ces
étagèrc^s couvertes- d'objets d'or et d'un goût exquis ; dans cette demeure
où il n'y avait rien qui fût à l'usage d'une femme, elle se sentit mal à l'aise
comme si elle eût été seule dans un cercle d'hommes ; il lui sembla qu'on
y respirait un air moins cliastc que celui de sa blanche chambre, que celui
qui venait à travers les Meurs de sa lenétre.
Quant à M. et Mme Laloine, ils étaient tout curiosité pour les belles
choses étalées autour d'eitx. Mme Laloine surtout examinait les étagères
avec une foule d'étonnemens, mais elle n'osaii toucher à aucun des cliar-
mans objets qui les ornaient, et à chaque instant elle appelait Lise peur
les admirer avec elle. Lise obéissait, mais elle regardait a peine ; un sin-
gulier sentiment d'ellroi s'était emparé d'elle, et elle répondait seulement
d'une voix altérée :
— Oui, oui, cela est U-ès beau.
Au moment où Mme Laloine montrait à Lise, non comme un objet pré-
LE MAGASIN tUTERAIRi;.
11
deux, mais au moins comme singuJaiité, une petite pantoufle pîacûe parmi
tous ces objets d'art et tle bronze, Lise fronça le sourcil et répondit d'une
voix plus altérée encore ;
— Oui, c'est très joli...
Mme Laloine s'en aperçut et lui dit d'un ton alarmé :
— Est-ce que tu soutires ?
— Un peu, dit Lise en appuyant la main sur son cœur.
— Ah ! s'écria Sterny... on étouH'e ici...
— Un verre d'eau sucrée et un peu de fleur d'oranger, s'il vous plaît,
dit Mme Laloine avec inquiétude... l'ardon, monsieur le marquis.
Léonce ne soinia point, il ouvrit une porte, entra lui-même dans sa
cliambie, prit sur sa commode un petit plateau où se trouvait ce qu'on
appelle un verre d'eau sucrée, et l'apporta lui-même dans le salon.
— Oli ! pardon... pardon, lui dit Mme Laloine, cette enfant est un vé-
ritable embarras.
Mme Laloine arrangea le verre d'eau et Lise le prit; sa main tremblait.
Elle le but; mais avant de le poser sur la table, elle regarda deux lettres
inci'ustées dans ce verre à la façon des verres de Bohême ; ces lettres se
retrouvaient sur toutes les pièces de cristal de ce plateau. C'étaient ini A
et un C. Il n'appartenait donc pas à Léonce. Il vit cette attention, et pre-
nant le veri'e des mains de I ise, il lui dit d'un air triste et avec un accent
dont l'émotion la fit tressaillir :
— C'est le chiffre de ma mère, mademoiselle.
Elle leva les yeux sur lui ; il était attendri sans doute par ce souvenir ,
car il posa le verre sur le plateau et se dit tout bas.
— C'est étrange.
— Quoi donc? lui dit Mme Laloine.
— Tenez, lui dit-il, pardonnez-moi celte émotion. Il y a quatre ans,
ant à Nuremberg , je lis faire ce verre pour ma mère ; j'arrivai en France
cœur joyeux , car je savais que cette bien pauvre attention lui ferait
! aisir. Elle était morte la veille de mon arrivée , frappée comme par la
i udre. Je gardai ce verre comme un souvenir d'elle... Personne ne s
élait servi jusqu'à ce jour. Je ne puis vous dire, mais cela m'a rappelé 'en
si tris te moment ! un
Mme Laloine se taisait; mais Lise regardait Sterny avec un doux saisis-
sement de joie.
— Madame votre mère est morte bien jeune, lui dit Mme Laloine.
— Trop jeune pour moi, madame; elle était si noble, si bonne, si belle.
Je veux \ ous montrer son portrait ; il est là dans ma chambre. Venez ,
madame, venez ; vous aussi , mademoiselle, je vous en prie. Je veirx que
vous connaissiez ma mère.
Ils entrèrent dans cette chambre et regardèrent ce portrait. C'était un
chef-d'œuvro de peinture, représentant un chef-d'œuvre de beauté.
— N'est-ce pas, dit Sterny, qu'elle était belle ?
— Ah 1 oui, dit Lise avec un doux accent et les mains jointes devant ce
portrait, comme si elle eût été en face de la Vierge.
— Voici le portrait de mon père, dit Sterny à M. Laloine.
Le mari et la femme s'en approchèrent pour le regarder ; mais Lise resta
devant celui de Mme Sterny; ce portrait était animé d'un sourii-o doux et
bienveillant, et un profond soupir s'échappa de la poitrine do Lise. Il lui
sembla qu'une femme d'un si céleste visage avait dû donnera son lils quel-
que chose de l'anie charmante et chaste qui respirait dans ses traits. Ils
quittèrent cotte chambre, et Lise revint au salon le cœur soulagé et pres-
que heureuse.
L'inspection recommença, et Lise retrouva la pantoufle : la iianloufle
l'intriguaii; mais il était difficile de s'enquérir de son origine, r.epoudant
l'occasion vint d'elle-même. Arrivé à une certaine table, Sterny eut à ex-
pliquer la valaur des objets qui s'y trouvaient : cette clé avait été faite par
Louis XVI, cette cassolette avait appartu à la reine Anne d'Autriche, ce
livre de mcsso à Mme de Maintcnou.
— Et cette panloulle?
— Cette panloulle est à moi , dit Sterny en riant.
— Comment à vous? dit Mme Laloine.
— Ah ! reprit Sterny, c'est une des folies de ma jeunesse.
— Ah ! dit Mme Laloine d'un ton grave , comme si elle eût craint que
cette folie ne fiit d'une nature équivoque.
Mais Lise n'éprouva pas cette crainte : quoique chose l'assm'ait que si
c'eût été un souvenir pou séant, Léonce ne lui eût pas répoiulu avec cet
air de franchise joyeuse.
— C'est peut être la pantoufle de Cendrillon ? dit Lise en riant.
— Ah ! c'est bien extraordinaire . dit Sterny, cllé'a fait tourner la tète
il un vrai prince, et c'était moi qui la portais.
— Conunont cela? dit M. Laloine.
- Ah! c'est assez diffirile à dire; mais il y a une dixaina d'années.
jav
M
ivais une petite ligure de femme et je ressemblais beaucoup à ma sœur;
. d'AutenesIa rochorchait alors en mariage, et se montrait très jaloux
de sa gailé. Mon boau-IVère, car il l'est devenu, est bien certaliieinonl un
lionnno d'honneur, mais un rien olfensait sa sévérité et sa manie de l'éti-
quoiie, ol une fois il avait gravement fait observer à ma nu'-re (|no ma
sœur était en pantoufles un jour oii se Iriuivaient, dans le salon, deux ou
trois jonnes gens. Les pantoutles avaient frappé M. d'.\uterres comme luie
inconvenance.
Lu soir do carnaval qu'il nous avait qniltés en nous disant (pi'il allait au
bal do l'Opéra . je ne sais quelle folle idée me prit de le tourmenter ; je
m'habillai en femme, et, en souvenir de son amour de l'étiquette , je mis ,
au lieu de souliers , les pantoufles de ma sœur.
— Vous avez mis ces pantoutles? lui dit Lise d'un air incrédule et ou-
bliant à qui elle parlait.
— Mais je pouvais les mettre dans ce temps-là , mademoiselle , dit Ster-
ny en souriant.
Malgré elle , Lise avait jeté des regards sur les pieds de Léonce , et ces
pieds étaient charmans.
— Que vous dirai-je? reprit celui-ci presque aussi embarrassé qu'elle,
j'arrive à l'Opéra, et m'étant fait poursuivre par quelques amis, je me
précipite tout à coup au bras de M. d'Auterrcs en lui disant :
-— l'rotégez mon honneur !...
D'Auterrcs se retourne , et alors je lui avoue d'une voix tremblante que
je suis une jonne fille qui, poussue pai- un curiosité invincil)le , s'était
échappée de Ihôtel de sa mère pour voir le bal de l'Opéra , que j'étais
tremblante, égarée, perdue. En disant cela, j'avais entraîné M. d'Auterrcs
dans un coin isolé; je m'étais laissé tomber sm- un siège, et tandis qu'il
me moralisait en me demandant qui j'étais et en me jurant de me proté-
ger, j'avance le pied ; il ne voit rien ; je me démène si bien que quelqu.'un
me heurte et que je m'écrie :
— Ah ! on vient de m'écraserle pied.
Je l'avance de nouveau; il n'y avait pas moyen de ne pas regarder.
M. d'Auterres voit la pantoufle; il devient pâle comme un mort et se tourne
vers moi en s'écriant :
— C'est impossible !
Alors je feins d'éclater en sanglots, et je lui dis :
— Hélas ! oui, c'est moi ! reconduisez-moi chez ma mère !
11 était si stupéfait, que ce fut moi qui le fis sortir de la salle plutôt qu'il
ne me conduisit ; nous montâmes dans sa voiture, et alors il sembla re-
prendre ses sens , pour s'écrier de nouveau : C'est impossible ! A ce mo-
ment, certain que la lumière des lanternes éclairait assez mon visage pour
qu il pût apercevoir mes traits , sans pouvoir cependant les reconnaître ,
j'ariacfie mon masque, et il s'écrie :
— C'est vous... oui, c'est vous, mademoiselle.
Un second regard pouvait cependant me trahir : je cachai ma confusion
et mes larmes dans uion mouchùh-, et nous arrivâmes ainsi à l'hùtcl. Ma
mère iece\ ait, et il y avait encore du monde. M. d'Auterres la fait appeler
mystérieusement dans sa chambre, où je m'étais jeté sans rien dire sur un
divan, la tête sur un coussin pour me cacher. Ce fut alors que M. d'Auter-
res, d'un air profondément lugubre et solennel, chercha à expliquer à ma
mère les terribles nouvelles (|uil avait à lui apprendre.
— Ce secret, s'écria-t-il d'abord, mourra dans mou sein; mais vous
comprenez que mes projets, mes espérances, sont à jamais auéauiis.
— Mais que voulez-vous dire ?
— Hélas ! reprit-il en me montrant, la voilà... c'est une imprudence,
une grande imprudence ; mais vos conseils, l'exemple de votre vertu...
— En ellet, dit ma mère, (fic\ est ce domino?
— Ah ! madame, ilit M. d'Auterres, ne l'accablez pas de votre colère.
Je n'ose vous dire.
— Mais qui otes-vous donc ? me dit la marquise.
— C'est moi, ma mère, lui dis je en grossissant ma voix.
— Toi, Léonce, dit ma mère en riant. Ah ! reprit-elle, je ne suis pas si
sévèie que d'eu vouloii- à mou fils d'avoir été au bal de l'Opéra.
— Léonce ! s'écria M. d'Auterres, votre fils !... liais mademoiselle votre
fille?
— Elle est au salon.
M. d'Auterres éprouva un moment d'hésitation qui lui fit garder le si-
lence. 11 eut envie de se fâcher, et te premier regard qu'il jota sur moi fut
terrible; mais j'avais un air si modeste et ma inere un air si ébahi, qu'il
prit le parti de rire ol de raconter la m_\ stification à uia mère.
Elle fut sur le point de se fâcher de ce que M. d'Auterres avait pu croire
ma sœur capihx' do cette inconséquence; mais le iwuvre préieadu répé-
tait toujour:^ :
— Ce sont les pantoufles... cette pantoufle, disait -il, si petite...
— Mais, ma lille, monsieur...
— Qui diable eût pu penser, reprenait-il, qu'un homme eût pu rhauss,-r
CCS maudites paniouiles?
Je pris un air tragique et je lui dis gravement :
— Eh bien! monsieur, la voici, celte pantoufle, pn'uez-la. et si j.ini.»i>
il vous venait un soupçon sur ma sœur, qu'elle vous rappelle vos iujU--tos
déliaucos.
Je l'accepte, dit M. d'Auterrcs.
— Et moi je prends l'aulie, lui ilis-je. Je vous la rendrai le jour où ma
sœur me la demamlora. '.
Voil.'i dix ans qu'ik sont mariés, et M. d'Auterres n'a pas encore osé
raconter à sa femine ce dont il a osé la soupçouuer; aussi l'ai je gardir.
Voilà l'hisioire de cette panloulle.
Cependant le temps se p;vss;ii( , cl Lise, tout h fait remise, furetait par-
tout comme un enfant curieux. A ce moment, un domestique entra et dé-
posa un énorme paquet de l'etites Afhches sur la table.
— \oilà ce (|u'a ilomande monsieur le uurquis.
— Bien, fil celui-ci en les jeianl dans l'oucoignurc d'un meuble et en re-
venant à M. et Mme Laloine pour les o'nnccher de voir ce que ce pouvait
«Miv, et il leur dit on même temps :
12
LE MAGASIN LITTÉRAIRE,
— Est-cp que vous clos curieux de ces petites choses? j'en ai une col-
lection dans ce cabinet; veuillez y passer.
Il entra avec AI. et Mme Laloiue ; mais Lise ne les suivit pas.
Léonce était sur les épines; heureusement, M. Laloinc avant aperçu
(Iiielques objets soigneusement placés sous un verre , demanda ce (juc
c'était.
— Oh ! ceci est très précieiLX, dit Léonce , ceci a appartenu h l'empe-
reur.
A ce nom, AI. Laloine se redressa.
— A l'empereur ! répéta t-il. Ah ! vous êtes bien heureux !
— Cette talj;i!ière lui a apparienii et il s'en est servi.
— Permettez que Je la voie, dit M. Laloine d'un ton presque ému.
Léonce la tira de dessous le globe, et une idée heureuse lui vint tout à
coup.
— Vous avez été militaire ? monsieur Laloine.
— Oui, monsieur, reprit Laloine avec un gros soupir, de 1808 h 18Ui.
— Eh bien ! monsieur, un pareil objet, (jiii n'est pas une curiosité pour
moi, vous serait peut-être bien précieux; i)ermettezquejc vous ollre celte
tabatière.
— Ah ! monsieur, jamais... je ne voudrais pas.
— Je vous en supplie.
Cela dura cinq minutes, mais M. Laloine accepta.
— lise ! Lise ! s'écria-til en allant vers le saloiu viens donc voir ce que
m'a donné AI. de Sterny!
Lise entra ; elle était agitée et tremblante comme si elle eût fait une
mauvaise action. Sterny profita de ce moment pour sortir. Le paquet de
PetitesAIBches était dispersé, et l'un des cahiers était resté ouvert sur un
fauteuil... H le prit et le regarda. A la dixième ligue de la page, il y avait :
" .Maison de campagne à vendre à Saint-Ceruiai:!... » 11 resta comme
frappé de bonlieur, et, comme il entendait revenir M. et Mme Laloine, il
prit le cahier et le cacha sous son liabit.
Quand lise reparut, elle était triomphante; elle jeta sur Sterny un re-
gard si gai, qu'il ne sut que penser.
Etait ce un hasard, une curiosité d'enfant qui avait poussé Lise à lire
ces Petites A niches? Eiait-ce pour se mettre d'intelligence avec lui qu'elle
avait fait cela? ou plutôt n'était-ce pas une leçon qu'elle avait voulu lui
donner?... 11 retomba dans une cruelle incertitude.
Cependant il voulut profiter de son avantage, et s'avançant vers Mme La-
loine, il lui dit d'un air gracieux:
— Mais vous , madame , ne pourrais-je pas vous prier d'emporter un
peth souvenir de votre bonne visite ?
Mme I aloine hésita; mais ce que Sterny lui oITrait était si peu de chose,
qu'elle aurait eu mauvaise grâce à le lui refuser.
— Et , répéta-t-il d'un air dégagé , mademoiselle Lise voudra bien
aussi...
Lise l'interrompit vivement.
— Oh! merci, monsieur; je ne veux rien... moi.
Ce moi avait quelque chose de significatit qui semblait dire qu'elle ne
voulait rien accepter au titre auquel on voulait le lui olirir.
— Oh ! dit M. Laloine, c'est trop de bonté ; nous avons l'air de vouloir
vous dépouiller.
— Alerci pour ma fdie, dit Aime Laloine ; ce serait abuser.
— D'ailleurs, dit I ise d'un ton dégagé, toutes ces choses sont si bien à
leur place qu'il faut les y laisser.
— Il y en a, dit Sterny en la regardant avec intention et en lui mon-
trant les Petites-Affiches , qui prennent un prix inestimable à être dépla-
cées.
— Oui, dit Lise avec un effort de gaîté ; mais c'est comme la pantoulle,
on croit y voir ce qui n'y est pas.
La (igure de Sterny laissa échapper un mouvement de dépit ; il se tut,
et tirant de son sein les Pelites-AHidies, il les froissa dans ses mains et les
jeta loin de lui. M. et Aime I aloine, occupés à regarder la tabatière im-
périale, ne virent poiiU ce mouvement ; mais Lise l'aperçut et en fut heu-
reuse; mais sa gaîté s'envola et elle suivit attentivement les mouvemens de
Sterny. I éonre, redevenu maître de lui , se montra aussi empressé , aussi
bienveillant qu'avant cet incident avec AI. et Aime I aloine, mais avec une
nuance imperceptible de grand seigneur qui s'étudie à une evquise po-
litesse. I ise le regardait, l'écoutait, il lui plaisait ainsi; il était si élégant,
si gracieux ; de cette façon , il ne lui faisait plus peur ; elle le trouvait
naturel.
Enfin , AL Laloine parut attendre l'heure avec impatience et dit à
Sterny :
— iNous vous avons dérangé : l'heure se passe et vous arriverez trop
tard à Saint-licrmain.
— .le n'irai pas sans doute aujourd'hui, dit Sterny.
— C'est nous qui en sommes cause.
— Non, madame, non, dit I éonce ; d'ailleurs, j'ai oublié que je devais
aller t ouver quelqu'un à Saint-Germain pour me donner l'adresse de cette
maison, et on se sera ennuyé de m'aitendrc : j'iiais iiuitiicmcnt.
— Oh ! dit I ise en lu siiant , je cro) ais qu on trouvait toutes les adresses
des maisons à louer dans les Petlics-Alliches.
Sterny la regarda ; celle-ci baissa les yeux. Il y avait dans son ame
011,"'""° chose aui l'emportait malgré sa volontC-, et quelque chose, qui
la faisait rougir presque aussitôt. Mais Sterny l'avait comprise , et il s'é-
cria :
— Mais c'est vrai; j'ai là précisément le numéro où se trouve cette
adresse.
11 le reprit et on parla maison de campagne.
Cependant l'rosper n'arrivait pas. AL et ^Ime Laloine. impatientés, ou-
vrirent une fenéire, comme si eu le regardant arriver de loin cela dût le
faire venir plus tôt. Ce fut en ce moment que Sterny s'approcha de Lise
et lui dit tout bas.
— Vous avez été bien cruelle de refuser un petit souvenir.
Elle se tut et parut très émue.
— Alaintenant que vous m'avez pardonné , reprit-il, acceptez quelque
chose.
Elle n'eut pas le temps de refuser, car son père se mit à crier :
— Voici I rosper !
Il n'y avait plus à espérer... mais au moment où M. Laloine prenait son
chapeau. Lise cria :
— Bon, j'ai perdu l'épingle qui attachait mon châle.
Sterny courut à sa chambre, arracha une pelotte pendue à la cheminée,
et revint ; mais déjà le ch'ile était épingle.
— Pardon, dit Mme Laloine, je viens d'en donner une à cette petite
étom'die.
Sterny jeta la pelotte sur la table avec chagrin. Alais Lise s'en appro-
cha doucement et sans regarder, elle chercha la pelotte de la main, y prit
une épingle et Pattacha à son ch'ile. Sterny la vit, il se serait rais à ge-
noux de\ant elle s'il avait osé. Il était si heureux qu'il n'eut plus peur et
dit alors :
— Alais au fait, j'y pense, si au lieu d'aller à Saint-Germain dans ma
voiture, j'y allais en chemin de fer, je rattraperais le temps perdu.
— C'est vrai , dit Al. Laloine.
— Eh bien! je vous demande la permission de vous conduire jusqu'au
chemin de fer. l'rosper nous suivra et nous partirons tous ensemble.
La proposition fut acceptée, et AI. et Aime Laloine montèrent avec Lise
et Sterny dans la calèche qui attendait, tandis que le remise de Prospcr
suivait à grand'peine le fringant équipage du lion. Jamais Sterny n'avait
été si heureux de sa vie.
VIL
L'arrivée au chemin de fer fut moins gracieuse que Sterny ne se l'ima-
ginail. Quand les amis et surtout les amies de la famille Laloine virent
entrer dans la grande salle d'attente le beau Léonce avec les marchands ,
on chuchotta et l'on se dit tout bas :
— Ah ça! est-ce qu'on nous amène ce grand monsieur? — Les Laloine
sont fous. — 11 n'est pas invité , nous ne le connaissons pas.
Sterny devina au premier coup d'oeil la réprobation qui le frappait , et
Lise s'en aperçut aussi. Elle en devint triste , car ce fut pour elle un aver-
tissement de la dislance qui la séparait du beau Léonce. A ce moment
elle lui eût presque demandé pardon de lui avoir attiré cet accueil déso-
bligeant. Alais Sterny n'était pas homme ni à s'en laisser intimider ni à
.s'en fâcher. 11 salua le monsieur à la question des sucres d'un air charmé
de le rencontrer, et sans humeur, sans alfectation, il lui raconta quH allait
à St-Gcrmain, voir une maison de campagne. Du moment qu'on sut qu'il
n'était pas de la partie, on ne fit plus attention à lui ; mais ce n'était pas le
compte de sterny , il voulait être de la partie et se dit que le sucrier l'in-
viierait d'nne façon ou d'une autre.
Lii dessus il revint par un détour assez bien ménagé et entama , avec
une attention extrême , une discussion d'économie politique du premier
ordre. L'heure du départ arriva. Sierny descendit la rampe du débarcadè-
re, toujours discutant et argumentant contre M. Guraullot (c'élait le nom
du sucrier), et la discussion tenant , il mttnta ;» côté de lui dans un wagon
sans qtie celui-ci s'imaginât q e le marquis avait d'autre intention que d'é-
couter ses savantes dissertations.
Cependant Al. Guraullot ne tarissait pas, et comme le voyage est rapide ,
Sierny , qui avait besoin de changer le sujet de l'entretien, commençait à
s'impatienter, lorsque tout à coup il tira sa montre en s'écriant :
— Bon , je manquerai mon rendez-vous.
— Hein ! fit le sucrier si brusquement interrompii.
— Pardon, dit ."^teruy, j'avais donné rendez-vous à un architecte pour
visiter cette maison avec moi , et il ne m'aura pas attendu.
Sierny proliiait, en habile faiseur de contes, des personnages imaginaires
qu'il avait déjà inventés pour AI. Laloine.
— C'est donc une acquisition bien importante que vous a'iez faire ?
— Je ne sais ce que c'est , dit Sterny , les renseignemens qu'on prend
dans les Pciiics-/lfjii lirs sont si vagues ; maison de campagne à vendre,
dit-il , cela varie de 10,000 francs à 100,000, de façon que je vais un peu
,à l'aventure.
— Pardon, lui dit AI. Guraudot, je connais un peu Saint-Germain : où
est la maison que vous allez voir ?
— Voyez, lui dit Sterny eu lui montrant les Prtltcs-/1 /fiches.
— Mais c'est une charmante maison , je la connais , e!le ouvre sur la
foret ; c'est très considérable , et l'on (ht que l'intérieur est fort beau.
— Ah ! tant mieux!
— Vous ne la connaissez donc pas ?
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
13
— Je n'y siiis jamais entré. Ce que je vomirais surtout savoir , c'est si
la maison est d'une construction solide , et j'avoue que je n'y entends
rien.
I — Ce n'est pas une chose si diilicile que vous pouvez le croire.
; — Pour une personne comme vous, monsieur, qui me paraissez avoir
i les connaissances pratiques en touics clioscs ; mais moi !
— 11 est vrai qu'au Ijcsoin je ne me laisserais pas tromper, reprit M. Gu-
raullot dun airsuperlie.
— Vous éies bien heureux ; mais quand on est ignorant et qu'on a la
maladresse de ne pas se faire accompagner par un homme de l'art , on a
tort , quoique à vrai dire , monsieur , je ne me fie guère à la bonne foi des
architectes.
— Je le crois bien , monsieur.
— Et que je préféiasse prendre les avis d'im connaisseur désintéressé ,
comme vous, par exemple.
— Ah ! monsieur...
11 estinuiile de pousser plus loin ce dialogue : on n'était pas arrivé h
Saint-Germain qu'on était convenu que M. Guraullot accompagnerait
Sterny dans îa maison. Le sucrier annonça celle importante nouvelle à sa
femme et à ses lilles, et il fut convenu qu'il rejoindrait la société dans la
foret. Sterny avait espéré qu'on lui demanderait ce qu il coaiplait faire en
sortant de la maison , et qu'il aurait occasion de répoudre qu il avait toute
sa journée libre: mais Mme Laloine lui lit des adieux très formels et des
remercimens empressés , et il n'y eut pas l'ombre d'invitation.
A ce moment , Sterny fut si désappointé , qu'il se prit de colère contre
lui-même, et fut sur le point d'abandonner le sot rôle qu'il jouait; mais il
regarda Lise. Lise regardait sa mère connue si elle eiit pu lui inspirer ,
par la puissance des yeux , la pensée qui la dominait. Sterny crut la de-
viner, il se résolut à tenter la fortune jusqu'au bout. Mais rien ne lui
réussit de ce qu'il avait tenté, et il se sépara de la compagnie, monta à pied
les rudes escaliers , gagna ladite maison qui était vendue de la veille , et
se sépara de M. Guraullot, qui crut pouvoir atteindre la société et prit
une allée de la forêt qui menait aux Loges. Quant à Sterny , triste, désolé
et dépité surtout, il revint du côté de la terrasse, et au moment où il sor-
tait de la forêt par la porte qiù ouvre de ce côté, il se trouva au milieu de
la compagnie riant , se disputant et se faisant harnacher ânes et chevaux
pom' courir h travers bois.
— Déjà de retour, monsieur ! lui dit M. Laloine.
— Et mon mari , monsieur , qu'avez-vous fait de mon mari ? s'écria
Mme Guraullot.
— Mon Dieu, madame , lui dit il . nous avons trouvé la maison vendue,
et alors il a pris le plus court chemin pour aller aux Loges , croyant que
vous deviez y être déjà.
— Ah ! bien oui , dit M. Laloine , voilà une heure que ces petites filles
nous font eniager : elles veulent toutes des chevaux , on est allé en cher-
cher, et nous attendons là depuis une heure.
— J'en suis fâché pour monsieur votre mari , dit Sterny à Mme Gurau-
llot, c'est ma faute , j'ai été plus qu'indiscret en acceptant son oUie ami-
cale. Veuillez , madame , lui en faire mes excuses.
Comme il allait se retirer en voyant que personne ne l'engageait à res-
ter, il entendit vime Laloine s'écrier avec peur :
— Lise , Lise , ne va pas si vite ! Lise... Lise !...
Mais Lise venait de sortir de la cour du manège sur un petit chevalet
le faisait galoper tant qu'il pouvait; elle lit ainsi une centaine de pas et
revint du même train jusque auprès du groupe où elle aperçut Sterny qui
la salua avec un sourire courtois. Elle devint rouge comme une cerise,
puis elle sembla le remercier de ce qu'il était revenu. A ce moment Sterny
se prit à crier toul à coup :
— Eh ! groom !
Un rustre de paysan eut l'effronterie de se présenter à cet appel , et
Sterny lui dit :
— Comment , butor , vous laissez monter une femme sm' une selle qui
n'est pas mieuv sanglée que ça ! il y a de quoi la tuer... Vous ne savez
donc pas votre métier , imhécile ! It sans attendre la réponse, il passa à
la droite du cheval et serra les sangles lui même avec une aih'essc et une
vigueur qui s iipélièrent le loueur de chevaux.
— Merci , lui dit Lise si bas que ce merci n'était que pour lui et pom'
autre chose sans doute que ce qu'il venait de faire.
11 allait pcui cl e lui parler; mais Mme Guraullot vint poiu- ainsi (Ure le
prendre aucoUoiet lui dit :
— Ah ! monsieur , sovez donc assez bon pour voir si les selles de mes
filles sont bien arrangées.
— Avec îjraild plaisir, lui dit Léonce.
Et le voilà faisant le palefrenier pour touies ces dames e! demoiselles
avec une lionne grâce , un empressement si franc, que Aime Guraullot se
mita dire à M. Laloine :
— Je suis sure (pie s'il venait avec nous, il nous monirerait les beaux
endroits de la lord ; vous qui le connaissez , vous devriez I inviter ?
— Ah! lit M. Laloine, voulez-vous que je me fasse moquer de moi , ce
serait une drôle de partie de plaisir à proposer ,i un honune comme lui.
— lîali! laissez donc, dit Mme Guraullot, je vais lui demander s'il veut
être du pi(pieni(iue.
M. Laloine arrêta Mme Giuaullolavecdesycux courroucés; mais celle-ci
ne se tint pas pour battue, et alla au moins lui demander le chemin le plus
court pom- arriver aux Loges.
— C'est assez diilicile à vous expUquer , madame, lai répondit-il; mais
une fois dans la forêt je jjourrai vous le montrer.
— Ah! je vous en prie, monsieur le marquis, ne vous dérangez pas ,
s'écria M. Laloine... \raiment, madame Guraullot, vous abusez...
— Pas le moins du monde, répondit Sterny , c'est l'affaire de vingt mi-
nutes, et je n'ai rien qui me presse.
M. Laloine prit un air de désolaUon , très contrarié de l'indiscrétion de
Mme Guraullot.
— Je lui paie la dette que j'ai contractée avec son mari , lui dit Sternv ,
c'est justice.
Ou partit : les jeunes filles et les jeunes gens à cheval, les grands parens
et Sterny à pied.
On alla d'abord doucement, les mamans criaient sans cesse qu'on allait
se blesser. Mais peu à peu et lorsque les indications de Sterny curent as-
suré le chemin, on s'éloigna, on s'emporta, allant, revenant ,'et riatit des
fichus qui s'envolaient, des chapeaux qui se détachaient. Sternv causait
gravement, suivant Lise des yeux, Lise qui paraissait l'avoir oublié et qui
n'était pas la moins folle de cette volée déjeunes filles.
Pauvre Sterny, que de soins pour obtenir une invitation à un mauvais
dîner, que de sottises accomplies en un jour ! A quel métier élait-il descendu
peu à peu : il avait sanglé l'ane de Mme Guraullot, et encore n'était-il pas
arrivé à son but. L'ne fois encore il trouva qu'ildevcnait dupe. Lise courait
joyeuse et indillérentc sans s'occuper de lui , il prit donc le parti définitif
de se reliier ; il était furieux contre elle.
A ce moment un cri |)erçant partit d'une allée détournée.
— C'est Lise, cria Mme Laloine.
Elle n'avait pas achevé de parler que Sterny s'était élancé vers l'allée à
travers le bois.
Il arriva près de Lise qui était très paisiblement sur son cheval, tandis
que M. Tirlot s'éponssetait et redressait les bosses de son chapeau; Lise
avait eu peur : voila tout. Sterny, rassuré sur son compie , ne la regarda
même pas, et retournant vers Mme laloine, U cria de loin :
Ce n'est rien, madame, c'est M. Tirlot qui est tombé.
Mme Laloine arri\a presque au même instant, et tout eflrayée de cet ac-
cident , elle dit à Lise :
— Vovons , ma lille , descends de cheval , ce qui est arrivé à M. Tirlot
peut t'arriver.
— Alais, maman.., dit Lise d'un air boudeur.
— Allons, sois raisonnable, lui dit son père, puisque ta mère a peur.
Lise dit avec humeur :
— Ah! monsieur Tirlot, vous êtes d'une gaucherie... c'est moi qu'on
punit de votre maladresse.
— De ma maladresse, mademoiselle ! je voudrais bien vous voir sur cette
bête enragée. Voi:à deux fois qu'il me jette par terre, cai' je suis déjà tombé
là-bas sans rien dire.
— Alors pourquoi avez-vous crié ici?
— (c n'est pas moi, dit Tirlot, c'est vous.
— Mais la dernière fois aussi \ous êtes tombé trois fois, et maman n'a
pas eu peur pour ça.
— C'est que tu étais avec le capitaine Simon , lui dit M. Laloine , qu'il
était à côté de toi, et que je me fiais à lui.
— En vérité, dit Sterny, si j'osais... et pour ne p is priver Mlle Lise de
ce plaisir, je ra'ollie à l'accompagner et je réponds d'elle.
— Mais vous n'avez pas de cheval , monsieur Lionce , ditcllc d'un air
chagrin.
— Peut-être que M. Tirlot ne voudra pas remonter le sien.
— Je vous demande pardon , répondit Tirlot d'un ton sec , j'en aurai
raison.
— Soit, monsieur, dit Sterny.
M. Tirlot enfourcha de nouveau son cheval, et voulant faire le brave, i!
s'avisa de lui donner trois ou quatre coups de cravache il'imimal se cabra,
rua, sauta, et ron\oya M. I irlot sur le chemin.
— (.'est bien làii, dit Lise.
— Vrai, dit Tirlot... Eh bien! je conseille à monsieur d'en goùlcr , il
verra.
— Volonliei-s, dit Sterny.
— Je donnerais cent sous , dit Tirlot à Mme Lalomc , pour que voir e
marquis descendit la gartie.
Le cheval était ri'lif; mais il ne fallait pas un cavalier si evercé que
Léonce pour le réduire, et M. Tirlot eut touie la honte de sa chute et toute
la rage du sucrés de l.conre.
On n'avait pas félicité encore Sterny que Lise, s'élauraui dans l'allée où
ils se trouvaient, se mit à ga oper.
— Ah! mon Dieu, suivez-la , monsieur de Sierny, s'écria Mme L^:-
loine.
Léonce ne se le fit pas répéter, quoiqu'il eût contre Lise une colère
qu'il se promoitait bien de lui témoigner par sa froideur. Mais il semblait
<pie colle jeune Idle eàl sur lui un^ em;>ire dont il ne pouv.iit se rendre
compie, ne lawinl jam;iis éprouvé de la pari d une auire : d'ailleurs, c\\-
avait de ces regards, de ces mois, de ces silences qui l)o(de\er$.ilent
Sierny. A l'instant où l'on pou\ail la croiiv à mille lieut^ de s;i:, crij'r-.--
1&
La MAGASIN LITTÉRAIRE.
1
t6c par la jeunesse et la folle gaîté , un mot venait qni vous disait qu'elle
était demeurée à vos cùiés. Ce fut ce qui arriva à Sterny.
— Ah ! mon Dieu , lui dit-elle dès qu'il fut près d'elle , nous avons eu
de la peine.
Que répondre à cela ? rien, il fallait en être heureux; mais pour en
être heureux, il fallait y croire , et cette enfant était si étrange : elle disait
des mots qri eussent paru tin engagement coin|)romcitant à une femme
qui eu eût apprécié la valeur ; puis elle parlait, elle agissait comme si elle
n'eût rien dit. I.éonrc ne comprenait rien à celte façon d'être, ne s'aper-
covant pas que lui-mcma n'était déjà plus ce qu'il avait été autrefois.
Cependant ils cheminaient 1 un près de l'autre , et Léonce voulut enfin
donner un sens positif à tout ce qu'il avait fait , c cst-àdire faire compren-
dre à Use que c'était par amour pour elle qu'il avait fait tout ce qu'elle
avait vu. Mais il ne savait comment aborder ce sujet avec cette ame ru-
rieuse et timide comme une biche qui montre sa jolie tête au bord d'un
sentier, et qui s'enfuit en bondissant dans les bois au premier bruit des
pas d'un chasseur.
Ainsi ces deut jeunes gens, qui s'étaient réunis sans doute pom* se dire
mille choses, gardaient tous deux le silence, et tous deux devenaient pen-
sifs et restaient silencieux. Ce fut Léonce qui remarqua le premier la tris-
^■tesse de Lise , et comme il voulait toujours s'informer du secret de cette
iame envers lui, il lui fit une question où l'on se met en jeu.
1 — Vous êtes triste, lui dit-il , est-ce moi qui vous ai déplu?
I — Ah ! non , lui répondit-elle avec un gros soupir, j'ai du chagrin.
— Quel chagrin?
— Voulez-vous que je vous le dise franchement?
— Oui, certes.
— Eh bien! monsiem- Léonce {c'était la seconde fois qu'elle l'appelait
Léonce) , ce n'est pas convenablece que vous faites.
La fierté de Sterny s'irrita de ce mot qui , pour un homme comme lui ,
était la plus cruelle injme qu'une femme put lui faire ; il répondit d'une
voix altérée :
— Je ne croyais avoir manqué à aucune convenance , du moins vis-à-vis
de vous , mademoiselle.
Lise tourna vers lui son doax visage , et de la voix la plus triste et la plus
soumise , elle reprit :
— Ah! comme vous entendez mal les choses; je ne dis pas que vous
ayez manqué de convenance vis-à vis de personne.
-^ Mais alors que voulez-vous dire?
— Oh ! ne vous fâchez pas ; mais c'est pom- vous que ce n'est pas con-
venable ce que vous faites et ce que je vous ai laissé faire.
— Pour moi ? dit Sterny dont cette voix d'enfant remuait le cœur avec
une violence inonie.
— Oui, pour vous : vous ne connaissez pas les gens avec qui vous êtes ;
ils sentent aussi bien que vous que vous n'êtes pas ici à votre place ; ils
ont pem' tant que vous êtes là , et ils ne diront rien. Jlais demain , après-
demain, voyez-vous, on en rira, on en parlera.
— Eh! que nVimporte?...
— Oh ! ne dites pas cela...
— Mais que fais-je donc autrement que les autres ?
— Les autres font ce qu'ils font tous les jours, reprit Lise avec un lé-
ger mouvement d'impatience, au lieu que vous... ils voient bien que ça ne
vous va pas... Vous êtes bon , ah ! oui, je le crois ; depuis ce matin vous
êtes bon , vous faites tout ce que vous pouvez... mais tenez... moi... moi...
je n'aime à vous voir comme ça...
— C'est pourtant...
— Pour moi que vous l'avez fait , dit rapidement Lise qui s'arrêta aus-
sitôt confuse d'avoir, pour ainsi dire , fait elle même l'aveu de l'amour de
Léonce.
— Oh! oui. Lise, lui dit il, c'est pour vous, je vous le jure.
Elle ne répondit pas encore, elle était troublée, agitée et devenait pîde,
car toutes les vives émotions se peignaient ainsi sur le visage de celte
jeune fille. I^nlin elle reprit courage et se mit à dire :
— Monsieur Léonce , il faut vous eu aller.
— Ah ! je ne puis , lui dit il.
Elle sourit de son angélique sourire , et lui montra sa devise : Ce qu'on
veut, on le peut.
— C'est bien, lui dit il avec passion, et si j'avais ce talisman qui porte
ce précepte du courage , je voudrais tout ce qui est possible.
Ce n'est pas bien ce que vous me demandez là , lui dit Lise en sou-
riant, car si je vous le donnais, il faudrait dire à maman que je l'ai perdu,
il faudrait mentir.
I C'était à la fois le donner et le refuser : Léonce ne sut que répondre ;
' elle était si simple que toute la science du cœur des femmes lui manquait
près de cette enfant.
Cependant leur pas s'était tellement ralenti qu'ils furent rejoints par
M. et .'\Ime Laloiiie , qui dit h sa fille :
— A la boiuie heme , Lise, tu vas bien sagement avec M. de Sterny.
A ce moment, et comme ou parlait de se reposer un instant, voilà un
grand fracas qui se lait enlendre dans la forêt, et picsqu'au même
instant une masse de cavaliers et d amazones débouchent d'une allée laté-
rale ; c'était le fameux i)ari des trotteurs i)arlis de Marly et arrivés
jusque-là. Presque tous passèrent comme la foudre ; mais Lingart et sa
lionne, qui ne suivaient que de loin , eurent le temps de reconnaître
SternV. Tous deux furent si stupéfaits, qu'ils arrêtèrent leurs chevaux
et s'enlre-regardèrent comme s'ils ne pouvaient le croire : Sterny sur
un ccri.ùcr (1), Sterny en compagnie d'une grosse dame à duc, car
Mme Guraullot était près d'eux. Ils étaient si confondus qu'ils n'en reve-
naient pas encore. Sterny vit leur surprise et pCdit à la fois de colère et
de honle. Mais comme dans leur stupêlaction Lingart ni sa lionne ne con-
tinuaient leur chemin, il s'avança vers eux, bien décidé à couper le visage
à Lingart, quand celui-ci lui dit:
— C'est bien vous ; pardon, je ne vous reconnaissais pas... Vous avez
gagné vos cent louis, Algibech a gagné contre Montereau... Nous vous
avons attendu... Vous ne viendrez pas au diner, sans doute... Mille bon-
jours.
Et il piqua son cheval et s'éloigna, tandis que sa lionne , un lorgnon
appliqué sur l'œil, evaminait Lise de loin, comme un marchand fait d'un
tableau. Elle mit tant d'action à celle impertinence qu'elle ne vit pas Lin-
gart partir, et resta quelques secondes après lui.
Sterny était si furieux qu'il frappa le cheval de l'amazone, qui, surprise
à l'improvisle, fût presque renversée. Elle devina l'action de Sterny, et,
tout en maîtrisant son cheval, elle lui dit :
—Vous êtes un buior, Sterny, vous m'en rendi-ez raison.
Et elle s'éloigna au galop.
Les Laloine n'avaient rien vu de cette scène, tout cela leur avait paru
très simple ; mais lorsque Sterny retourna près de Lise qui était partie en
avant, il la trouva en larmes.
— Jf. vous le disais bien, monsieur, dit-elle aussitôt. Comme cette femme
m'a regardée... Laissez-moi, monsieur, laissez-moL.. retom-nez vers vos
amis... je vous en prie... je le veux.
Et comme Sterny voulait répondre, elle mit son cheval au galop pour
s'éloigner de lui. Slerny la suivit d'abord; mais comme h mesme qu'il
s'approchait d'elle, elle lelançait plus vivement, il eut peur qu'elle ne finît
par se blesser et s'arrêla.
Lise disparut à ses yeux, et il resta au milieu de la route. Il était hore
de vue de tout le monde: mais il entendait la voix de M. et Mme Laloine
qui appelaient Lise en criant :
— 11 va pleuvoir , retournons.
Il imagina l'alarme de Mme Laloine si elle le trouvait ainsi tout seul, et
voidut àlout prix rejoindre Lise; il courut à loule bride pendant cinq
minutes; enfin, au coin d'une allée, il vit le cheval de Lise Hbre ; il s'é-
lanca en criant à son tour:
— Mademoiselle Lise ! mademoiselle Lise !
Elle sortit du bois en lui disant :
— Eli bien! monsieur, me voilà.
— Oh ! reprit il, que vous m'avez fait peur î
Il y avait tant de vériié dans son émotion que Lise en fut presque tou-
chée ; mais son parti était pris et elle répondit :
« De quel côté est ma mère ?
— Par ici, mais bien loin.
— J'y vais.
— Ne montez-vous pas à cheval ?
Non, dit elle, non... d'une voix entrecoupée... cette course m'a brisé
le cœur. , .....
Et Sterny remarqua seulement alors que sa poitrine haletait, et quune
pâleur enrayante couvrait s n visage.
11 sauta à bas de son cheval, et courut à elle.
— Oh! mon Dieu!... cestmoi qui ai fait ce mal, s'écria-t-il ; oh! par-
donne/.-moi, pardonnez-moi, Lise !...
— Non, ce n'est pas vous... j'ai eu tort... j'ai...
Et en prononçant ces paroles elle défaillit, et fût tombée par terre , si
Léonce ne l'eût prise dans ses bras.
A ce moment l'orage éclata avec violence et Lise tiessailht comme frap-
pée parla foudre ; mais son évanouissement n'était qu'une faiblesse passa-
gère, elle se remit et entendit la voix de sa mère qui l'appelait.
— Allons la rejoindre.
— Mais vous pouvez à peine marcher.
— Oh! allons, allons ! lui dit-elle tandis que ses dents claquaient... je
peux marcher, je le peirx, je le veux.
Et elle prit un sentier eu répondant avec une voix éclatante :
— Me voici, maman, me voici.
Mais avant qu'ils ne fussent arrivés elle dit a Sterny :
— Vous non s quitterez, n'est-ce pas?... je le veux.-..
— Je vous obéirai, dit Sterny. ,., . .
Cela dit il n'y eut plus un mot de prononcé, et lorsqu ils arrivèrent près
des tJiands parens, elle était calme et remise en apparence. Mais durant
leur'absence 1 1 grande résolution d'inviter Sterny avait été prise, et elle
lui fut solennellement adressée par M. Laloine. Il s'y refusa d'abord, mais
avec un embarras triste comme celui d'un cnlant (|ui a peur. Il chercha
vainement un encouragement dans un regard de Lise ; mais elle détournait
Ici tùte
— Àh! je comprends, dit M. Laloine, ces messiems et ces dames qui
viennent de passer vous attendent.
(i; Nom qu'on donne à ces petits chevaux de louage, parce qu'ils porlenl or-
in.-,ii-«.iiipni Ips rprises die Montmofencv aux marchés de Pans.
dinaiieuient les cerises dé Montmorency aux
I
LE MAGASIN LITTERAIRE.
15
— Non... non, monsieur, dit vivement Sterny , je n'ai rien à faire avec
ces gens-là.
Ces gens là ! sa société habitnelle. Oh ! paiiwe Sterny !
— Mais alors poiirqiioi ne pas accepter? dit Mme Gmaudot qui s'était
éprise du beau Léonce,
— lia présence ne plairait peut-être pas à tout le monde, madame, re-
prit Sterny en s'incliniuil ; permettez que je me retire.
— Mais, voilà la piuie qui va toiaher, dit Mme Gm'auflot , vous accep-
terez au moins un parapluie ?
— Merci, madame, merci, dit Sterny d'une voix douloureuse. Adieu ,
monsieur Laloine, adieu madame ; j'ai l'honneur de vous saluer, mademoi-
selle, dit il enfin en se tournant vers Lise.
1,11e le laissa partir; mais il n'était pas h vingt pas, qwe feig'nant de se
retirer à l'écart, elle pleurait à chaudes larmes. Qtiant à Sterny, il s'éloigna
avec rapidité, gagna le chemin de fer et revint à Paris. Il courut s'enfer-
mer chez lui. Il était désespéré, il était en colère, il s'en voulait, et en vou-
lait à I ise ; et cependant il ne pouvait penser à elle sans se sentir pris d'iui
hisson d'amour qui l'eniviwt.
VII.
Cependant, quand quelques lieures de repos eurent calmé cette agita-
tion inaccoutumée, Léonce réfléchit plus sérieusement qu'il ne l'avait peut-
être lait de sa vie.
11 était amoureu]^ , il le sentait , il n'en avait pas faonte ; mais il avait
peur.
Séduire Lise ! ce serait un crime honteux et lâche.
— Car, se disait-il, elle m'aimerait si je voulais ; elle m'aimerait, j'en suis
sùi', et elle donnerait à cet amour qui l'emporte en aveugle tout ce cœur
si facile à briser ; et que pourrais-je faire autre cliose que de le briser ? car
l'épouser, folie impossible! Eh bien! ajouta t-il, je me souviens que,
quand j'étais enfant, un jour que j'étais malade, ma mère m'emporta dans
î'église, et me mettant à genoux sur ses genoux, elle me tourna vers une
Vierge, et me lit répéter après elle :
" Sainte-Vierge Marie, qui avez vu mourir votre fils, sauvez-moi pour
ma mère ! »
Cette image que j'imjjlorai m'est restée dans le souvenir comme quelque
chose de sacré et d'ineflable, et dont jamais je n'ai dit le secret à personne
de peur qu'une plaisanterie ne vint l'insulter. r,h bien ! I ise sera pour moi
un souvenir pareil , une image céleste un moment entrevue, et que je gar-
derai dans le sanctuaire de mon ame pour l'abriter contre ma vie ; car je
ne méie pas mon cœur à ma vie.
Kh ! non ! je donne à la dissipation , à la débauche , au ridicule , cette
jeunesse, cette force pour laquelle notre siècle n'a plus rie but qui puisse
la tenter ; mais si j'avais vécu en d'autres temps, je ne serais pas ainsi ; car
c'est honteux d'être ce que je suis. Ah! si Lise n'était pas ce qu'elle est,
si elle était une reine, je tenterais tout pour la mériter ; je l'oserais en
pensant à ces mots qu'elle porte sur le cœur :
Ce (lit on veut on le peut.
Mais elle n'est rien , je ne pourrais que descendre jusqu'à clic. N'y
pensons plus, n'y pensons plus!
l'our arriver à ce but, Sterny chercha h occuper à la fais ce qu'il croyait
encore son esprit et son cœur.
Le lendemain, quand il reparut au club, il s'attendait à quelque allusion
de la part de ses amis : mais une conspiiation s'était organisée (Mintrc lui ,
on ne lui adressa pas une parole à ce sujet, seulement Eugène lui dit d'im
air grave :
— Je pnrie vingt sous contre vous, Sterny.
les dames de ces messieurs le snhièrent, en le recevant dans les cou-
lisses de l'Opéra, avec des révérences de rosières et des yeux baissés.
Sterny comprit la plaisanterie et voulut y répondre victorieusement; il
joua comme un furieux et lit presque peiu- à Linf^art dont son audace dé-
rauLica tous les calculs.
Il poursuivit celte belle fille de l'Opéra , qu'on disait si parfaite et qui
venait de débuter a\ec un succès énorme. M I,iiigart,ni r.U!;tne, ni les
autres n'en purent approcher, tant II y mil d'ardeur discspérée.
Au bout d'une seuKïiiie elle appartenait à Sterny, qui l'avait traitée avec
l'insolence la plus cavalière.
Mais, — quinze jours après la partie de Saint-Germnin, — un soir qu'il
était avec sa lionne dans une loge des Français, il reconimt en tticc de lui
deux femmes (|ui le rejardaient avec atlriition.
1,'iine (lait la femme de Prosper, l'autre était Lise.
— Comme on vous regarde de celle Lige, lui dit la dan.scusc , est-ce
qu'on voiis y connaît?
— Non, (lit Mcriiy, qui rougit malgi'é lui de son mensonge.
— Pourquoi donc vous retirer aulond de la loge? On dirait que vous
avez peur !
— Ah ! trêve de jalousies auxquelles je ne croîs pas, dit Siernv.
— Mais si on ne vous coiuuiil pas, il n'y a pas de jalousie à avoir.
Sterny se penclin hors de sa loge, et vit Lise écoutant deux jeunes gens
qui paraissaient parler de lui.
'jdi I à coup I i^e rel('\ a viveiuent la tête et regarda Sterny avec un elïroi
indicible, comiiu" si on \('iiait de lui dire:
« Cet homme est le bourreau. »
Léonce se retira sans oser la saluer , pour ne pas l'exposer aux regards
insultans de sa maîtresse ; mais il voulut sortir.
— Si vous quittez ma loge, lui dit celle-cC je fais un esclandre... Vous
connaissez cette femme ?
Par un instinct particulier, Sterny avait deviné ce qui venait de se passer
à quelques pas de lui.
— Avec qui est donc mademoiselle N ? avait dit l'un des jeunes
gens.
— Eh bien ! avec son amant, le marquis de Sterny.
— y a-t il long-temps qu'il l'est?
— Il y a huit jours' tout au plus.
Sterny n'avait pas entendu im seul mol de tout cela ; mais il l'avait lu
dans le regard que Lise avait jeté sur lui.
Il eût voulu pouvoir aller près d'elle; mais on le tenait par une chaîne
infâme. 11 voulut encore sortir.
— Si vous entrez dans la loge de celle femme, lui dit sa maîtresse ,je
vais la soullleler devant vous. Puis elle reprit d'un air de dédain : — Ce
doit être la grisetle de Saint-Germain.
Sterny eût poignardé la danseuse en ce moment ; mais il fallait céder ; il
ne put qu'emmener sa lionne, et dans un accès de rage insensé, il brisa
tout chez elle , glaces , porcelaines , meubles ; comme il ne pouvait battre
la femme, il lui faisait tout le mal possible en lui arrachant tout ce qu'elle
tenait de lui.
Léonce rentra chez lui furieux.
Le lendemain, il alla chez M. Laloine ; on lui dit qu'il était à la campagne
avec toute sa famille.
<' Allons, se dit Sterny, je suis un sot ; il y aura encore eu une scène de
palpitations, el la belle aura été se promener le lendemain, tandis que moi. . .
En vérité je deviens brute... u
Ceci dit, il pensa qu'il n'en avait pas a=sez fait pour oublier cette petite
fille, avec laquelle il s'était bêtement compromis.
Quinze jours après, à force de folies plus ardentes que jamais, grâce à
une course au clocher où il se blessa, et dont parlèrent les journaux, à un
pari de mille louis qu'il perdit , à une suite d'orgies avec les courtisannes
les plus impudiques, il était parvenu à ne plus penser à Lise, et cependant
plusieurs fois celle douce et blanche figure semblait lui apparaître , mais
pâle , mourante , désolée, le regardant avec désespoir, comme si elle lui
reprochait de se perdre et de l'avoir perdue.
Cette im;^;e lui revint même dans son sommeil, et comme il y rêvait en-
core le malin, toui éveillé , on lui annonça Prosper GobiUou, qui entra
d'un air l liste et chagrin.
— Mais , lui lin (iit Léonce, vous avez l'air bien triste , Prosper, pour
un nouveau marié ?
— Oli ! c est qu'il y a du chagrin à la maison, lui dit Gobiljou; vous sa-
vez bien celle piuivre Lise ?
— Eh bien ! Lise?... s écria Léonce épouvanté.
Prosper lui montra le crêpe de son chapeau.
— Morte! dit Léonce avec un cri terrible.
— liorie! dit Prosper; morte comme unesninte!
— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu! fit Léonce avec un désespoir qui épou-
vanta Prosper; ce n'est pas possible... Morte! sans que je l'aie revue!
morte...
— Hélas! oui, dit Prosper. Je viens de son cnteiTement, et je viens vous
apporter sa (ternière volonté.
— Sa dernière volonté! dil Léonce.
— Ecoutez-moi, iiionsieur le marquis, il ne faut pas en vouloir h cette
pauvre enfant, c'était une tète de feu et lui cœm- trop exailé. Mais voici
ce qui s'est p;issé.
La nuit où elle est morte, je veillais près d'elle avec ma femme ; elle l'a
appelée et lui a dit de dénouer le petit conlon de cheveux qu'elle portait au
cou, puis elle m'a fait signe d'approcher :
Il Prosper m'a-telle dil, vous remettrez cela à M. de Sterny ; dites lui de
no pas être léger et cruel pour d'autres, comme il l'a été pour moi ; je lui
envoie celle devise, qu'elle devienne la sienne, et ce sera un jour un homme
distingué cl bon, jeu suis sûre... "
Alors elle m'a remis ce médai Ion, ces cheveux et celte épingle , et une
heure après, elle a expiré, eu muriiiurant tout bas :
<• — Cecproii veut, on le peut... excepté cire aimée... Aimée! aimée ! »
a-t-clle dil encore, puis tout a été fini.
Léonce tomba à genoux, et i-eçut ù genoux ce page d'amour si pur, si
inoui. Pendant deux heures, ses larmes coulèrent avec abondance; quand
il lut iihis calme, Prosper le quitt i.
A partir de ce jour , Léonce s'enferma chez lui et ne parut plus nulle
part.
'l'ont le monde fut très étonna de celle retraite , bien plus étonné de
savoir (|n'il se disp sait à quitter pour luig-temps la Prauce , et peut-être
ses amis leussent déclaré fou el idiot, s'il l'avaienl vu. In veille de son dé-
part, priant à genoux près d'une (ombe !
FnÉDÉIllC SOlLIlL
16
LE MAGRSIN LITTÉRAIRE.
Çofôif.
2,3 g ^<s^iî asaa.
C'était le sept août. O sombre destint'e!
C'était le premier jour de leur dernière année.
Seuls dans un lieu rojal. cùle à côte inarchanl,
Deux boniiues, par endroits du coude se toucliant,
<. Causaient. Grand souvenir qui dans mon cœur se grave I
/ Le premier avait l'air fatigué, triste et grave.
Comme un trop foible front qui porte un lourd projet,
Une double cpuuleile h couronne cbaigeoit
Son uniforme vert à gance purpurine,
Et Tordre et la Toison laisaicnt sur sa poitrine,
Prés du large cordon moiré de bleu cliangeaiil,
Deux fujers lumineux, l'un d'or, l'autre d'argent.
C'était un roi vieillard ù la tête blantbie,
Penché du poids des ans et de la monarchie.
L'autre était un jeune homme étranger chez les rois,
Un poète, un passant, une inutile voix.
Us se parlaient tous deux, sans témoin, sans mystère.
Dans un grand cabinet, simple, nu, solitaire,
majestueux pourtant, (je que les bonnues font
Laisse une empreinte aux murs. Smis ce même plafond
Avaient passé jadis, ô splendeurs eflacées!
ï)e grands événemcns et de grandes pensées.
Là, derrière son dos croisaiit ses (ories mains,
t branlant le plancher sous ses pas surhumains.
Bien souvent l'empereur, quand il élail le maître,
De la porte en rêvant allait à la fenêtre.
Dans un coin, une table, un lauteuil de velours
Miraient dans le parquet leurs pieds dorés et lourds.
Pacune porte en viire, au dehors, l'otil en foule
Apercevait au iuin des arnioiics de Boule,
Des vases du lapon, des laques, des émaux,
Lt des chandeliers d'or aux immenses rameaux.
Un salon rouge orné de glaces de Venise,
Plein de ces bronzes grecs que l'esprit divinise.
Multipliant sans Uu ses lustres de cristal;
El comme une statue a lames de métal.
On voyait, casque au front, luire dans rcncoignure
Un garde, aigeul et bleu, d'un Gère tournure.
Or entre le poète et le vieux roi courbé,
De quoi s'agissait-il?
D'un pauvre ange tombé,
Dont l'amour refaisait lame avee son haleine ;
De Marion, lavée ainsi que Madeleine,
Qui boitait cl traînait son pas estropie,
La censure, serpent, l'ayant mordue au pied.
Le poète voulait faire un soir apparaître
Louis treize, ce roi sur qui régnait un prêtre;
Tout un siècle, marquis, bourreaux, fous, bateleurs;
El que la foule vint, et qu'à travers des pleurs.
Par moniens, dans un drame étincclant cl sombre.
Du pâle cardinal on crût voir passer l'ombre.
Le vieillard hésitait. — Que sert de mettre à nu
Louis treize, ce roi chéiif et mal venu?
A quoi bon remuer un mort dans une tombe'?
Que veut-on? Où court-on? Sait-on bien où l'on tombe?
Tout n'csl-il pas déjà croulant de tout cùté?
Tourne s'en va-l-il pas dans trop de liberté?
IS'cbt-il pas temps plutôt, après quinze ans d'épreuve,
De relever la digue cl d'arrêter le llcuve?
Cer;c un roi peut reprendre alors qu'il a donné.
■' Quant au théàire, il faut, le trône étant miné,
Et'ulfir des deux mains sa flamme trop hardie;
Caria f iule est le peuple, et d'une comédie
l'eut jaillir 1 élincelle aux livides rayons
Qui met le feu dans l'ombre aux révolulions.
Puis il niait l'hisioire. cl, quoi qu il en puisse être,
A ce jeune rêveur disputait son aiicctre;
L'accueillant bien d'ailleurs, bon. royal, gracieux,
El le questionnant sur ses propics aïeux.
Tout en laissant aux rois les noms dont on les nomme.
Le poelc lultaii fermement, comme un homme
Eiirls de liberté, passionné pour l'art,
Respeclueux pourtant juiur ce noble vieillard.
Il disait : — Toulest grave en ce siècle où tout penche.
L'art, tranquille et puissant, veut une allure franche;
Les rois morts sont sa proie; il faut la lui laisser;
Il n'est pas eiimmi, pourquoi le ccniiniuccr,
Et le livrer dans l'ombre à des turiionnaires.
Lui dont la main fermée est pleine de tonuerres?
Cette main, s'il l'ouvrait, redoutable envoyé,
Sur la France éblouie et le Louvre effrayé.
On s'épouvanterait, — trop tard , s'il faut le dire, —
D'y voir subitement tant de foudres reluire.
Oli! les tyrans d'en-bas nuisent aux rois d'cn-haul!
Le peuple est loojours la qui prend la mu-e au mot,
Quand l'iiidignalion. Jusqu'au rui qu'on révère,
Monte do front pensif de l'arliste sévère I
— Sire! à ce qui chancelle est-on bien appuyé?
La censure est un loit mauvais, mal élayé.
Toujours prêt à tomber sur les noms qu'il abrite.
Sire, un soulUe imprudent, Iuin de léteindr-, irrite
Le foyer, toui à coup terrible et tnuriioyanl.
Et d'un art lumineux fait un art (lambojanl! —
D'ailleurs, ne cherchàt-on que la splendeur rojalc.
Pour celte naiion muqueuse, ir.ais loyale,
Au lieu des grands tableaux qu'olïrait le grand Louis,
Roi-soleil, fécondant les lis épanouis.
Qui, tenant sous son sceptre un monde en équilibre,
Faisait Kacine heureux, laissait .Molière libre.
Quel spectacle, grand Uieu ! qu'un groupe de censeurs.
Armés et pailanl bas, vils esclaves chasseurs,
A plat ventre couchés, épiant l'heure où reulre
Le drame, lier lion, dans l'histoire, son autre! —
Ici, voyant vers lui, d'un front plus incliné.
Se tourner doucement le vieillaiU étonné.
Il hasardait plus loin sa pensée inquiète.
Et laissait de côté le drame elle poète;
Attentif, il sondait le dessein vaste cl noir
Qu'au fond de ce roi triste il venait d'entrevoir.
Se pourrait-il? Quelqu'un aurait celle espérance?
Briser le droit de lousl Retrancher à la France,
Comme on ôte un jouet à l'enfant dépité.
De l'air, de la lumière et de la libertél
Le roi ne voudrait pas ! lui, roi sage cl roi juste !
Puis, choisissant les mots pour cette oreille auguste.
Il disait que les temps ont des flots souverains;
Que rien, ni pools hardis, ni canaux soulcrraiiis.
Jamais, execpié Dieu, rien n'arrête et ne dompte
Le peuple qui grandit ou l'océan qui monte.
Que le plus Ion vaisseauisoiiibrc cl se perd souvent
Qui veut rompre de l'funt cl, la vague et le vent;
El que, pour s'y briser, dans lalulte insensée,
On a derrière soi, loche partout dressée,
Tout son siècle, les mœurs, l'esprit qu'on veut braver,
Le port même ou la nef aurait pu se sauver!
Il osails'eU'raycr, fils d'une Vendéenne,
Cœur n'ayant plus d'amour, mais n'ayant pas de haine;
Il suppliait qu'au moins on l'en crût un moment.
Lui qui sur le passé s'incline gravement.
Et dont la piété, lierre qui s'enracine,
llêlas ! s'attache aux rois cuninie a toute ruine !
Le destin a parfois de formidables jeux:
Les rois doi»enl songer dansées jours orageux
Ou, mer qui vient, esprit des temps, nuée obscure
Derrière l'horizon quelque chose murmure !
A quoi biiii provoquer d avanVe, cl soulever
Les généraiions qu'un entend arriver?
Pour des regards distraits la France était sereine;
Mais dans ce ciel troublé d'nii peu de brume à j cine.
Où tout semblait azur, où rien n'agilait l'air.
Lui rêveur, il voyait par instant un éclair! —
Cbarles-dix souriant répondit :
O poète I
Le soir tout rayonnait de lumière et de fête ;
Regorgeant de soldats, de princes, de valets,
Saint-Cloud joyeux et vert, autour dii Ccr palais
Dont la Seine en fuyant renètc les beaux marbres,
Semblait avec amour presser sa touffe d'arbres.
L'arc de triomphe orné de victoires d'airain.
Le Louvre élineclant. fleurdelisé, serein,
Lui répondaient de loin du milieu de la ville.
Tout ce royal ensemble avait un air irauquillc ,
Et dans le calme aspect d'un repos solennel.
Je ne sais quoi de grand qui semblait éternel
Holyrood! Ilolyrood ! 0 fatale abbaye.
Où la loi du destin, dure, amère, phéie.
S'inscrit de tous côtés , '
Cloître ! palais ! tombeau ! qui sous tes murs austèrfs
Gardes les rois, la mort et Dieu; trois grands mystères.
Trois sombres majestés !
Château découroniiél \allée expiatoire!
Où le penseur entend dans l'air et dans l'histoire
Comme un double ppnseil pour nos ambiiions.
Comme une double vois qui se mêle et qui gronde,
La rumeur de la mer prolonde,
Et le bruit éloigné des révolutions!
Solitude , où parfois des collines prochaines
On voit venir les faons qui foulent sous les chines
Le gazon endormi ,
Et qui, pour aspirer le veut dans la clairière ,
Elfarés, frisonnans, sur leurs pieds de derriérts
Se dressent à demi!
Fière église où priait le roi des temps antiques ,
Grave ayant pour pavé , sous les arches gotliiqies.
LE MAGASIN LITTÉllAIUE.
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Les tombeaux paternels qu'il usait du genou !
Porte où superbement tant d'archers et de gardes
Veillaient, multipliant l'éclair des hallebardes,
Et qu'un paire aujourd'hui lerme avec un vieus clou I
Prairie, où, quand la guerre agitait leurs rivages,
tes grands lords montagnards comptaient leurs dans sauvages
El leurs noirs bataillons ;
lu maintenant , jur l'herbe , au soleil , sous des lierres ,
Les vieilles aux pieds nus qui marchent dans les pierres,
Font sécher des baillons !
Ilolyrood! Holjrood! la ronce est sur tes dalles;
Le chevreau broule au bas de tes tours féodales.
O fureurs des rivaux ardcns à se chcrdier !
Amours:— Darnlcy ! Rizzio! quel néant est le vôtrcl
Tons deux sont là, — l'un prés de l'aulre;
L'un est une ombre , et l'autre une tache au plancher!
Hélas ! que de leçons sous tes voijles funèbres !
Oh ! que d'enseignemens on lit dans les ténèbres
Sur ton st'uil renversé,
Sur les murs, tout empreinis d'une étrange fortune,
Vaguement éclairés de ce reflet de lune
Que jeiie le passé!
O palais, sois béni! sois bénie, ù ruine!
Qu'une auguste auréole à jamais t'illumine!
Ùevant tes noirs créneaui , pieux , nous nous courbons.
Car le vieux mi de France a trouvé sous ton ombre
Celte hospilalilé mélancolique et sombre
Qu'on reçoit et qu'on rend de Sluarls à Bourbons!
VICTOR HUGO.
PIËP.RE GRASSOU.
Toutes 1rs fois que vous avez sérieusentcnt été voir rexposition des ou-
vrages de sriilpiiiie et de peinture, comme elle a lieu depuis la révolution
de 1830, n'avez-vous pas été pris d'un senlimen.t d'inquiétude, d'ennui, de
irislesse à l'aspect des longues galeries encombrées ? Depuis 1830, le sa-
lon n'existe plus. Une seconde fois , le Louvre a été pris d'assaut par le
peuple des artistes qui s'y est maintenu. En offrant autrefois l'élite des
œuvres d'art , le salon cniporiait les plus grands honneurs pour les créa-
tions qui y étaient exposées. Parmi les deux cents tableaux ciioisis , le
peuple choisissait encore : une couronne était décernée au chef-d'œuvre
par des mains inconnues. Il s'élevait des discussions passionnées à propos
d'une toile. 1 es injures prodiguées à Delacroix, à Ingres, n'ont pas moins
servi leur renommée que les éloges et le fanatisme de leurs adhérons.
Aujourd'hui , ni la foule ni la crifitiue ne se passionneront plus pour les
produits de ce bazar: obligées de faire le choix dont se chargeait autrefois
le jury d'examen, leur attention se lasse à ce travail ; et quand il est achevé
l'exposition se ferme.
En 1817, les tableaux admis ne dépassaient jamais les deux premières
colonnes de la longue galerie où sont les œuvres des vieux maîtres, et
celte année ils remplirent tout cet espace au grand étonneinenl du public.
Le genre historique, le genre proprement dit, les tableaux de chevalet,
le paysage, les lleurs, les animaux, le portrait et l'aquarelle, ces huit spé-
cialités ne sauraient olïrir plus de vingt tableaux dignes des regards du
public, qui ne peut accorder son attention à une "plus grande quaniité
d'œtivres. Plus le nombre des artistes allait croissant , plus le jury d'ad-
mission devait se montrer dilllrile. Tout fut perdit dès que le salon se
continua dans la galerie. Le salon devait resler un lieu déterminé , res-
treint , de proportions inflexibles ,' où chaque genre exposait ses chefs-
d'œuvre. Une expérience de dix ans a prouvé la bonté de celte grande
institution. Au lieu d'un tournoi , vous avez une émeute; au lieu dune
exposition glorieuse, vous avez un tumultueux bazar; au lieu du choix,
vous avez la totalité. Qu'arrive-t-il? le grand arlisie y penl. Le Cafr ru7-c,
les E)ifans à la fontaine, le StiftpUcc des n-oclwls, et le Joscpli de Dc-
canips eussent plus prohté à sa gloire, tous quatre dans le grand salon,
exposés avec les cent bons tableaux de cette année , que ses vingt toiles
perdues parmi trois mille œuvres confondues dans six galeries.
Par une étrange bizarrerie, depuis ipie la porte s'ouvre à tout le monde,
Jl y a eu des génies méconnus, (juand, douze années atiparavant. la Coiii-r
tisane d'Ingres et celle de .Sigalon, la Mcdiisc de Géricault , le Massacre
de Srio de Delacroix , le Bapti'in-? d'Henri IV par Eugène Deveria , ad-
mis par des célébrités laxécs de jalousie , apprenaient au monde , malgré
les dénégations de la critique, l'exislcnce de palelles jeunes et ardentes, il
ne s'élevait aucune plainte ; maintenant que le moindre gâcheur de toile
peut envoyer son œuvre , il n'est question que de gens inconquis ? Là où
il n'y a plus jugemcnl. il n'y a plus de chose jugée. Quoi que fassent les
artistes, ils reviendront à l'exanu'u qui rocop.nnande leurs œuvres aux ad-
mirations de la foule poiu- laquelle ils travaillent : sans le choix de l'Aca-
démie , il n'y aura plus de salon ; et sans salon , l'art peut périr.
Depuis que le li\rel est devenu un gros livre, il s'y produit bien des
noms qui restent dans leur obscurité. r»algré la liste de <ii\ on douze ta-
bleaux qui les accompagne, rarmi cc^ noms. le plus inconnu i\nil-ctrc esi
JUILLET 1*11. — TOME 1.
celui d'un artiste nommé Pierre Grassou de Fougères , appelé plus si' ■
plenient Fougères dans îe monde artiste, qui tient aujoiu-d'hui beaucoaj»
dé place au soleil , et qm suggère les amères réllexioiis par lesfjuellcii
commence l'esquisse de sa vie , applicable à quelques auli'es individus >
In tribu des artistes.
En 1832, Fougères demeurait rue de Navarin, au quatriè.'ne étage d'une
de ces maisons étroites et hautes qui ressemblent à l'obélisque de Luxor,
qui ont une allée, un petit escalier obscur à tournans dangereux, qui ne
comportent pas plus de trois fenèlresà chaque étage, et à l'Intérieur des-
quelles se trouve une cour, ou, poiu' parler plus exactement, un puits
carré.
Au dessus des trois ou quatre pièces de l'appartement , occupé par
Grassou de Fougères, s'étendait son atelier, qui avait vue sur i!ont»iiar-
tre. L'atelier peint en fond de briques , le carreau soigneusement mis en
couleur brune etfrotlé, chaque chaise manie d'un petit tapis bordé, le
canapé, simple d'ailleurs, mais propre coi\ime celui de la chambre à cou-
cher d'une épicièrc, tout y dénotait la vie méticitlease des petit? esprits .
et le soin d'un honmic pauvre. Il y avait une commo;!e pom' serrer les cQeîs
d'atelier, une table à déjeuner, un buPi'et, un secrétaire, enfin les ustensiles
nécessaires aux pciîitres , tous rangés et propres. Le poêle pariiripait à
ce système de soin hollandais, d'autant plus visible que la lumière pure
et peu changeante du nord inondait de son jour net et froid celle immense
pièce.
Fougères, siinple peinn-c de genre , n'a pas besoin des machines énor-
mes qui l'uinent les peintres d'histoire , il ne s'est jamais reconnu rie facul-
tés assez complètes pour aborder la haute pciutm'e, il s'en tenait encore
au chevalet.
Au commencement du mois de décembre de cette ann<;c , époque à la-
quelle les bourgeois de Paris conçoivent périodiquement l'idée burlesque
dt (lerpélucr leur figure, déjà bien encombrante par eilo-mèmc , Pierre
Grassou, levé de bonne heure, préparait sa palette, allumait son poêle,
mangeait une flûte trempée dans du lait, et attendait, pour travailler, qt:e
le dégel de ses carreaux laissât passer le jour. 11 faisait sec et bea-a.
En ce moment, rarliste,qui mangeait avec cet air patient et résigné qui
dit tant de choses, reconnut le pas d'un homme qui avait eu sur sa via
rinfiuence ([ue ces sortes de gens ont sar celle de pre^q;ie tous les ar-
tistes, d'Elias Magits, un marchand de tableaux , l'usurier des toiles. En
ellet , Elias àlagus surprit le peintre au moment où , dans cet atelier si
propre, il allait se meltre à l'ouvraie.
— Comment vous va, vieux coquin? lui dit le peintre.
Fougères avait eu la croix, Elias lui achetait ses tableaux deux ou trois
cents lï'ancs , il se donnait d'es airs très artistes.
— Le commerce va mal, répondit !;iias. Voas avez tous des préten-
tions, vous parlez maintenant do deux cents ùancs dès que vous avez mis
six sous de couleur sur une toile... Jlais vous êtes un brave garçon , vo'js,
vous êtes un homme d'ordre , et je viens vous apporter uac bonne af-
faire.
— Timeo Danaos et dona fer entes, dit Fougères. Savcz-vous le latin?
— Non.
— Hé bien, cela veut dire que les Grecs ne proposent pas de bonnes
affaires aux Troyens sans y gagner quelque chose. Autrefois ils disaient :
Prenez mon cheval; aujourd'hui nous disons : Prenez mon ours... Que
voulez-vous, IJlysse-LagingeoleElias Magus ?
Ces paroles donnent la mesure de la douceur et de l'esprit avec les-
quels Fougères employait ce que les pein'o-es appellent les charges d"a-
lelier.
— Je ne dis pas que vous ne me ferez pas deux tableaux gratis.
— Oh! oh!
— Je vous liùsse le maîuc, je ne les demande pas. Vous êtes ua hon-
nête artiste.
— Au fait?
— Eh bien ! j'amène un père, uac mère et une fille unique.
— Tous uniques !
— Ma foi, oui !... et dont les pcrlraits sont à fiiirc. Ils sont fous dC5 ar:s.
mais ils n'ont jamais osé s'aventurer dans nn atelier. La tille a une dot de
cent mille francs. \ ous pouvez bien les peindre : ce sera peut-être pour
vous des portraits de famille.
Ce vieux bois d'Allemagne, qui passe pour honraie et qui se nomme-
Elias îiagus. s'interrompit pour rire d'un rire sec dont les éclats épouvan-
tèrent le "peintre. H crut entendre Méphisiophélès parlant maria :e.
— Les portraits sons payés cinq cents fiaucs pièce ; vous po'avcz m
faire trois lableauv.
— Mais z-oui, dit gaîment Fougères.
— Et si voiLs épousez la fille, vous ne m'oublierez pas ?
— Me marier, moi? s'écria Pierre Grassou, moi qui ai riiabitu.ic de
me coucher tout seul, de me lever de bon malin , qui al ma vie arran-
gée...
— Cent mille francs, dit Slagus, et une fille douce, pleine de tous do-
rés, comaie un vrai Tilieu.
— Quelle est la position de ces gens-là?
— Anciens négocians. Pour le inoment aimant les .irLs , ay-int raaisoi
de campagne à \ illo-d'Avray cl dix ou douze mille livres de renie.
— Quel commerce ont-'is fait?
— Les bouteilles.
18
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
^- Ne dites pas ce mot , il me semble entendre couper des bouchons ,
mes (lents s'agacent.
'— Fantil les amener ?
-— Tiois portraits, je les mettrais au Salon : je pourrai me lancer dans
portrait; eh bien! oui...
Le vieil Elias descendit pour aller chercher la famille Vervello.
TPour savoir à quel point la proposition allait a^jir sur le peintre, et quel
effet devaient prothiirc sur lui les sieur et dame Vcr\elle ornés de leur lille
unique , il est nécessaire de jeter un coup d'œil sur la vie antérieure de
Pierre (irassou de Fougères.
Elève , il avait étudié le dessin chez Grangcr, qui passe dans le monde
(icadéinique pour un grand dessinateur.
AproSj Fougères était'.allé chez Gros, pour y surprendre les secrets de celte
puissante et magnilique couleur qui distingue ce maître; mais le maître,
les élèves, tout y avait été discret , et Pierre n'y avait rien surpris.
'Je là. Fougères avait passé dans l'atelier de Leihière pour se familiari-
ser a\cc cette partie de l'art nommée la composition; mais la composition
avait été sauvage et farouche pour lui.
Fuis il avait essayé d'arracher à Granet, au vieux Drolling, le mys-
tère de leurs effets d'extérieurs. Ces deux maîtres ne s'étaient rien laissé
déro!)er.
i;ii!iu , Fougères avait termine ses études chez Duval Lecamus.
Durant ces études et ces dilïérerites transformations. Fougères eut des
m (Turs iraiiquilles et rangées qui fom-nissaient matière aux railleries des
diilérens ateliers où il séjournait; mais partout il désarmait ses camarades
Par sa modestie , par une patience et une douceiu- d'agneau. Les maîtres
h'avaieut aucune sympathie pour lui ; les maîtres aiment les sujets brillaus,
les esprits excentriques, drolatiques, fougueitx, ou sombres et profondé-
ment r,;ilichis, qui dénotent un talent futur. Tout en Fougères annonçait
ia niédiocrité. Son faux nom de Fougères, celui du peintre dans la pièce
de (i'ilgiantiiie, avait été la source de mille avanies; mais, par la force des
chcs; .;, il avait accepte ce nom de la ville où il était né.
Grassou de Fougères ressemblait h son nom. Grassouillet et d'une
taille médiocre, il avait le teint fade, les yeux brims, les cheveux noirs, le
nex en trompette, une bouche assez laige et les oreilles longues. Son ait
doux, passif et résigné relevait peu ces traits principaux de sa physiono-
mie pleiîic de santé, mais sans action. Il ne devait être tourmenté ni pat
celte abondance de sang, ni par cette \io!ence de pensée, ni par cette
verve comique à laquelle se reconnaissent les grands artistes. Ce jeune
liomme, né pour cti'e un vertueux bourgeois, venu de son pays pour être
coinmis chez un marchand de couleurs, originaire de Mayenne et parent
éloigné des Grassou, s'institua peintre par le fait de rentèîemcni qui con-
stitue le caracière breton. Ce qu'd souffrit, la manière dont il vécut pen-
dant le temps de ses études, Dieu seul le sait. Il souil'rit autant que soull'reut
les grands hommes quand ils sont traqués par la misère et chassés, comme
des bêtes fauves , par la meute des gens médiocres et par la tj-oupe des
vanités altérées de vengeance. Dès qu'il se crut de force à voler de ses
propres ailes, Fougères avait pris un aioller en haut de la rue des i\iar-
tyres, où il avait commencé à piocher, il' lit son début en lS2t). Le pre-
mier tableau qu'il présenta au jury pqur l'exposition/lu Louvre, repré-
sentait une noce de village, assez péniblement copiée d^Sprcs' le tableau
de Creuse. ■ '' ' '■ ;■ ' '
On refusa sa toile. Quand Fougères apprit la fatale décision, il ne tomba
peint dans ces fureuis ou dans ces accès d'amour-propie épileptique aux-
quels s'abandonnent les esprits superbes, et qui se terminent quelquefois
par des cartels envoyés au directeur ou au secrétaire du Musée , par des
menaces d'assassinat. Fougères reprit tranquillement sa toile, l'enveloppa
de son mouchoir, la rapporta dans son atelier en se jurant à lui-même
de devenir un grand peintre. 1! plaça sa toile sur son chevalet, et alla chez
un de ses camarades, un homme d'un vrai talent, chez Schinncr, un ar-
tiste doux et patient comme il était, et dont le succès avait été Complet tiii'"'
dernier salon : il le pria devenir critiquer l'œuvre rejetée,
Le grand peintre quitta tout et vint. Quand le pauvre Fougères l'eut
mis face à face avec l'œuvre , Schinnei-, au premier coup d'œil, serra la
main de Fougères. j. , /• . . ,
— Tu es un brave garçon, tuas un cœur d or. d ne faut pas le trom-
per, lu tiens toutes les promesses que tu nous faisais h l'aiellier.Quand oii
trouve ces choies-là a" 1^""' ^e sa brosse, mon bon l-ougens, d vaut
mieux lai'^scr s^s couleurs chez Belot, ne pas voler la toile aux autres.
Rentre de bonne heure, mets un bonncl de cjion, couche-toi sur les ncul
heures; va le matin, à dix heures, à quelques bureau où tu demanderas
une place, et quitte les arts. , ,. , , . - ' ■ , '"- l ,
' ^(o„ amj_ (jit Fougères, ma toile a deja ele condaninee, v et ce' n est
pas l'arrrl nue je demande, mais les motifs. , i. ,,._,^, ,; ^ ,
•^ i;h bien ! tu fais gris et sombre, lu vois la natuj-e.à travA*'"",*^!"?;,;
pe- ion dessin est lourd, empâté; ta composition osl un pastiche çle G re li-
se.' qui ne rachetait ses défauts que par It^s ipialilô qui m niamiiwiit.
F.n détaillant les fautes du tableau. Scbiniipr vit sur lallguredc Fougères
une si profonde expression de irisics-c, qu'il l'emmena dîner et tacha de
^ Le le*ndcmain, dès sept heures. Fougères était à son chevalet, retravail-
lant le tableau condamné; il en réchauffait la couleur, il y faisait les cor-
rections indiquées par Schinnei, il replâtrait ses figures.Puis, dégoûte de
son tableau, il pona chez Elias Magus. Elias Maguj^ ^j?,ece ,de_Hollan-^
do-Belge-Flamand, avait trois raisons d'être ce qu'il devint : avare et ri-
che. Il débutait alors, brocantait diS tableaux et demeurait sur le boule-
vart Bonne-Nouvelle. Fougères comptait sur sa pah'tte pour aller chez le
boulanger. Il mangeait inirépide iient du piin cl des noi'i, ou du pain et
du lait, ou du pain et des cerises, ou du pain et du fromage, selon les
saisons, lîlias Magus, à (pii Pierre oU'riisa première toile, la guigna long-
temps; il en donna quinze francs.
— Avec quinze francs de recette par an, et mille francs de dépense, dit
Fougères en souriant, on ne va pas loin.
Elias Magus lit \m gesie, il se mordit les pouces en pensant qu'il aurait
pu avoir le tableau pour cent sous.
Pendant trois jours, tous les matins. Fougères descendait de la rue des
Martyrs, se cachait dans la foule, sur le boulevart opposé à celui où était
la boutique de Magus, et son œil plongeait sur son tableau qui n'aitirait
point les regards des passans. Vers la lin de la semaine le tableau dispa-
rut. Fougères reinonia le boulevart, se dii igea vers la boutique du. bro-
canteur, et eut l'air (le llâner. Le juif était sur sa porte.
— Eh bien ! vous avez vendu mon lable.Ui?
-^ Le voici, dit Magus; j'y mets une bordure pour pouvoir, l'cjffrir à
quelqu'un qui croira se connaître en peinture.
Fougères n'osa plus revenir sui' le boulevart. Il entreprit mi nouveau
tableau, il resta deux mois, faisant des repas de souris, et se donnau,t!i4n
mal de galérien. , i '
lin soir il alla sur le boulevart , ses pieds le portèrent fatalement jus-
qu'à la boutique de Magus, il ne vil son tableau nulle part.
— J'ai vendu votre tableau, dit le marchand à l'artiste.
— El combien ? ;, ,i,.,,v
— Je suis rentré dans mes fonds avec un petit intérêt. Faites-moi deiix
iniéricuis llamands, une leçon d'aaatomie, un paysage, je vous les paie-
rai, dit Elias.
Fougères aurait serré Magus dans ses bras, il le regardait comme un
pèie. Il revint, la joie au cœur ; le grand peinU-e Scbinner s'était trompé.
Dans cette immense ville de Paris, il y avaitides cœurs qui baitaieut à l'u-
nisson du sien, son talent était compris et apprécié. Le pauvre garçon, à
vingt-sept ans, avait l'iiinocence d'mi jeune homme de seize ans. Via autre,
un de ces artistes défians et faroudR'£,> aurait remarqué l'air diabolique
d'Elias Magus, il eût observé le fréiillomentdes poils (le sa barbe, l'ironie
de sa moustache, le mouvement de ses épaules qui annonçait le conloiiie-
ment du juif de Waller Scott fourbant un clirétien. Fougères se promena
sur les boulevarts dans une joie qui donnait à sa ligure une expression
Hère, il ressemblait à un lycéen qui protège une femme. Il rencontra Jo-
seph Bridau, l'un de ses camarades, un de ces laleiis excenSi iques destinés
à la gloire et au malheur. Joseph Bridau, qui avait quelques sous dans sa
poche, selon son expression, emmena Fongèies à l'Opéra. Fougères ne
vit pas le ballet, il n'entendit pas la musique, il concevait des tableaux, il
peignait. Il quitta Joseph au milieu de la soirée, il courut chez lui faire
des esquisses à la lampe, il inventa irimte tableaux pleins de réminiscences,
il se crut un homme de génie. Dès leiiondemaia il acheta des couleurs,
des toiles de plusieurs dimensions; il installa du pain, du fromage sur sa
table, il mit de l'eau dans une cruche, il iit une provision de bois pour son
poêle ; puis, selon l'expression des ateliers, il piocha ses labh'aii.x. Il eut
quelques modèles. Magus lui prêta des étoffes. Après deux mois de réclu-
sion, le Breton avait lini quatre tableaux. 11 redemanda les conseils de
Schinner auquel il adjoignit Joseph Bridau. Les deux peintres viient dans
tiois de ces toiles une servile imitation des paysajies hollandais, des inté-
rieurs de Meizu, et dans la quatrième une copie de la Leçon d'uiuilom e
de Rembrandt.
Toujours des pastiches, dit Schinner, Ah! Fougères aura de la peine à
être original.
— Tu devrais faire autre chose que de la peinture, dit Bridau.
"' 'I— Quoi? dit Fougères.
'■ ^''~ Jette-toi dans la littérature.
Fougères baissa la tête à la façon des brebis quand il pleut, et demanda
obtint encore des conseils utiles, et retoucha ses tableaux avant de les
porter à Elias, lilias paya chaque iode vingt-cinq francs. A ce prix. Fou-
gères iï'y gaglidit rien; mais il ne perdait pas, eu égard il sa sobriété. Il fit
qiiel(|ues promenades pour voir ce que devenaient ses tableaux; il eut nue
singulière hallucination. Ses toiles si peignées, si nciles, qui avaient la du-
reté de la (Ole et le luisant des peintures sur porcelaine , étaient comme
couvertes <l'un biiniill.ird, elles ressemblaient à de vieux tableaux. Elias
venait de sortir, Fotigl'res ue put obtenir aucun renseignement sur ce
phénotnène; Il ci;at avoir mal va. Le peintre renua dans son aleher y fau-e
de nonvelles vieilles loUes. ' ■
'■ Après sept ans de travaux, continus. Fougères parvint h composer, à
■exéciïtcr des tableaux passahles,- il faisait aussi bien que tous les altistes
du second ordre. Elias achetait, vendait tous ses tableaux; le pauvre Bre-
'ton gagnait péniblement une centaine de louis par an, et ue dépensait pas
plus (le douze cents francs.
A l'exposiiion de 1S29, Schinner et Bridaui, qui tous deax occupaient
une grande place et se trouvaient à la tétc du mounemeut dans les arts ,
furent pris de pitié pour la pereisianre, pour la pauvreté de leur vieux
camarade, ils firent admettre à" l'exposition, et dans le grand salou, un ta-
'bleau de Fougères. 'i ■
'' Cê'tàb!e=iB,-tpu"tenaiidO'Vicneroaponr le sentiment, était puissan^
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
19
crinlt^rôt; il tenait, pour rexéciition, du premier faire de Dubufe. Il re-
présentait un jeune liomme à qui, dans l'intérieur d'une prison, l'on rasait
les rlie\eux de la nuque. D'un côté un prêtre, de l'autre une vieille i une
jeune femme en pleurs. L'n huissier lisait un papier timbré. Sur une uié-
eluuite tal)lc, était un reoas auquel personne n'avait louclié. I.ejom' ve-
nait à travers les barreaux d'une fenêtre éle\ée. 11 y avait de quoi faire
fn'mir les bomgcois et les bourgeois frémissaient. Fougères s'était ins-
|)iré tout bonnement du cliefd'œuvrc de Gérard Dow : il avait retourné
le LMonpe de la femme hydropique vers lu fenêtre au lieu de le présenter
de'fate. 11 avait remplacé la mourante par le condamné : même pâleur,
niénio appel à Dieu. Au lieu du médecin llamand, il avait peint la froide
\'t ollicielle figure du gretlier vêtu de noir; mais il avait ajouté uue vieille
■ femme auprès de la jeune fille de Gcraid Dow. Enfin la figure cruelle-
ment: bonasse du bourreau dominait ce groupe, et ce plagiat Uès habile-
ment déguisé ne fut point reconnu.
'Le h\ret contenait ceci :
510. (irassou de Fougères (Pierre), rue Je Navarin, 2.
La To'dcllc d'an condamné à mort.
Ouoiipie médiocre, le tableau eut un succès prodigieux. La foule se
rma tous les joni's devant la toile à la mode. Charles X. s'y arrêta, Ma-
.ame, instruite de la vie patiente de ce pauvre Breton, s'enthousiasma
pour le Breton. Le duc d'Orléans marchanda la toile. Les ecclésiastiques
dirent à Mme la dauphine que le sujet était plein de bonnes pensées. 11 y
régnait en ed'et un air religieux très satisfaisant. Monseigneur le dauphin
admira la poussière des carreaux, une grosse lourde faute, car Fougères
avait répandu des teintes verdâtres qui annonçaient de l'humidité au bas
des nuirs. Madame acheta le tableau mille francs. Le dauphin en com-
manda un. Charles X donna la croix d'honneur au lils du paysan qui s'é-
tait jadis battu pom- la cause royale en 1799. Joseph Bridau , le grand
peintre, ne fut pas décoré. Le ministre de l'intérieur commanda deux ta-
bleaux d'église à Fougères.
Ce salon fut pour l'ierrc Grassou toute sa fortune, sa gloire, son ave-
nir, sa vie. Inventer en toute chose, c'est vouloir périr ; copier, c'est vivTe.
Crassou de Fougères avait enfin découvert un filon plein d'or; il pratiqua
la partie de cette cruelle maKimc i à kicpielle la société doit ces inf jnies
'médiocrités chargées d'élire au ourd'hui e- supérioiilés dans lou,tes les
' ' classes sociales, qui nauirellemen élisen clles-mOmes, et font une guerre
acharnée aux vrais taiens. Lcprincipe dcl'éiccUon est faux, la France en
' reviendra. ' 'h- ■
Néanmoins la modestie, la simplicité, la surprise du uon et doux Fou-
gères firent taire les récriminations de l'envie. D'aillems, il eut pour lui
les Grassous parvenus, solidaires des Grassoiis à venir. Quelques gens,
' émus par l'énergie d'un homme que rien n'avait découragé, parlaient du
Dominiquin, et disaient : «Il faut récompenser la voiojté dans les mts !
Grassou n'a pas volé son succès! voilà dix ajis qu'il i pioche, pauvre bon-
homme!»
Celte exclamation de pauvre bonhomme ! étai' pour la moitié dans les
adhésions et les féUcitaiion* que' recevait le peintre. La p.lié élève au-
tant de médiocrités que ''envie rabaisse de grana artistes. Lesjoiunaux
n'avaient pas épargné les critiaucs mais le chevalier de Fougères les di-
géra comme il digérait les conseils de scj amis, avec une patience angé-
fique. Riche alors d'ime quinzaine de mille francs, bien péniblemcn' gagnés,
il meubla son appartement et son atelier, rue de Navarin ; il y fit le tableau
demandé par monseigneur le dauphin, et les deux tableaux d'tghsc com-
mandés par le ministère, à jour fixe , avec une régula-ite désespérante
pour la caisse des ministères, habituée à d'autres façons. Mai. admirez le
bonheur des gens qui ont de l'ordre ! S'il aval tardé, Grassou, surprix, par
la révolution de juillet, n'eût point été payé.
Fougères, pour trente sept ans, avait fait pour F.lia Jlagus environ
deux cents tableaux complètement inconnus , mais à l'aide desquels i était,
parvenu ;i colle manière satisfaisante, à ce point d'exécution qui ne rejioussc
pas trop l'artiste, et que chérit la bourgeoisie. Fougères était cher il ses amis
par une rectitude d'idées, par une sincérité de sentiniens, une obligeance
parfaite, nue grande loyauté. S'ils n'avaient aucune estime pour la palette,
ils aimaient l'homme qui la tenait.
— Quel malheur que Fougères ait le vice de la pointure l se disaient ses
camarades.
Néanmoins il donnait des conseils excellons ; semblable à ces cuillcion-
nisles incapables d'écrire un livre, et qui saveait très bien par où pèchent
les livres; mais il y a cnirc les critiques liltéraiios et Fougères une lill'é-
rence : il était éminemment sensible aux biMUlés, il les reconnaissait. Ses
conseils étaient empreints d'un sentiment de jusiice qui laisail .iccepler la
justesse de ses remarques. Depuis la révolution dcjnillet. Fougères pré-
scnlail une dixaine de tableaux, parmi k>squels le iury en admettait qu itre
■' ou cinq. 11 vivait avec la plus rigide économie. Sou doaiestiqiie consistait
' ' dans une femme de ménage.
Pour tonie distraction, il visitait ses amis, il allait voir les objets d'art,
il se permcllail (pielqiies petits voy.iges en France , il projetait d'aller
chercher des inspirations en Suisse." Ce détestable uriislo était un e\celle,it
citoyen; il montait sa garde , allait aux revues, payait son lovei et ses
consommations avec l'exactitude la plus bourgeoise. Ayant vécu dans le
travail et la misère , il n'avait jam;iis eu le temps d'aimer. Jusqu'alors
garçon et pauvre, il ne se souciait point de compliquer son existence si
simnle. Incapable d'inventer une manière d'augmenicf sa fortune, il por-
tait tous les trois mois chez son notaire, Alexandre Crottat, ses économies
et ses gains du trimestre. Quand le notaire avait à lui mille écus, il les
plaçait par première hypothèque, avec subrogation dans les droits de la
femme si l'emprunteur ilaii marié, ou subrogation dans les droits du ven-
deiu- si rempruiileur avait un droit à payer. Le notaire touchait lui-même
les intérêts et les joignait aux remises partielles faites pai" Grassou de
Fougères.
Le peintre attendait le fortuné moment oii ses contrats arriveraient au
cbillie imposant de deux mille francs de rente, pour se donner Volium
cuui digniiaie de Fartiste et faire des tableaux, oh! mais des tableaux!
enfin de vrais tableaux ! des tableaux finis, chouettes ! kox-nofls!
Son avenir, ses rêves de bonhem', le superlalif de ses espérances, vou-
lez-vous le savoir ? c'était d'entrer à l'Institut et d'avoir la rosette dos of
ficicrs de la Légion-d'llouneur ! s'asseoir à côté de Schinner, arriver à
l'Académie avant Bridau ! Av oir une rosette à sa : itonnière ! Quel rêve !
Il n'y a que les gens médiocres pour penser à tout.
En entendant le bruit de plusiems pas dans Fescalier, Fougères se re-
haussa le toupet, boutonna sa veste de velours vert-bouteille, et ne fut pas
médiocrement surpris de voir entrer une figure vulgairement appelée un
melun, dans les ateliers. Ce fruit surmontait une citrouille velue de drap
bleu, ornée d'un paquet de breloques linlinnabulant. Le melon souillait
comme un marsouin, la citrouille marchait sur des navets, imi)ropreineiit
appelés des jambes. Un vrai peintre aurait fait ainsi la charge du petit
marchand de bouteilles, et l'eût mis immédiatement à la porte en lui di-
sant qu'il ne peignait pas les légumes. Fougères le regarda sans rire.
M. Vervelle présentait un diamant de mDle écus à sa chemise.
Fougères regarda Magus et dit : Ily a gras.
En entendant ce mot, M. Vervelle ûonça les sourcDs. — Ce bourgeois at-
tirail il lui une autre complication de légumes dans la personne (tc'sa
femme et de sa fille. '' _
La femme avait sur la figure un acajou répandu; elle ressemblait à
une noix de coco surmontée d'une tête et serrée par uue ceinlure. 1:11c
pivotait sur ses pieds. Sa robe était jaime, à raies noires. Elle produisait
orgueilleusement des mitaines extiavaganles sur des maiiis enllées comme
les gants d'une enseigne. Les plumes du convoi de première classe flot-
taient sur un chaiieau cxtravasé. Des dentelles paraient des épaule.? aussi
bombées par derrière que par devant ; a:nsi la forme sphérique du cou
était parfaite. Les pieds, du genre de ceux que les peintres appellent d's
abaiis, étaient ornés d'un bourrelet de six lignes au dessus du cuir ve:iii
des souliers. Comment les pieds y étaient-ils entrés • On ne sait.
Suivait une jeune asperge, verte et jaune par sa robe , et qui avait n;ie
petite tête couronnée d'une cheveuire en bandeau, d'un jaunc-caroilc
qu'un Romain eût adoré, des bras lilamenlciix, des taches de rousse.'ii' sur
un teint assez blanc, des grands )eux innocens, ii cils blancs, peu de sour-
cils, un chapeau de paille d'Italie avec deux honnêtes coques de saliu ,
bordé d'un liseré de salin blanc , les mains vertueusement rouges , et I ?s
pieds de sa mère. ,, ,
Ces trois êtres avaietit , ep Vègardant l'atelier, un air de bonheiu" ciii
annonçait en eux un respec(able enthousiasme pour les arts.
— Et c'est vous, monsicm' , qui aiioz faire nos ressemblances? dit le
père en prenant un petit air (irâne.
— Oui, monsieur, répondit Crassou.
— Vervelle, il a la croix, dit tout bas la femme à son mari pendant que
le peintre avait le dos tourné.
— Est-ce que j'aurais fait faire nos portraits par un artiste qui riesi-i.ùl
pas décoré ?
Ebas !\Iagus salua la famille Vervelle et sortit; Grassou l'accompajaa
Jusque sur le palier.
|. r^Il n'y a oue vous pour pêcher de pareilles boules.
, — Cent tiiille francs de dot !
— Onclle famille !
— Trois cou mille francs d'espérances, maison rue Boucherai cl mai-
son de c;mipagnc à \ille-d'Avray.
— Boucherat , bouteilles , bouchons , bouchés , débouchés , dit le
peintre.
— Vous soie/, il l'abri du besoin pour le reste de vos jours, dit Elias.
Celte idée entra diuis la tête de Pierre Gra<sou. comme la lumière du
matin a\ait irlalé dans sa mansarde. En disposant le père de la j 'inic
personne, il lui trouva boinio mine: sa face était pleine i^e r >- ' ^^.
La mère et la lille voltigèrent autour du peintre, en s"êmer\- iis
ses pprêis. Il leur parut être un Dieu. Cette visible adTaiii;.. uu-
gères. Le veau d'or jela .sur celte Lmiille son re.lot f.uil.isiiquo.
— \ ous de\ ei gagner un ai-gext fou ; lUiùs vous le dépenser comme vous
le gagnez? dit la mère.
— Non, madame, répondit le peintre, je ne le dépense pas je n*ai |)as
le moyen de m'aniuscr. 'Mon notaire place mon .vgcul, il sait mou compte ;
une fois l'argent chez lui, je n'y pense plus.
— On me disait à moi, s'écria le père Venelle, que les artistes étaient
tous des paniers iiercés.
— Quel est votre notaire, s'il n'y a pas d'indisaêtion ? deiunnJa ma-
dame Vervelle.
— In bravo garçon, tout rond, frottât...
— Tiens! tiens ! est ce faire ! dit Vervelle, Crultal est le nôtre.
— Ke vous dérangez pas! dit le peintre.
20
LE MAGASIN LITTÉRAIRE,
— Mais tiens-loi donc tranquille, Anténor, dit la femme, tu ferais man-
quer Mionsicur. Si tu le voyais travailler... .-:--- _-- ■ -
— Mon Dieu! pourquoi ne iii'avL'z vous pas appi^Si . I^ ^t^ ? ,dit Mlle
Vervelle à ses parens.
— Virginie, s'écria !a mère, une jeune personne ne doit pas apprendre
rcriaincs dioses; et quand tu seras mariée... bien! Mais jusque-là tiens-
toi uanqaille. '
Pendant cette première séance, la famille Vervellé se familiarisa pres-
que avec riioinutc artiste. Elle dut revenir deux jours après.
IJi sortant, le père et la mère dirent à Virginie d'aller devant eux; mais,
n;al;,'ré la distance, clic entendit ces mots dont le sens devait éveiller sa
curiosité.
— Un homme décoré.... tre;;te sept ans.... un artiste qui a des com-
mandes, qui place son argent chex notre nolaire. Consultons Crollat.
Ilcin! s'appeler madame de Fougère !... Ça n'a pas l'air d'èU'c un mé-
chant homme!... Tu nu, diras un commerçant? mais un commerçant,
tant qu'il n'est pas retiré, vous no. savez pas ce que peut devenir voUe
1:11e, tandis qu'un artiste économe... Puis, nous aimons les arts... enlin!
Pierre Grassou, pondant que la famille Vervclle le discutait, discutait
1 a îamille Vervellé. Il lui fut impossible de demeurer en paix dans sou
atelier, il se promena sm* le boulevart, il y regardait les femmes rousses
q ui passaient ! Il se faisait les plus étranges raisonnemeiis : l'or était le
pi us beau des métaux, la couleur jaune représentait l'or. les Romains ai-
m aient les femmes rousses. 11 devint Romain, etc.
j Après deux ans de mariage, quel homme s'occupe de la coulcm- de sa
/fc mrae ? i ■ •
( abeaulé passe... mais la laideur reste! L'argent est la moitié du bon-
lieur. Le soir, on se courbant, il trouvait déjà Virginie Vervellé char-
inanîc. — ^ Quand les trois Verve'ic critrèrëiit le jour de la seconde
séaneb, le peintre les accueillit avec un aimable sourire. Le scélérat av;iit
fait sa barbe, il avait mis du linge I)hii!C, il s'était agréablement disposé
les clieveux, il avait choisi un pantalon fort avantageux et des pantoiilles
ronges à la poulaine. ' ,,..',
la famille lui répondit par uti sourire ^SsSflatteiir qiie ïé'sîciî'?, Vir-
ginie devint de la couleur de ses cliércux, baissa les yeux et détourna la
tête en regardant les études. PiciTc Grassou trouva ces pclilcs minaude-
ries ra\issantcs. \'irginic avait de la grarc, elle ne tenait hdareiisemcut li^,
du pore, ni de la mère ; mais de qui tonûit-cUc? ' ';'|',' ';',''; ^''\J.!^ . '"' '-.'■
— Ah ! j'y suis, se dit-il toujours, la mèri; aûfa-iéti' im i^g:'ai-<ltic'son "
commerce. '■'" ^■'■à^'- \' /_|\';''V.,''|' ' ^',^./', '''''.'.' -V, '',."■,!'' '.
Pemiant la séance,' ilj'' eut des cêcai-nTonrlits't'Tîre le' ticinirc et la fa-
riii'lc. 11 eut l'audace de trouver le père VcrveHc spirituel, f'ciic llaîicric
lit entrer la famille au pas de charge dans le étisr de l'iiiliste; il donna
l'un de ses croquis à Virginie et une csqHrss'c'îl Iti'hftW.'!' '-"^ j,'.-.!! ■■ '■
— Pour rien? dirent-elles. ' '!\'-' '!;,':'"'^ *^.;,':;;''
Pierre Grassou ne put s'cmpèchcr de sôurirfc. '''»°^'''^' ''■}' '-''','■ '
— 11 ne faut pas donner ainsi vos tableaux: c'est deiyj^iW/tjMl'dltJVfci'-
A la troisième séance, le père VciTeile'f!Hfri''c?*efe îiclte géTeiTti-cfèlr?-'
blcaux qu'il avait ;i sa campagne de Vil!e-d'/<\'ray : des lUiljcns, des Gé-
rard-Dow, des Jîieris, des Tcrbiu-g, dqs Rc'.itiH'anàt, un Titien, dos Paul
Potier, etc. ' - 'lO^J. ';' -,' ' ' -"^ : ' ;.
— M. Vervellé a fait des folies, dirf|dt6êfe^inéilt"T.tmeYénëlle', rl'i
pour rénl mille francs de tableaux. '"'.',''■'
-^ 3'aime les arts ! reprit le marchand •èt'rjontè'dl(*s.
Quand le portrait de Mme Vervclle fat roiiimciicé, relui du mari était
presque achevé ; l'enthousiasme de la famille ne cc!;na!5sait alors pins de
bornes. Le notaire avait fait le pliis grand éloge du peintre. Pierre Gras-
.snu était à ses yeux le plus honnête garçon do la terre, un des afiistos les
plus rangés. Il avait amassé trente six mille franc?. Ses jout's i^è miscr-j
étaient passés, il allait par dix mille francs chaque année, il coï)?(sïîsait les
îatéréls. Enlin il était incapable de rendre une femme n!alhériFel[is''o. Cette
dernière phrase était d'un poids énorme daiis !;1 balance. Les ap.ls de Ver-
vellé n'entendaient plus parler que du célèbre l'oligores. ' '.',;, '^^ ' "^
I.e jour où Fougères entama le portrait de Virginiê,'îl''^a5t''i'rt pctiâ'
déjii le gendre de la famille Vervclle. Les trois Ver^elle ï'i'uWâfeaient datiS'
cet atelier, qu'ils s'habituaient à considérer comme une de loms rééidonces :
il y avait pour eux un incxplicalMo att. ait dans ce local propre, soigné, gen-
t'ù, artiste. Àl'yssKS ahyasiim ; le bourgeois attire le bourgeois.
Vers la lin de la séance, l'escalier fut agité, la porte fut brutalement
ouverte, et entra Joseph Eridau : il était à la tompi'te, il avait les clieveux
au vent, il montra sa grande ligure, ravagée-, jeta les éclairs de s6n ré- '
gard, tourna tout autour de l'atelier et revintà Grassou brusejucmetit, eiv
ramassant sa redingote sur la région gastrique, et tâchant, mais en vain;
do la boutonner, le bouton s'était évndô de sÀ'c&pStilc'aefdraiJi •"■'-•'J
— Le bois est cher, dit-il à Grassott. '"■' " ' " ' ' " ' -h -ja'rrioii -■
^[jj ■:i.) UC '■■):'-.;ih| ■)]li:,ii m ■)b 'ItiiiU 'lil!.
— Les Ang'ais sont après moL Tie««? fa t)Hiis-ceS'(*liosès.ir\? '''Tf.n r(
— Tais-toi donc.
— Ah! oui!
La famille Vervclle, snperlativemont choquée par celte étrange appari-
tion, passa de son ronge ordinaire ati rouge cerise des feux violens.
— Ca rapporte, reprit Joseph. V nt il aHbérVfnfomUouiW'^'» '>'•'-'''['■'
— Te faui il beaucoup? " ' ■.■.-' *-l"0^ '..;ip.^
'osir
l
2, ri
_— un billet de cinq cents... J'ai après moi un de ces_néggçians_de_ia
-nature des dogues qui , une fois qu'ils ont morduf, ne' lâchent pras~qu1ls
u'aieul le morceau. Quelle race ! , .,, ;;, . (■ ■
— Je vais l'écrire un nmt pour mon notaire...
— Tu as donc un notaire !...
— Oui.
, -7- Ça m'axplique alors pourquoi tu fais encore les joues avec des tons
' roses, exccUcns pour des enseignes de parfumeur... ; ^i.ui) biuru
Grassou ne put s'empêcher de rougir. Virginie posait. i.!;ii,j;> /lod-'.r.r
— Aborde donc la nature comme elle est ! Mademoiselle est rousse. Éh
bien ! est-ce un péché mortel? Ton' est magniliquc en pointure! mets moi
du cinabre sur ta palette, réchauffe-moi ces joues -là, Pi()ues-y les petites
taches brunes, beurre-moi cela, \'cux-tu avoir plus d'esprit que la natiue !
— Tiens, dit Fougères, prends nia place pendant quq je yais écrire.
Vervellé roula jusqu'à la table et s'approclw de l'oreille de Gvjjssou, i,i
— Maisce /;(if«;iJ:/ci va, tout gàtçr... , ,,, , ., ^..^■. ...
— S'il voulait faire le portrait de votre Virginie, il vaudrait mille foisilfti
mien ! répondit Fougères indigné.
En entendant ces mots, le bourgeois opéra doucement sa retraite vers sa
femme stupéfaite de l'iinasion de cetU". bête féroce, cl assez peu rassurée
de le voir coopérant au portrait de sa fille. i i , i-j -^
— Tiens, suis ces infica'.ions, dit Bridau ci prenant le billet, .'c ne te
remercie pas! Je puis retourner au chàiçau,dc,,d'ArtJiez à qui je peins i
une, salle, ù inanger. Viens nous voir !
Il s'en alla sans saluer, tant il en avait assez d'avoir regardé Virginie. , i: •
— Qui est cet homme? demanda Mme Vervclle. i ,
— Un grand artiste, répondit Grassou.
Un moment de silence.
— Eies-vous bien sûr, dit Virginie, qu'il, n'^ pss porté ^^al)Jpll}■, à , mon
portrait? il m'a effrayée. -..,,■,:■ ., -;'--i.,' .;;,.■;..
— 11 n'y a fait que du bien, répondit Grassou. i ,. i ^ ; -
— Si c'est un grand artiste, j'aime mieux un^r^tud ar.tis^e (fui voijs r,cs-
— ,AJi!,,%in]an, iiî9iipi^m:|ps); jin bfei).,I^W5,fir^pi|,PCWl'ifi? Am fÇï<>.
tout cntiève. >-,..■..,,, imo iiu, >fc. !■• ;., ,.i;^m!. ,!:im
Le gç^ifî avait ébouriffé les VcryoUqj, Qij,eti|i^ dâns,|Çette .pba,sei tP^Unn
tomnc si agréablcnicnt nomniéc liUd ife !a,i$<i'nC-l\Iàrliu. Ce fut avec ia/
timidité du néophyte, en préscnro d'un homme de génie , que Vervclle rit-;,i
qua une invitation de venir à sa maison de campagne dimanche prochain :,h
il savait coml)icn peu d'attrait une [amiUe Ijourgcoisc olfrait à im artiste, i^
— Vous autres! cUt il, il yoiis,fant des émotions, de grands spectacles,,
ot dos gciis d'esprit ; mais il y aura de bons vins , cl je compte sur ma ga- .,=
loric pour vous compeijscr l'emiui qu'un altiste comme voufj pourra éprou-
ver parmi des négociar.si' , ,,,
Celte idolâtrie, qui caressait exclusivement son amour-propre, cliarmait,
le pauvre Pierre Grassou qui rcce\ ait raremenl des comphmei^s. L'hoa-.:
nétc artiste, cette infâme médiocrité, ce cœur d'or, cette loyale vie, ce
stupide dessinateur, ce brave garçon, .(^i;,Cf)rê, 'le l'ordre royal de la Lé-
gion-d'flonncur, se mit sous les armes 'pc];(r^f'!l''^''JP"''' ''•^s derniers beaux
jours de l'année à Vilie-d'Avray. Eo peintre' vint modestement par la voi-
ture publique, et ne put s'empêcher d'admirer le beau pavillon du mar-
ciiand de bouteilles, jeté au milieu d'un parc de cinq arpens, au soiiimct
de Ville-d'Avray, au plus beau point de vue. Epouser \iigini-3, c'était
avoir celle belle villa quelque jour ! 11 fut reçu par les Vervclle avec un
enlhcnsiasnie, une joie, une ijonhomie, une hanche bêtise bourgeoise qui
le coiifondirenl. Ce fut nu jour de triomphe. On le promena clans les al-
lées couleur nankin qui avaient été raiissécs comme pour un grand horiune,
les arbres avaient eux-mêmes un air peigné, les gazons étaient fauchés,
et l'air pur de la campagne an;cnait des odeurs de cuisine ntfimincnt ré-
jouissantes. Tous, daits la maison, disoieuî : Kcus avons un grand ariii^io.
Le petit père Vervclle roulait comme uiic po|nnie dans sou parc, la iiiic
serpentait comme une aiguille , et la mère suivait d'jUJi pas noble et digi;e.
Ils ne lâchèrent pas Grassou pcndaiii sept Iiéines.
Après le dîner, dont la durée égala la somptuosité-, M. et Mme Vervellé,
arrivèrent à leijr grand coup de ihéûlre, à ronvcrture de la galerie illu-
minée par dos lampes à effets calculés. Trois voisins, anciens commerçans,
un oncle à succession , mandé pour l'ovationdu grand artiste, une vieille
demoiselle Vervclle et les convi\es le suivirçut dans la galerie, assez cu-
rieux d'avcii" sofi opinion sur la fair.eusc galerie du petit [lère \ crvellc qui
les assommait de la valeur fabuleuse de ses tableaux. Le marchand de
l)outeillcs semblait avoir voulu lutter avec le roi Louis-Philippe et sa gale-
rie de Versailles, Los tableaux.magniliquemcnt encadrés, avaient des éti-
quettes où se lisaient en letlres, r.oircs sur fond d'or :
■RWIîEiïSl'''--
Danses de fauiips el (^t; Wmp^bcs.
UEMGRAXDTiPil'-^^/SO
lutérieur d'une s:ille de disscclioni-Iie' dbfcleui- Trdiïip faisant -sà'flé^on à ses
-i, ,OUves. .. '- '■'■ ■'■-' "'T' ■' •'■■■'' ■'■
Il y avait deux cent cinquante tableaux, tous vernis, éçpussetés: quel-
ques-ims étaient couverts de rideaux verts qui ne se tii-aicnt pas en pré-
sence des jeunes personnes, j/arli.stc lesla les bras cassés, la bouche
bé;ûuc, aucune parole mu- les lèvres, en leconnaissanl la moitié de ses
,i>','j'.)q. ,^-> ■>!> <■>:. U'H'
LE MAGASIN LITTERAIRE.
i'i-j) ;l
21
tabiraux dans relie galerie : lli'tait Rubcns, Paul Potier, lliéHs.RjIetzu,
Gérard Dow ! Il était à lui senl viiig^t grands maîtrëè. ' "'-'■' ' '"" '■'■ '
— Qu'avez-vous? vous pâlissez! '"''J" "-'' ^^°^ ^'"^ 'n 'L
— Bla fille, un verre d'eau! s'écria la mère Vervcllc. '" -j
•-itje pci]iîrc prit le père Vervclle par le bouton dC son tiabjt', èt'l'em-
mena dans un coin sous le prétexte de voir un MulilMJ *. tes'tàblèaax çs-
paguols élaicnt à la mode. • "'■'" •' ' ""i i. ■l'-'^i..'
— Vous avez aclielé vos tableaux chez Elias Magus,? '"• -'"^ ■'
'.-Oui, tous originaux! ' ' ,.-',.,(, ni. n-ia-j lin/
-^ Entre "nous, combien vous at-il vendticeat que! je'v^î's vtitfe'dlSiî-
Tous dent firent le tour dé la gàlerîe. Les convives furent émerveillés
du sérieux avec k'([uel l'artiste procédait on compagnie de son hôte.
— Quarante mille francs ! dit à voix basse Vervclle en arrivant au der-
nibi^.'"' •'■ ■■' • ' '■ "■'''■' ' ' "■■ < ■;■! -''■'■
— Quarante mille fi-ancs un Titien! reprit ù hàlttë Vbix l'aitisté; mais
ce serait pour rien.
-'^^ Ouand je vous le disais, j'ai pour cent mille écus de tableaiix! s'écria
Vervclle. i ! o- •^ i
-'^— ,i"ai fait tous ces tableaux-là, lui dit h l'oreille Pierre Grassbii', je ne
les ai pas vendus tous ensemble plus de si>c mille francs...
— Trouvez-le moi, dit le marchand de bouteilles, et je vous donne wà
fille, car alors vous êtes Paibens, Rembrandt, ïerburg, Titien!
— Et Magnus est un fameiLX marchand de tableaux! dit le peintre qui
s'expliqua l'air vieux de ses tableaux et l'utilité des sujets que lui deman-
dait le brocanteur.
I-Oiii de péi'dre dans l'estime de son admirateur, M. de Fougères, car
la famille persistait à nommer ainsi rierre Grassou, grandit si bien qu'il
lit gratis les portraits de toute la famille, et les olirit naturellement à son
beau-père , a sa belle mèré' et à sa femme.
Aujourd'hui, IMcrre Grassou, qui ne manque pas une seule exposition,
passe pour un des bons peintres de portraiis. llgagnc une douzaine de
mille francs par an , et gâte pour cinq cciUs francs de toile. Sa femme a six
mille fianes (le rente ; il vit iavbc' son beau-père et sa belle-mère. Les
Vervclle et'lés Grassou ont Voiture et sont les plus heureuses gens du
monde. Pierre Grassou ne sort pas d'Un cercle bourgeois où il est consi-
déré comme lin des plus grands artistes dé l'Europe : il ne se dessine pas
un portrait de famille , entre la barrière du Trône et la rue du Temple ,
qui ne se fasse chez lui et ne se paie au moins cinq cents francs. Comme
il s'est très bien montré dans les émeutes du 12 mai, il a été nommé
officier de la Légion-d'Honncur; il est chef de bataillon dans la garde na-
tionale. Le Musée de Versailles n'a pu se dispenser de lui commander
une bataille. Mme de Fougères l'adore , il a deux cnfans , il est bon père
et bon époux. Il ne peut cependant ôter de son cœiu- une fatale pensée :
les artistes se moquent de lui, son nom est un terme de mépris dans les
ateliers, les feuilletons ne s'occupent pas de lui. Mais il travaille toujours,
et il se porte à l'Académie OÙ iréntrera. Puis, vengeance qui lui dilate le
cœur! il achète des tableaux aux peintres célèbres quand ils sont gênés,
et il remplace les croûtes de la galerie de ViJle-d'Avray par de vrais chefs-
d'œuvre , qui ne sont pas de lui.
DE BALZAC.
§©UTE^'IKS ©E SiA itKT®lil.TTî®:¥.
Plclcegrii.
J'ai promis de parler de Pichcgru. C'est un devoir que j'accomplis en-
vers sa mémoire, une des obligations les plus chères et les plus sacrées
de mnn cœui-.
Malhcureiisrnient pour moi, je n'ai pas les loisirs d'un livre, et c'est
un livre au miiins qu'il faut à la mémoire de Pichcgru. DViutros le feront;
mais je n'aurai rien épargné pour leur fournir quelques maiériaux. Ce
n'est ni un plaidoyer, ni une sùasoire, ni une apologie, c'c^tun sommaire.
Commençons par tracer rapidement la vie de Pichcgru ; elle sera peut-
Cire jugée tout à l'heure.
Pichcgru est né en 17G1, aux Plancl'cs, et non à Arbois, qui ne récla-
me plus cette gloire. L;iissoiis-la au modcpte villag'i OÙ'il a conservé quel-
ques vieux amis; t'est dans leur cœur qu'il aiiucrnità vivre , et non dans
les monunieiis mahubolts qui l'ont fait sicihéllement méconnaître.
La famille de Pichcgru était piuvre, mais honoiée; rustique, mais li-
bre. Elle ne cultivait pas ses propr(,'s terres , parce que l'ambllion des
propiii'tés était chose incoimue dans tout homme qui a porté son nom.
Le blason do ces nobles paysans, c'éiail lunnwicmoit travuitUr, vivra
de peu; «depuis quatre cems ans lui les appcl.iit PichcL;ru, parce qu'ils
liraient le gru ou la graine au bout du pic ou <lu huyau. Caie noblo.^tc en
vaut une autre.
Pichcgru vint àu monde estimé dans les siens. C'était alors un héri-
tage.
La propriété protégeait naturelleuienl l'enfani du prolétaire qu'elle re-
dou'e aujourd'hui.
Charles Pichcgru reçut une éducation soigmîe chez les miuluics d'Arbois,
qui dirigeaient le collège de cett« ville.
Ces minimes le devinèrent. Ils envoyèrent à leurs frais au collège da
Brienne l'écolier qui promettait an grand homme, et il y fut, peu de
temps après, le répétiteur de Napoléon.
Ce point de contact est le premier qui se soit établi entre les deux plus
fumeux capitaines d'uu siècle qui ne l'a cédé à aucun eu illusiraiions mili-
taires. Le dernier, rous le verrons.
Napoléon sortit du Brienne cuinme lieutenant par un acte spontané de
la justice de Louis XVI ; Pichcgru en sortit comme sergent au premier ré-
giment d'aiiillerie, parle seul tait de son application et de son travail.
Il fit avec éclat la dernière guerre d'Amérique, et passa au grade d'ad-
judant.
Il touchait à vingt huit ans aui honneurs de l'épaulelte, quand la révo-
lution arriva.
Pichcgru en avait embrassé tous les principes généreux. Elle ouvrait
une si belle voie aux grandes pensées! elle déployait devant elle tant
d'espérance et d'avenir!
Il présidait la société populaire do Besançon au passage d'un bataillon
des volontaires du Gard, et il échangea sans peine sa sonnette contre ii!:c
épée. Ce bat.uUon l'avait choisi pour son commandant.
Deux années tpiès, Chaiks Pichegra était général en chef da l'armée
du Rhin.
Celte armée n'était plus qu'une cohue en déroute. Les lignes étaient
prises, Strasbourg était menacé.
Avec ces troupes, réduites à un petit nombre et vaincues par l'habi-
tude des défjites, Pichcgru parvint à semer la défiance parmi les coîdi^és.
Il invente et il organise une guerre d'escarmouche et de tira Heurs, la
seule possible à ses arme;, et il reprend nos frontières naturelles. 11 05t
proclamé le sauv<^uç de la pairie, et chargé de la sauver encore une fois
à l'armée du NorJ.
Pichcgru va rcjuindre les débris de celle-ci à quarante lieues de Pari<;
il les rassemble, les furtili o de sa présence et de la coiifiance attachée à
ses exploits, les mène vaiu:jueuisà Cassel , à Courtray, h .Meniu , à Hous-
sflaer, à Hooglo !e, pren ! Bruges, Gand, Anvers, Bois le-Duc, Vanloo,
Nimègue, passe la Wahal sur la glace , entre dans Thieli , rompt les Hol-
landais, farce ics Anglais à se rembarquer, s'empare d'Amsterdam , ce ,
dix jours après, de toutes les Provinces- Unies. Ses enuemis avouent qu'il
ni; s'arrêta qu'à l'cndi oit où il ne trouva plus d'armées à combattre.
Le sergent d'artillerie fut taat à coup investi alors de la plus haute p;:i5-
sance militaire qu'une déaiocraiic eût jamais mise à la merci d'une épéo. Il
joignit la direction des armées du Kord et de Sambre-et-.\Ieuse au com-
mandement de l'armée du Rhin-et-'.îosoiic. Jourdan et Uureau fureut
placés sous ses ordrfs, et Moi eau l'en a l'dit souvenir. Son système était
de ne pas elfiayer l'Europe des succès dune propagande qui u«! cher-
chait qu'à se ranimer.
C'était le temps de se repoic'r des conquêtes, et de rassurer la monoe
sur 1rs projets de la répuhLque. Il ne perdit pas une goutte de sang
inutile, pas un pouce de terrain , et on l'accusa de nonchalance. On alla
plus loin peutèire. Le couperet qui avait tué Luckiier, Custiues, Hoa-
chai d et Biron s'était usé sur trop de têtes héroïques : la calomnie venait
d'être inventée contre les gloiros im,)nriuui'S : on calomnia.
Dans cet intervalle, Pichcgru avait refusé les présens de la Ilullaudeet
les hautes récompenses de la France recouuaissante. Pichegru avait be-
soin de si peu de chose ! Deux fois sauveur de son pays , à l'est el au
noril, et tenu pour tel par les décrets, il sauve Paris, en passant, des
baridits de germinal, il sauve la convention qu'il pouvait renverser d'un
souille, laisse rugir les furies de lingratiiude, et se retire dans uu pauvre
village, où il pend l'épée de Scipiou à la charrue de C ucinnaïus.
Ici commence son iuUucnce u'homme d'état. Le vœu de pU.'ieurs dé
partemens le porte à la Icgislaiture ; le vœu uiiani.ue des kgiïitteui-s le
porte à la présidence. Le voi à maître de la France encore une fois, par
l'ascendant de sa popuhiritê, comme il l'avait été lar celui de ses victoi-
res. Que lait PicLegru ? Il h.iUsse le» épaules aux propositions de^ partis ,
il sourit de pitié à leurs doltaticos. Il méprise le direcio're sans douij
(cl qui ne le m.'prisait point?); mais il l'attaque tout au plus do quelques
paroles dédaigneuses. Pichegru était tiop grand pour se prendre à uclels
ennemis ; s'il avait daigné se lever, se montrer à hauteur d'homoie, le
directoire tombait.
Fatigué, comme la France, de l'instabilité d'uu gouveiatiu ni sjes
force morale, il a pu, il a dû alors, en loyal député, jeter les yeux sur un
autre ordre de choses. Ce qu'on ne pourrait lui reprocher, rien ne
prouve qu'il l'a fait.
L'hisloire dira que Pichegru, insouciant par philosophie, dédaigneux
des hommes par expéiier.ce, n'avait pas la force de r^suluiiGii uccess-iire
iwur user de ta haute position au profit d'un peuple qui n'a'.'cndail que
son ap^iel ; ci cepenJant conspirer ainsi était un acte d;! vertu.
A le supposer aussi énergique dans les ap; licaiions de >a pensée poli-
lirjue qu'il 1 était peu réellement, à lui accorder cette puissance t.c volonté
que je lui i cluse coiumc la uature, il aurait cosispiré de san droit de m-
préiiiaiie populaire, co'nine Vergidaud contre la Montagne, comme Ro-
bi'spière contre ce qu'il appelait le parti dts iu;ri,;a!is. roniino la con-
vention contic Ro!ies|i!orre. comme Napoléon conspii a depuis couire la
coi:s iiuiion de lan 111. le dirertoire et les conseils.
Oc qui est gloire en eux, suivant l'opinion, n'aurait pas été irahiîon en
rifl:cgru.
as
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
Il iiiiporleraitdonc peu à la pureté de sa réputation que cela fût vrai ,
cela est faux.
Piilicgru était avant tout un sage cousomtùé, stoïcien dans ses mœurs,
sceptique dans tout ce qui touchait à la qucilion sociiK; , trop imlilTéreiit
aux résultais pour accepter un rôle actif dans les causes. Il n'y a rien là
qui se concilie avec le tai artère d'un conspirateur.
Toutefois si Pichi gru n'était pas un moyeu , Pichegiu pouvait être un
prétexte. 11 y avait eu lui sinon uu chef, du moins un drapeau; on mesura
sou ombre et l'on eut peur.
Quand les tyrans ont peur, il font des coups d'état, et les coups d'état
ne prennent au dépourvu que les honnêtes gens qui ne conspirent pas.
Pichegru fut arrêté à son poste.
Le lendemain du 18 fructidor, les coups de pied honteux ne manquè-
rent pas au lion garotté. il lut royaliste alors, parce que c'était le repro-
che banal, royaliste comme l'avait été Veigniaud au 31 mai , Danton le
Il gernii.'ial , Robespierre 'e 9 thermidor ; comaie l'aurait été Napoléon
c IS brumaire, si Napoléon n'avait pas réus.'i.
N'a t-on pas dit , n'a-t-on pas imprimé à Paris , que Robespierre pen-
sait à épouser Madame dç France, que le mamelouck Roustan étiiit
Louis XVII di guisé !
,„,La vertu est plus difficile à détrôner que la glo're. On sentit qu'il fal-
t entasser, accumuler les preuves; et(|uellespreu\esl Onvirra, quand
les discuterai , sur quoi peuvent se fonder dans une république la dé-
adation morale et la proscription d'un grand homme.
Les complices de ricîiegiu, dans cette prétendue conspiration en fa-
veurdes Bourbon?, c'étaient Bourdon de l'Oise, qui avait été régicide ; An-
dré Dumont, qui avait été régicide ; Cochon , qui avait été régicide; Tbi-
baudeau, qui asait été régicide, et qui fut rayé par faveur; (iarnot, qui
avait été réfiicidc, tt que la France nouvelle aime à citer comriu son
Calon, comme son patriote sans tache.
Ces messieurs sont aujourd'hui de fort honnêtes gens , et Pichegru est
un conspirateur !
Pich gru avait en effet conspiré au conseil, précisément comme il avait
trahi l'armée eu bittaiit l'ennemi.
Il fut traîné au Temple sur une charrette, emporté en Amérique à fond
de ca'e d'un vaisseau, jeté dans un cabanon aux all'reux déseiis Je Sin-
namari.
De lii il parvint à s'évader avec quelques-uns de ses amis sur une frêle
piroc'ue , et à gagner, au travers de mille périls, les bords hospitaliers de
Surinam.
11 se TéïwXm en Angleterre, j'y consens ; il faut pourtant bien se réfu-
gier quelque part. 11 y a vu les Bourbons, cela est vrai ; on voit ses com-
patriotes en pays d'exil; n'avait il pas vu Billaud-Varennes il la Guiane,
Billaud-Vareniiés.ce tigre des Jacobins, qui ne s'était apprivoisé aux idées
humaines qu ; parmi les bêtes sauvages. Le général ou le maréchal Mai-
son, je ne suis pas sûr des litres, a vu 1 infortuné duc de Reischtadt à
Vierme, et il ne conspirait pas le rétablissement de l'empire. Scipion a
conversé avec Annibal, et il ne lui a pas vendu Rome.
Mais Pichegru a-t il du moins pris du service chez l'étranger, comme
Thémistocie ou Coriolan ? Non, il en a refusé partout.
iijj Mais a-t-il jeté le poids de son nom sur un des plateaux de la balance
! politique ? A-til fdit lever le nôtre '?. Non : il entra une fois par curiosité
au parlement d'Angleterre : le parlement se leva par respect ; Pichegru
salua et sertit.
Mais a-til essayé de se faire de I» popularité dans lanation, et de l'ap-
pui auprès des grands? Non : il s'est livié à sou penchant naturel pour la
solitude; d s'est relire au village.
Mais at-il reçu de l'Angleterre une pension et des secours? Hélas !
oui ; et il faut convenir que tous ceux de nos généraux de ce temps-là qui
ont pris part aux affùres s'étaient mis depuis long temps à l'abri d'une pa-
reille humiliation. Us avaient sar les banques de l'Europe assez de fonds
en plein rapport pour se passer d la compassion des peuples. Pichegru,
arrivé en Angleterre avec 400 francs d'emprunt, a obtenu sans le deuiaii-
der c» tribut d'une respectueuse pitié que les nations civilisées paient au
malheur d'un illustre ennemi (!• ni la fortune a iraiii le courage, l'aumùne
de l'admit ation ii la gloire, l'obole du soldat à Bélisaire. Pichegru n'a-
vait pas été mis par sa proscription bois du ban de l'humanité.
Enlin il est revenu h Paris, et cette fois il y aviit conspiration. Il fe-
rait dinicilc de nier celle là : les neui dixièmes de la France en étaient.
Mais n'est-il pas surprenant qu'après ti ente ans écoulés cette entreprise
fatale n'ait jamais été réduite à sa yétjlable eprcs^lpn ? Sa véritablf; ex-
pression, la voici : . .,,| ^ .[ , , ..(i,,, ;,. „,.,, , ,,.,„ ,, 7'"'..
L ambition de Napoléon marchait à découvert fleptris ftfcte'■fcxth^^^fms-
titulionnel qui lui conférait lo eoTisidtat h vIp. n'était triifinx que ('.esar,
pour qui cette dignité n'avait été prorogé qu'à deux ans. On savait a n en
pasdouler que la monarchie des Gaules lui était dAicrnée d'avance dans
son ('.apitoie, et qu'il ne restait pas un Rrntiis pour l'empêcher de ceindre
trois mois après le bandeau impérial. Le peuple, effrontément trompe,
cherchait un vengeur h ses dwils usurjiés par la fraude, et no le Ironvait
Morrtiu représentait à la vérité les idées les plus populaires et te pins
énersiqucs, et je suis convaincu que la multitude n'aurait pas hésite a
suivre son cheval dans les rues de Paris, si i\Ioreuu. qui était sur sou che-
val fort grand bomnie de guerre, n'avait pas été à côté de son cheval quel-
que chose de moins qu'un homme, une bonne femme étourdie et hâbleuse.
11 n'osa pas le monter.
11 serait trop rigoureux de dire pourtant qu'il n'eût pas quelques pré-
textes, dans l'occasion doat il s'agit , pour couvrir celle alternative de
velléités et de réticences qui formait son caractère poliii'ine.
La France était alors divisée , autour du nouveau trône et de ses ap-
puis, en deux camps parfiitement distincts qui demaiiilaieiit chacun un
syiiibolo. Un engouement jnstilié par sa belle vie militiirc avait fait de
Moreaulp symbole de la république; les fniciidoricns s'étaient chirgés
à leurs risques et périls de faire Ai\ Pichegru le symbole de la iiioiiaicliie ;
et tout en le défendant d'une cnllusi-in dont sa sincérité le rendait inca-
pable, je crois que c'était là son perichmt. car il était impossible de pré-
voir dans aucune autre combinaison sociale le retour de l'ordre et de l'a
liberté. '!,
Moreau, qui ne voyait probablement dans une concession appaVfeiltfe
qu'un moyen de temporiser, et qui, comme Fabius dont nous lui avions
donné le nom, aimait à temporiser, parce f\\\c. b\s formes dilatoires de la
prudence étaient agréables à sa paresse, réclama le concours de Pirhe-
Avaitil pensé qu'il ne fallait j-icf) moins que deux graii îs hommes ei la
patrie pour prévaloir contre le t.rand homme et sa fortune? C'était perfi'
Lajolais fut chargé de la périlleuse mission qui devait les rapi rociiér,
et mille bruits en courait à sa honte. On a supposé, foi t gratuitement
à m in avis, que cet olTicier eutreieaait à part lui d'autres connivences
av( c la police, et mon cœur a loujouis répugné à ces accusations qu'il
faut rappeler seulement pour les effacer de l'histoire. Quoi qu'il en soit,
ri liegru triompha de son antipathie contre Moreira, 'et'' Se Tendit à son
appel. "'■ ■■'•■■"■■■' •'
Oa quoi s'agissait-i! ? De montrer aux Français deux grands capitaines
qni avaient été I .iirs idoles, de leur rendi-oja liber;é, etdé les convoquer,
suivant les foriucs populaires de l*éçbqii'e;ll s'e choisir ehûiiun gouverne-
ment. M .i- ' ■■>■ •■: '•'•l'^Ol'" ■■ :' ■'■!!
C'était une conspiration sans doute, et ce n'est pas celle-là dont j'ai
contesté l'existence : la cor:spiration de 'Pé'opidas con'.re Lcoiiiidès, de
Thrasybule conire Criiias. Je ci^ois'aujôuid'hui que sou silécês aurait été
une calamité, car la m ssion de Napoléon est devenue pour moi évidem-
ment provideniielle; mais cette entreprisé d'ert était pas hi'oiuS fjite'pour
le peuple, et fondée sur la vérlfl. ' ' ■ ' ■ ;
Pichegru renira eii France avec des royalistes et des Vendéens ; qii'au-
rait-on dit s'il était rentré avec des Anglais ? ■'-'
Pour être royaliste, on n'a pas perdu peut être le titre de Français ! La
■Vendée est en France encore, quoiqu'on puisse en douter aux lois < xcep-
tiunnelles qui la régissent. Jamais le crayon insolent d'un cosmographe
éhoiité n'a osé la i ctranchcr de la carte de nos provinces.
Le proscrit de fructidor ramenait sur la terre commune les proscrits de
toutes les époques : des députés, des soldats, des ouvriers, des paysans.
Rassurez-vous ! ils n'étaient que cénï\ et ces cent hommes, faut-il dire que
ce n'était pas une armée ? C'était un cortège pour le triomphe, ou des
compagnons pour l'échafau .'.
Qu'aurait pu rarnener Pichegru d'ailleurs, si ce n'était ces hommes
qui avaient droit à coops'rer pour lear pari à la réhabilitation du pacte
universel ? Le parti de Moreau était autour de.Moieau, et s'y tenait sus-
pendu sur l'abîme creusé par ses irrésoliiiions hoaiicides ; les républicains
énergiques étaient à Sainie- Pélagie, à la Torce, à Bicêtre; ou les entassait
aux îles de Rhé et d'Oléron ; ils achevaient de mourir à Cayenne et à
Mahé.
Pichegru a péremp'.oirement répondu pour moi aux inductions qu'on
pourrait tirer de ce rapprochement fonuit par une phrase que l'instruc-
tion a naïvement conservée, parce qu'elle ne s'est pas avisée de tout. « Je
suis ici avec vous, dit-il au brave Cad')U'<îâ(15'ttiiïis Je n'y suis pas pour
vous. » : ' l.ll
Il ne fallait pis livrer ce mot ixiraoriel aux presses impériales, car tou-
tes les prétendues trahisons de Pichegru y sont jugi^es.
Je laisse de côté ici 1 imputation de brigandage et de tentative d'assas-
sinat, si loyalem ut proclamée par la police dans ses incroyables pla-
cards. Elle' prouve seulement que le roi de Boiitan n'avait pas épuisé les
fécondes ressources de l'art de se jouer du peuple. Pichegru et Moreau
Lriyuiids, c'i'tail une impertinence ,a^sez plaisante. Moreau convoquant
Pichegru â'PaHs pour voir assassiner Napoléon des mains d'un homme de
peine, c'e^la balonidisc la plus grossière qu'on ait jetée à la canaille.
Pichegru était iniei venu dans la Conjurjiiou de Moreau sans autre vue
que colle du bien public, éï'il ne fiouvait pas en avoir d'autres ; il vit l'é-
ternK}caiic(«(c"*', el il le retrouva _^j|oiigé dans ses incertitudes ordinai-
res. Lo sens 'exquis et profoi'.d iliiî'distinguait ce héros (c'est de Piehe-
gril que je yarle maintenante péin'lra facilement un mystère que Moreau
méconaissaîl peut-être lui-nième! Celui-ci voulail le pouvoir, et atten-
dait qu'on le lui apportât tout fait, parce qu'il ne savait ni le créer ni lo
prendre.
« Cet homiiie aussi est ambitieux! » dit Pichegru avec dédain en ren-
trant dans'son asile; et il s'enveloppa dès ce moment. de son raanl«au.de
mort. ■" "n.y-.i^a;,: 1 .. o ■■ _
Celte aùli'e'paTdle, qui excliH dans Pichegru jusqu à 1 idce d une am-
bition personnelle, n'est pas plus apocryiihe que la première. C'est en-
core l'instrnction qui nie la donne.
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
5S
Picliegru, tout entier à sa confiance dans l'homniR qui l'avait mandé,
tout rt^solu aux pians de Moreau, et la modestie n'est jamais allée plus
loin, ne s'était pas même ménagé un refuge sous le toit de quelque ami
derœur ou d'opinion. Si Pirhrgru avait totispiré avec un parti, si Piche-
pru avait laissé, le 18 fruc(idor, des alDdés ou des complices, il aurait
trouvé une porte oii frapper à Paris. Ceci a toute résidence de la chose
démontrée. . .,-,
Que fait Pichcgru ? que fait le chef de cette conspij-alîon monarchique
préie pour une victoire ? Il se rappelle l'adresse d'un avocat franc-com-
tois, fort étranger aiiv uiouvcmens de la politique, et tout au plus épicu-
rien, s'il était quelî|U<; chose, qui le cache chez une lille entretenue. Le
dernier asile d'Alcibiade ne convenait pas à l'austérité de ses mœurs;
il y reste à peine quelques heures. Pendant ce teiups-lâ le nom de son
ancien valet-de-chambre est revenu à sa mémoire. Cet homme doit
demeurer rue Cbabanais, et Pichej'ru le trouve sans dilTiculté, car il n'y a
rien de plus facile à trouver qu'un traître qui nous cherche déjà,
O'i peut imaginer que le malheureux général y fut accueilli avec era-
pressi ment; il avait été veuJu la veille 100,000 francs, et il fut livré le
lendemain.
Pichegiu n'était pas aussi facile à.saisir qu'à surprendre. Il avait ouvert
la porte lui-aiènie, et il était en chemise. Accablé par le nombre, le vain-
queur de l'Europe tomba sur dix hommes qui étaient tombé-. On se con-
tenta de lui tailler les jambes à coups de sabre, pour se ménager l'hon-
neur de l'omiiorter vivant. Un gendariiie lui ayant posé le pied sur la
tète,— le pied d'un gendarme sur la tète dePichegru! — Pichegru Pii en-
leva d'un coup de dents le talon de sa botte et une partie du catcaneum
avec. Fendant ce temps lii on l'emmailloiait dans de fortes cordes serrées
dans un tourniquet, que le commissaire de police eut l'humanité de faire
relâcher un peu au corps- degarde de la Barrière des Sergens, pour laisser
respirer le prisonnier; il allait mourir.
C'est ainsi que Pichegr.u fut emporté dans le cabinet de son premier
interrogateur, qui ne lui demanda d'autre garantie contre lui-même que
,pâparolc, ctqui ne lelais-a luau'iuer d'aucitn soin. Ceségaids, do;itla
sensibilité fait un devoir à quiconque est doué d'une âme , et que l'esprit
ponseillerajt tout seul, nétonneraut personne de la part de M. Real, dont
.les admirables plaidoyers annoncent tant d'auie et tant d'esprit.
Il parait , ii l'inierrogatoire iinprlmé , que les réponses de Pichegru fu-
rent âpres et presque bru aies. Il refusa de dire sou nom paternel ; il
refusa d'avouer d'autres rapports avec Moreau que ceux dont l'iUirope
était informé ; il refusa de signer. Je parle d'après la procédure publique,
ainsi que pai le le vidgaire.
Je sais d'autres détails. On n'avait saisi aucun papier mystérieux dans
la chemise de Pichegru ; mais les ageiis de police faisaient quelque fond
sur un volume perOilemcnt imprimé en chiffres iuconnus, qui s'était trou-
vé sous son oreiller, cl qui de\;ait receler des mystères bien inconnus;
c'était un Thucydide grec. ,, ,,,,,3 ^.,;j
M. Piéal sourit, et demanda ^ prisonnier s'il lui serait agréable de se
munir au Temple de quelques autres conspirateurs de la même espèce.
Pichegru, adouci par des procédés si délicats, et dont nul homme n'était
plus digne d'apprécier toute la yaleur,„,tén(ioigna Tenvie de relire Sénè-
que. :"
« Sénèque! vous n'y pensez pas, lui dit le ministre adjoint, le joueur
«de Regnard ne s'avisa de cette lecture qu'après avoir perdu sa dernière
«partie! »
Elle n'était donc pas perdue aux yeux de Napoléon et de. ses amis, la
dernière partie de Pichegru!
Et si Piihegru n'avait été qu'un misérable traître, capable de vendre
à l'étranger la terre et le sang du pays, valait-il qu'on s'occupât de lui
donner une chance et un bénélice dans le jeu de Napoléon ?
Oepeiidant, peu de temps aprè^ on lui oU'raii le gouvernement de cette
Guiane française où il aviii été déporté.
Pichegru promit sa réponse pour le lendemain, et le lendemain on le
trouva mort.
Ce que je viens de rapporter, n'a jamais été écrit, et il y avait deux
excellentes raisons pour donner à cette anecdote la plus grande pu-
blicité possible ; c'est qu'elle avait pour conséquence néccsaire la réhabi-
litation des deux grands personnages de la révolution, de Pichfgru comme
trattre et de Napoléon comme as^a-isin.
Non, sans doute, Napoléon n'a ordonné ni permis l'assassinat de Pi-
chegru, puisqu'il n'attendait que sa réponse pour lui confétcr une partie
de la pui.'-sance souveiaine sur un autre p(iiî(( de la terre. Il semait seu-
leuieni que l'ancien uionJe était lr,op,,^lt|oit pour les contenir tous les
dcu\ il la fois. ' >
Non, sans doute, Pichegru n'avait pas trahi le pays, puisque le plus
sévère et le plus partial de ses juges lui délégu:iit spontanément l'honneur
de représenter la France dans des contrées où elle ne peut être repré-
sentée que par un pouvoirsaus limites, et d'y régner en sou nom avec des
millions et des soldats.
Mais pour faire sortir ce fait du rang des fuiions historiques auxquelles
on m'accuse do me complaire , le bon sens du public exisierait autre
chose que le témoignage d'un honinio ipi'on n'a jamais soiipçoinié, grâce
au ciel, d'avoir eu part, sous aucun r.giine, au\ coutiili iii<'s do la po-
lice. On exigerait peut-être do moi, couimc des anciens chrétiens, celui
de David et de la Sibylle.
Ou bien , on ferait mieux , on s'informerait de la vérité de ces derniè-
res circonstances auprès de M. le comte Real , dont la vieillesse virile a
conservé toute la verdeur des souvenirs de la jeunesse ; de M. Real , seul
intermédiaire et par conséquent seul garant digne de foi de celte négo-
ciation. La seule dénégation de M. Real détruirait toute la crédibilité de
mon récit. Je me soumets volontiers à cette épreuve.
Nous partirons donc de cette hypothèse, qu^ je tiens pour adT.'so ,
dans l'examen des pensées qui durent occuper Pichegru jusquà sa der-
nière résolution.
Pichegru et? it coupable de fait envers le gouvernement consulaire,
comme l'eût été Tarasybule tombé à la discré'ion des trente tyrans ,
comme l'était Pélopidas , si un mouchard tbébain l'avait livré à l'oligar-
chie.
^ Il n'y avait pas un juge à Paris qui ne pût le condamner en conscience,
d'après le texte de la loi. Il n'y avait qu'un homme à Paris qui pût lui faire
grâce, et cet homme était Napoléon.
Napoléin était dispo.é à lui faiiegâce; il le savait. Napoléon voulait
le traiter plus largement, et il le savait aussi. Pichegru n'était pas smi'c-
m(nt menacé de vivre ; il éta t menacé d'une faveur, d'un gouvcrnemi'nt,
d'une vicero\aMié ; à lui, captif promis au bourreau, on lui promettait
une portion de l'autorité impériale.
Si Pichegru avait été le traître qui vendit indignement son épée pour
donner son nom à un village, il n'aurait pas balancé à sauver sa tête quand
on lui jetait presqu'un ruonde.
Mais pour sa grande aine une fliHrissnre honorifique n'en était pas
moins une Détrissure. Il ne trancha pas le nœud gordien comme Alexan-
die ; il le scira. Je ne sais aucune autre manière d'expliquer son suicide.
Quant à l'assassinat , il serait heureusement plus ditlicile encore à
expliquer. L'intérêt du crime n'y est pas et les cri nés de no're civili-
sation ne vont plus sans intérêt. Laissons sur Bonaparte, et j'y consens à
regret, le sang innocent du ùtic d'Enghien, tant que l'histoire ne l'en aura
pas lavé: connivence ou faiblesse, dcférenre on cruauté, c'en est tiop
pour sa mémoire; ce sang criera plus haut que celui de Clytus et de Cal-
listhène.
Un très petit nombre de ces attentats sont l'ouvrage de l'homme qui en
recueille le profit — et la honte ! Mais les meurtriers ollicieux foisonnent
partout où il y a des tyrans.
Avant d'ariiver ;\ une controverse bien moins embarrassante qu'on ne
croit, et qui n'occupera que la moindre partie de cet écrit, quoi^^u'elle en
soit le principal objet, je dois donner quelque idée de Pichegru sous le
rapport physique et moral. Je ne corn; rends pas la biographie sans por-
trait.
Pichegru n'avait que trente-deux ans quand il fut élevé au commande-
ment en chef de l'année du Rhin ; mais, comme dans tous les hommes qui
deviennent des types, l'expression de sa physionomie avait devancé la
maturité de l'âge. Ainsi que le jeune Caton, dont la vie et la mort res-
semblent à la sienne, jeune encore, il imposait déjà le respect. Deux ans
auparavant, M. de Narbonne, alors ministre de la guerrj, avait dit de lui
ce mot spiii iiel qui équivaut à un signalement : « Qu'est donc devenu ce
jeune sous-olhcier devant lequel les colonels étaient tentés de parler cha-
peau bas ? '>
Piciieg'-u me paraissait vieux, et sa conformation prêtait à cette erreur
commune aux enfans. Sa taille, au-dessus de la moyenne, 04ait plutôt bi<-n
plant.'equc bien prise; elle n'avait d'élégance que ce qui sied à la force.
Quoique peu charnu, il était la-ge. Sou busteouvert.son dosunpeuvoiiié,
ses vastes épaules qui soutenaient un cou ample, court et nerveux, lui don-
naientquelque chose d'un athièie comme Milon, ou d'un g adiatcurcomme
Spariacus. Son visage participait de celte forme trianiruiaire qui est as-
sez propre aux France-Comtois de la bo:. ne race. Ses os niandihulaires
étaient énormes, son front immense et très épanoui vers ses tempes dé-
garnies de cheveux, son ne?, bien proportionné, coupé de la base a l'ex-
trémité par un plan uni (ini formait un large arête. Rien n'égalait la dou-
ceur de sou regard quand il n'avait point de raison pour le rendre impé-
rieux ou redoutable. Si un grand artiste voulait ex|>rimer sur une lace
humaine l'impassibilité d'un demi-dieu, il faudrait qu'il inventât la tète de
Pichegru.
Son mépris profond pour les hommes et pour les érénetrens sur les-
quels il n'exprimaitjamais son opinion qu'avec une iroide dédaigneuse ,
ajoutait encore à cecaracière. Pichegru servait loyalement l'ordre social
qu'il a\ait trouvé, parce quec'éaitsa mission ; n<a s il ne l'estimait pas,
et il ne pouvait l'esiimer. Son coeur ne s'émouvait qti'au souvenir d'un
village où il espérait passer sa vieillesse. • Remplir sa tâche else reposer,
disait-il souvent, c'est toute la de.'iinée de 'homme. •
Pour lui supposer d'autre ambition que ceKe qui aspire à l'oisiveté rê-
veuse, à la nonchalance occupée du sage, il ne fauijmiaLs .^voir approché
Pichegru. Je m'en rapporte à ceux qui l'ont connu, sans excepter ses en-
nemis.
Qu'on fasse un vice, je m'y soumets, de sa vertu dora nante ; mais qu'on
ne la défigu' e pas. Ui empire aurait eié trop pet t pour son génie ; un<
métairie aurait été trop grande pour son indolence.
Son voyage même à Paris, sans érlaircisseraens , sans conseils , Mns
promesse éci Ile, à la merci d'un rival ilont il avait éprouvé la faiblesse et
la mobiiié, n'est que l'acte d'un paresseux plein dame et de diveùmtiit|
34
LE MA,qASI/S;[.I.TTÉRATRiî,
(îiii change laborieusement de place au soleil pour Êire^ encore une, fois
utile.
Qu'aurait-il fait d'un trésor? Il n'avait pu apprendre à compter l'ar-
goiu. Co<,'raiKl mailn'maiicieii de l'ccole de liricnnc Otait iiicapabl; de
rétî'cr eu uioimaio couraiilo !e coiapte d'unô blancliisscuse. Ouaiid on lui
aoportaii, au fiuariier-général, ses appoinîcni^ns du mois ( c'éiaieiit alors
des asM'^niais), il en coupait au jour le jour ce qui lui était nécessaire
pour payer la (.'épcnse en nombre rond, le surplus traînait sur un matelas,
Eur fa ta!:l.', sur sa chaise, on à cOté.
Picbejru n'a jamais C-lé !:;arié, quoiqu'on Tait fait maladroiienient sti-
puler, dans I2 faweu\ marché des fourgons de Klinglin , pour des enfans
<iuil n'avait pas; quoique la restauration se soit bà'é'e rie pensionner une
l'ieiite aventurière qui se donnait pour sa (ille, L'éiourdcric bienveil-
lante de la récompense était la conséquence nécessaire d'une étourdene
laa'veitlanie dans i'acrasariou. AU fond de l'une et de l'autre, il n|y.|iyait
Leereusemcui !,u'un monsonçje. !
li.hegru, sous-ofiicier, s'était fait ce que les sous-odiciers appellent
vus hocne amie; ce qui, pour un homme tel que lui, ne pouvait être
qu'ur;e amie décente, sJ^ricuse et respeciable. Celle pauvre Olle, que je vois
d'ici, ei qui s'appelait l\ose, avait, à peu d'années près, l'âge de t'ichegru ;
elle élnit fort Liédiocrement jolie et boitait. Son état d'ouvrière en robes,
danskquel elle excellait, lui permettait de vivre honnêtement sans recourir
à persoa!;fi. J'ai ouvert dix teitres d'elle, sur l'autorisation que m'avait donnée
le i;éuéral d'ouvrir toutes celles qui ne provenaient pas du gouvernement,
et je n'ai jamais vu de lettres plus nobles, plus raisonnables et plus tou-
chantes. Elle ne le tutoyait point; flic l'engageait, avecime confiance fondée
sur son caractère, à ne pas se laisser éblouir par les prestiges de la for-
tune, il rester 1.^ bon Charles qui s'était fait aimer dans une condition
obsciu-e, et à faire, quand il le pourrait, quelques économies pour ses pa-
reils pauvres ; pour elle, ce n'était que peintures exagéré^^e son bien
être cl de ses succès. Elle avait fait six robes pour la if'ijSB du repré-
sentant, elle en coupait six autres pour la femme du gi'MpI ; elle avait
niênicde l'or, ce qui était fort rare dans ce tcmpsi.i. DiPe et honnête
créature!... l'ichegru relisait ces letiros avec une émotion si douce, et il
disait si IJèrement en les serrant dans son portefeuille : C'est pourtant moi
qui lui ai appris l'orthographe !
Oasaiique Pichegru n'avait jamais d'argent en réserve. J'ai dit com-
ment il payait: comment il donnait, on le devine. Quand je le quittai à
AVissembonrg, les feuilles d'assignats étaient de fortune arrivées la veille,
et les ciseaux y avaient déjà fait ua large travail. « Il faut cependant, me
dit-il, que j'envoie unepoiite marqiede souvenir à Rose. » Ceite marque
tle souvenir du premier homme de la République pour une tailleuse qui
était sa me.Ueure amie, c'est moi qui la rapportai: un parapluie, un beau
parapluie vraiment, qui avait coilié 38 francs en assignats au pair!
Je sais que tout cela est bien puéril ; mais quoi ! je ne l'écris cependant
pas sans attendrissement. J'aime à trouver de semblables détails dans Plu-
tarque, et Pichegru était un homme de Plutarque, ou il n'y en eut jamais.
Des détails, en voici encore : Trois ans après, j'étais encore enfant,
mais un enfant de cette époque, nourri d'études fortes et de seniimens
exaltés, capable de se passionner pour tout et surtout pour les causes
périlleuses, ambitieux de dévcûmens et de dangers. Pichegru, rendu à l'é-
tat de citoyen, mais dictateur universel de l'opinion, iraveisait alors en
iriomphateur ces villes de Franche-Comté oii une populace imbécile de-
vait un jour traîner ses statues dans la boue. Une do ses premières pen-
sées fut de m'appeler. Je l'accompagnai ii Arbois. J'ai fait seul avec lui ,
dans sa voiture , celte partie de son voyage. De Besançon il y a onze
lieues de poste.
Je venais d'embrasser avec toute la ferveur d'un néophyte le parti tout
aussi absurde, mais non plus absurde qu'un autre, auquel on ose préten-
dre que Pichegru s'était vendu plus d'une année auparavant , comme si
Pichegru avait pu se vendre. J'exerçais sur la classe jeune un certain as-
cendant d'expansion , et si l'on veut de turbulence. J'espère au moins
qu'on ne me contestera pas celui-là , même dans mon pays. J'étais un
séide tout fait , et j'en valais bien un autre. Si Pichegru avait conspiré,
il l'aurait pris. Mais Pichegru ne conspirait pas.
11 m'aimait cependant, et j-; ne lui ménageais pas les aveux. Eh bien !..
ses conseils sont devenus la règle de ma raison quand j'ai été affranchi de
toutes les erreurs dont il m'avait détourné. La politique de Pichegru ,
c'étf it l'ordre , le devoir, la morale, la politique des gens de bien d'au-
joui d'hui, au désespoir près.
Arbois ne l'accuedlit pas comme on de ses enfans , mais comme le roi
de cts jours de nécessité. Rien n'était plus fait pour lui déplaire que ce
pompeux cérémonial sous lequel se déguisaient gauchement les secrètes
vues des partis. Il savait trop que tout cela ne s'adressait pas à lui ; il avait
résolu d'y couper court une fois. Après ces manifestations générales de re-
connais'.ance et d'aO'eciion qui ne coûtaient rien à une ame si naturelle et si
tendre, après ces effusions d'un abandon plus intime que sollicitaient d'an-
ciens souvenirs :
« Mon cher compatriote, dit-il au président de la dépntation qui était
«venue !e recevoir, je n'ai qu'un très petit nombre d'heures à passer dans
»raon pays natal, et je les dois pre que toutes à mes parens dos villages
«voisins. Si l'amitié qui m'unit à vous m'entraînait à négliger mes devoirs
»de famille, vous m'en blâmeriez le premier, et vous auriez raison. Vous
Bïcucz.cepcndant me proposer un diuer et un bal. Quoique j'aie perdu
«depuis long-temps l'habitude de ces plaisirs, j'y participerais volontiers.
«Je serais heureux de vider en si bonne campagnie quelques verres de
«notre exctllent vin mousseux, et de voir danser les j'-unes iillcs d'Arbois
«qiii doivent être bien jolies si elles ressemblant à leurs mèies ; mais un
«soldat n'a que sa parole, et je vous jure sur riioriiieur que je suis retenu.
«J'ai promis il y a long-iemps à Barliier le vigneron de faire avec lui
«mon prcuii.-r repas quand je reviendrais au pa.\s;et, en conscienLe,
«dici MU coucher du soleil, je n'en peux pas (aire deux. «
U était trois heures après midi. L'émotion fut grande. Il n'était plus
qiiestion que de trouver ce vigneron si mépiisé la veiile, (pii avait eu
l'haiineur d'être l'ami du général. C'était un pauvre diable qui possédait
un petit coin de vigne pour toute fortune, et qui arrosait aimnellemcnt
de son produit un mauvais croûton de pain noir. Les enfans rai)pelaient
Barbier-le-Désespéré, à cause d'un certain abandon raélaucoliipie et fa-
rouche qui se remarquait dans sa singulière personne, et ce aoiBlihiiicst
probablement resté s'il vit encore. :':,.'m,i
En attendant , on escortait processionnellement le général. Au bout
d'une promenade qu'on appelle, je crois, la Foute, il s'arrêta un mo-
ment devant le vieux tilleul où fut pondu le capitaine Claude Mnrel. dit le
Prince, par les ordres de Biron. «Conservez bien cetarbrclii ! dit-il avec
étaotion... Ce brave homme a joui d'un bonheur qui est l'objet de mes
désirs ! Il est mort pour la patrie !... »
On était parvenu à trouver le désespéré dans sa vigne, et on lui avait
porté , chapeau bas, l'invitation respectueuse des autoi ités de la ville. Il
s'était rendu au banquet sans autre cérémonie , et après avoir déposé
dans un coin ses outils cl sa hoiie, il s'éiait jeté ea pleurant de joie dans
les bras de Pichegru.
— C'est donc toi , Chariot , moa pauvre Chariot ! s'écriait Barbier-ie-
Désespéré.
— C'est donc toi, mon cher camarade i, lui répondait Pichegru en
pleurant aussi.
Je puis me tromper sur un homme que j'admire par dessus tons les
hommes qu'on admire ; mais jamais la sinijd cité , la naïveté des mœurs
ne m'a paru toucher de plus près a,ij siiblirne.
Pichegru Gt asseoir le Désespéré ht ôtérde Itii, ne parla en pariiculicr
qu'à lui, et ne le quitta pas jusqu'après son départ. S'il y avait là des émis-
saires de Pitt et de Cobourg, ils en lurent pour leurs Irais.
Voilà le traître qui conspjF^ijjpour l'arisiocraiia , pour le pouvoir ab-
solu!... ■ ,.'.,■'
Et s'il avait conspiré pour lui-même, s'il avait daigné leurrer le peuple
d'une fausse espérance , s'il avait trahi la liberté en la proclainant , s'il
s'était laissé infliger le pouvoir impérial en feignant de le repousser, ceux
qui le calomniaient alors, le front aujourd'hui baissé dans la poussière,
adoreraient son effigie au sommet d'une colonne !
Mais cette conspiration pour les Bourbons, où en sont les preuves ? Je
n'en oublierai pas une. ;,,, jhol nj'. jii'
Est-ce dans les papiers si adroite^^9flJç,,gi^^çttreusement saisis le lende-
main du 18 fructidor dans les fourgons de Klinglin , de d'AMraigues, des
intrigans de Bareuth, car on n'a jauiais vu tant de fourgons égarés ? « H
eût été facile de les exatniner Icgalcment, dit l'habile ; :',cur ('e l'article
PiciiEGivu dans la utoyruphic des contnnporains, qui est une des pièces
les plus solides de l'acrusatirtn; mais il est tant de parveiius à l'autorité,
ajoute-t-il, qui aiment mieux proscrire !»
Cespapiersn'ontdonc paséié examinés /tffa(ewcnî;i's n'ont jamais été
vus en nature; on n'a fait dans leur publication ni la pari du vil e-pion
qui invente de faux rapports jiour fournir aux besoins i;e sa méprisable
vie, ni la part du sycoph mie qui suppose ou qui falsilio des doruineiis
pour juslilier ses gros salaires diplomatiques ou pour les faire augmente r,
ni la part du lâche, quel qu'il soit, qui s'empresse d'a,;5^raver de son té-
moignage honteux uue peine capitale, pour l'empêcher de s'étendre jus-
qu'à lui !
Et quand des papiers saisis dans des fourgons ou ailleurs ont-ils man-
qué à l'oppression d'un grand homme ? Si IJonaparte avait échoué à Sl-
Cloud, le Directoire n'avait-il pas en main son premier traité si cict avec
le duc d'York, son second traité avec le roi de t'russe par rintermédiaire
de Sieyès? N'éiait-cc pas pour euvquc le 18 brumaire avait été cuire-
pris ? J'en peux parler savamment de cos iraités-ri ; je les ai vu faire.
On sait aujourd'hui, à n'en pas douter, comment Bonaparte s'enten-
dait avec le duc d'York cl le roi de Prusse.
Et puis j'admets qu'il y a^t des pièces authentiques dans ce fatras d'in-
famies, et je n'y suis cei taineun^nt pas obligé ; j'admets que de misérables
ardélions de la police royale sesoient faits forts dequilques beaux nnms
pour se recommander à leurs luaitres, et que les maîtres aient éié assez
dupes pour les écouter ; j'admets jusqu'à rauthoniiciié de ce projet de
marché ou Pichegru célibataire se fait lidiculeuient octroyer drs avan-
tages actuels pour des cnfaas qui n'existent pas; qu'est-ce que cela
prouve, sinon que les courtiers de conspiration sont bien iosolens, et que
ceux qui les paient sont bien crédules ? U n'y a pas de jour où des escro-
queries toutes semblables, en petit, n'égaient l'auditoire de la police
correctionnelle.
Veut-on savoir ce qn'in pensait lui même ie corps législatif de fructi-
dor? Barras, Thihaude.ui, Cambacéiès et vingt autres étaient compro-
mis dans CCS corrcspondaures, ni plus, ni moins que Pichegru : il passa à
l'ordre du jour à l'iinanimité.
LE MTlJ^^IN'^tfiTÉriAIRE.
Ce B'csi donc pas cela qui peut fonder la pt'cscription mbraîjî'^de Pi-
cliegru. Voyons le reste. ' .^.i', "
Est-ce pai- Lasard la lettre tardive de Horeau, ëetté dénonciatioh ^jlrès
coup qui révélait au directoire une aiincn;:e conversation conndl'iiiieilc
cnire lui Moreau, gûni^ral en clief, et riclu-siu, alors déporté, alors gar-
rotté dHiiJi;>ne.s liens dans une cliarreite 'grillée? Cela nes'ûtait pas beai:;
mais qu'en ré'ulieraii-il on dernière cnilyse ? deux clioses : que Pichegru
croyait à Worcaii, et que pnrmi los éviiiiualités de la France révolution-
«aire, il avait le bon sens de compter sur la nonarchie. La belle mer-
veille! Ce scrrel que Pichegru aurait souillé à l'oreille de Moreau, c'était
le secret de la comédie, la dernière pensée de tout le monde. Pour que
■Piciiegru n'eu pariât pas à i^Ioreau, il aurait fallu qu'il prît Moreau pour
un mouchard, pour l'homme de la leitre au directoire.
Uespcct aussi à la cendre de Koreau, de Moreau, hélas ! qui est mort
.au milieu des Busses, dans des circonsttnccs bien plus défavorables à sa
mémoire qu'aucune de celles dont on charge la mémoire de Pichegru, et
qui, selon toute apparence, est cependant mort innocent de trahison. Je
ne suis pas suspect quand je défends celui là.
Mais celte lettre de Moreau, il l'a déniée sans in;érct à le faire, quand
il ara't intérêt, peut être, ii l'avouer ; et c'est l'acte le plus viril de sa vie
mcra'e et politique. Elle est donc comme non avenue dans la qucntiou.
Allons toujours aux preuves de la couspiraiion de Pichegru. Jaiproiuis
de ne pas les éviter.
Est-ce le fait siugulier sur lequel s'appuie l'arlicle de la Biographie des
conlfimporains. qui n'est certainement pas à récusL'r pour les cn.iemis
de Piche;:ru ? Les expressions du rédacteur, homme de cœur, d'esprit et
de mesure, qui lutte visihleiiient raa'gré lui conire son intime coi;viction,
sont trop précieuses pour que je ne prenne pas plaisir 5 les copier :
0 Un émigré, dit-il, l'aiisfuge du parti royaliste, livra le picmier, à ce
«qu'on assure, aux directeurs. Tes secrets du prince deCondé et de Pichc-
»gru, secrets :mxquels il avait été initié, et obtint pour prix desadélaliun
«des récompenses pécuniaires et des missions d'observateur à létraa-
«ger. 0 ■ '• , ■ • ,.:.vi^'i- ■■ _/';;;'/■ ,,, .,'en''-
Quand transfuge, ûé\mioTi;'f-éféic^àpeftii;'s pëcuntair'cs'ei mis'sîg'fxd^jdh-
servateiir à l'étranger seroittdé la langue del'honneur etde l'histoire, je
dirai ce que vaut ce témoin; cl je le diiafs dès aujourd'hui s'il n'était pas
mort. :
Est-ce le radotage de Fauchc-Borel, détenu par je ne sais quel hasard
chroniqueur authentique de la restauration ? Ceci mérite un peu plus de
développement. Nous entrons sur un autre teltain.
Fauciie-Borel était un brave hoitime, sincèrement attaché aux Bourbons,
vulga fe et naïf de nature, actif et remuant d'instinct, scrviable par senti-
ment comme un bon suisse, plus scrviable encore lorsqu'il y ayait quelque
chose à gagner à l'être, comme le Suisse du proverbe ; un préteur qui avait
trop de débiteurs à Coblentzpour ne pas retrouver quelques protecteurs
à la cour; un messager oflicieiix dont les fiais de poste se payaient en
compiimens ; un intrépide entrenï'éttcur dont les dangers se reconnais-
saient en promesses. L'appétit vient en mangeant, et l'esprit en intri-
guant. 11 s'avisa un jour de se dédoraniagcr des pertes du c mrtage dacs
les gros salaires de la diplomatie ; et ses prétentions furent bien accueil-
lies, car les diplomates du prétendant n'étaient pas forts. Dès ce moment
il sillonna l'Europe de ses roues dans toutes les directions, comme le
Bawer de Potcmkin, colportant de ville en ville, de camps en camps et de
palais en palais, des lettres de créance grilfonnées sur satin, signées
houis, et plus bas <i''^varay ; pus veiulaiit en échange et contre de bons
mandats toutes les billevesées qui lui passaient par la tète. Qi n'était pas
que le pauvreFauche n'eût eudesenirevues solennelles; il serait allé pro-
poser au cardinal Mpury de déc.ilïïr le chapeau rouge, et à N'apolé>/n
couronné d'accepter l'épée de connétable, car il agissait en conscience ;
mais le résultat de ses négociations s'arrangeait si étrangement dans sou
esprit, que les refus les plus déclarés s'y tournaient en promesses, cl il
ne rentrait jamais auprès de son prince nomade (|uc les mains chargées
de lis qui distdiaient une myrrhe soyale, comme ceux A\\Ca)iLuiue des
Cantiques. Il ne faut pas croire pour cela que Fauche fiit uu menteur
sysiémiitique. Il croyait profondément tout ce qu'il s'était racoii;é, et je
ne l'ai jamais vu varier d'une \irgHlo dans le thème grossier de ces hap-
pelourdes qu'on a fait semblant de prendre pour argent coiapiaiit de
Mittau II Varsovie, de Varsovie à Harlwell, et de Ilartweil at^^ ^"uileries.
Fauche m'a souvent en cilét débité toutes ces soiiiettt^s i:ivec l'aplomb
d'un théologien qui prêche le dogme; je les ai graveaieiu écoutées , en
me contentant d'opposer quehpie doute à dék fcits mitériellement faux
dont l'impossibilité tombait sous les sens de tout le mon le, pour me pro-
curer le plaisir de les entendre répéter dans les mêmes termes, ni plus
ni moins, car J'ai déjii dit que Fauche était invariable dans ses formules.
A la seconde ou troisième adirmatinu je tombais d'accord avec lui, sauf à
rire, et je n'en étais pas plus convaincu. Nos conte.-taiious ne pouvaient
aller fort loin, parce que Fauche, devenu vi'Mix et iniirmo, avait été d'ail-
leurs dans sa cause un agent utile et un fulMe serviicur; qu'il avait beau-
coup souffert dans sa personne et dans celle des siens, et que, pour der-
nier résultat, la restaui aiion l'avait laissé pauvre comme les pierres sur
lesquelles il a fini par se briser le crâne à défaut de quelipies misérables
billets de mille francs dont 0!i faisait li;iérc à de uiéchins paperassiers.
Je l'ai connu, je l'ai plaint; Je n'accuse pas sa pauvre cendre oubliée,
{tbaudonuée, mais je déclare sur l'hunucur, et à la face de tout ce qu'il y
à dé gens sensés dans le parti qu'il a servi, que nous n'avons jamais cru
un mot de ce qu'il disait.
Je me rappelle ici une anecdote remarquable. Fauche conservait une
foi si aveugle à cette grande conspiration monarchique dont son génie, à
lui Fauche, avait été la cheiillc ouvrière , que si la toute-puissance et la
toute bonté de Dieu lui promettent de retrouver un jour Pichegru au
paradis des sages , il lui en louchera ceriaineiuent quelques mots. iNe se
souvient-il pas après la restauration d'y avoir impliqué Cambacérès et
Barras? Fauche victorieux se crut obligé d'aller visiter ses innocens
complices, dont la position paraissait moins favorable, et rien i-eft plus
propre à confirmer ce que l'on savait déjii de la bienveillance de sou ca-
ractère. Cambacérès le lit mettre à la porte j Barras, qui était la Ueur des
hommes polis, l'invita à diuer.
11 y avait lii vingt hommes aujourd'hui vivans dont quelques-uns jouent
un certain rôle dan; les all'aires, et qui rient encore de l'opiniâtreté de
Fauche à soutenir devant Barras que Carras avait conspiré pour les bour-
boiis ,du dépit nerveux et cunvulsif de Barras, qui no pouvait opposir que
des cris et d^sscrmens à sou corrupteur impassible. Cela devait être fort
buufl'on,
11 est probable que le dîner de Barras flnit coaime la visite h Cambacé-
rès avait commeacé; mais Fatiche ne se déconcertait pas pour si peu.
Huit jours après, tout entier à son idée fixe, il vous aurait dit litrement
qu'il venait de visiter Cauibacérès ou de dîner chez Cacras, tcj anciens
collabora eurs au graud ceuire delà rettauraiiou si heurcuieiuent ac-
compli. .
Telle est cependant l'aufon'i^ historique sur laquelle eout fondés tant
de mensonges historiques, ou prétendus tels, que je viens le premier con-
vaincre d'impertinence et d'etlronterie. Correspondances vraies, corres-
ponda:;ces supposées, marchés verbaux, marchés écrits, iiahisou.s gruiui-
tcs ou payées, le secret des fourgons, la révélation de Mou!gaillard. le
sot ailicle de Baulieu dans la Biographie uniocrselLi, l'arlicle cent f.>is
plus décent de la Biographie des Contemporains, où l'on n'a copié liiu-
lieu qu'en rougissant, aveux implicites de la UistauraJon, qui n'ttait pas
fiichée de compter un illustre itarlyr de plus, honneurs i^irdif., ovaiiôas
posthumes, et monuaiens mal ei;tendis! Il n'y a derrière tout cela que
la gi oase figure du mulheureui Fauche se poi tant garant de la home de
Pichegru devant les iîourbons, devant le pays et devant la posiériié.
Fauche n'avait vu Piihegru que deux fois avant la proscription de frur-
tiJo,, dont les suites conduiiirent Pichegru à Londres, et je l'en ai fait
convenir. La seconde fois Pichegru reconduisit Fauche jusqu'en bis de
l'escalier, et se retoarnant du c5té de son aide-de camp : « Lors;!U(!
monsieur reviendra, dit-il, vous ine rendrez le service de le faire fusiller. »
Puis donnauL le bi as ii G a urne pour remonter : « 11 ne faudrait pas le fa-
silki-, couiinua-lil en riant; mais j'espère qu'il n'y re\iendra plus. »
La restauration s'abandonuait, selon son usage, à l'impulsioa di>uaée,
La commission du monument de Pichegru , dont j'si fait partie , et dont
les intentions étaient admirables, obéissait uiachinale.u(ut à la niéjieio!-
pression. « Mais, au nom de Dieu , disais-je à Delaruc , vous sùvcz (ju'il
n'y a pas uu mot de vrai dans tout ceia! — Pas un mot! me répondit Delà-
rue, iiiais Pichegru est mort royaliste. » — Je le crois. i
Royaliste , soit , mais non trailre ! — Mou minis;ère à la commisioa
finissait là, comme il finit ici.
El cette longue apologie, en effet , je ne l'ai pas écrite pour les répu-
blicains. Pichegru était trop pur pour prêter son appui aux répaWiqucs
de nos jours de corru|)tion I
Je ne l'ai pas écrite pour les légitimistes. Pichegru, légitimiste de cœur
et de raison, n'aurait jamais engagé secrètement sa lojale épéc à une
cause qui n'avait pas reçu son seraient public.
Je ne l'ai pas écrite pour les enfans de Pichegru, il n'en a point la:ssé.
Je ne l'ai pas écrite pour ses pareus. Ses parens sont à leurs vignes et
ne se doutent guère que la vertu de Chariot Pichegru ail pu eue soup-
çonnée.
Je ne l'ai pas écrite pour sa noble et iuofTcnsible mémoire , clic se pas-
sera bien de moi.
Je ne l'ai p.i5 écrite pour l'histoire. Qu'est-ce que c'est que l'iiisioire?
Je l'ai écrite peur la vérité.
S'il reste des suecesseuis et des avocats à Fauche, à Beau'ieu. h Vrin!-
gaillard, au directoire , — si l'on parvient à me piotiverque je me trom-
pe, — oh ! je n'aurai pas la force de jeter ma boule no re dans !.> scrutin
de l'opinion ! Je ne comlamucrai pas Pichegru, le plus infortuné dis
grands hommes, comme il eu est le plus gran.l ! Mais je n'eu parlerai
plus.
Cli. KODICR, de l'Académie française.
{Revue de Paris.)
UN DIEU DE MES AMIS.
Les écrivains qui n'ont pas reçu du riel le don de i'iuvouiion devraient
habiter les villes mariiiines. Lorsipie le temps est favorable, une trentaine
de navires arrivent à l'écrivain , les un> de i'Iude, les autre* d'Aïuériquc ,
et ils lui apporlent des cargaisons de routans et de feuilletons, franchi de
port à la douane , et qui vont . hélas ! s'ensevelir dans les archives des
26
ff ^lèXi^ïN LITTÉRAIRE.
chambres de commerce, si pcrsomie ne les accueille pniir les livrer à la
publicité. l;ii capitaine fait sa déclaration , en style de capitaine , et celte
déclaration est une Iliade ou une Odyssée , beau, oup plus amusante (pi'un
poème épi ;uc. Le secrétaire de la cliambrc de commerce prend cette
épopée, hii appose le sceau légal, et la livre au ver du carton. Pendant
que cent écrivains, comme moi, se brisent le front avec le poing pour en
extraire un sujet absent , il y a des (lottes marchandes qui débarquent à
Marseille des tonneaux de sujets passés au vina.gre, et qui expii eut sur le
luôle à côté d'une once triomphante d'indigo et de café. Car la nature est
obligée, par sa profession, de s'inventer des aventures à travers es océans
et les arcliipels lointains , et la nature invente bien , croyez-moi : elle
prend plaisir a opéier des prodiges d'invraisemblance , pour amuser les
Teilles de ces pauvres marins qui lui font une cour assidue à la sueur de
leur front; elle jette il la pointe de chaque vague une anecdote , comme
une feuille de journal, aliu (|u'cl!c soit ramassée au vol par quelque mate-
lot conteur. L'Océan est une belle bibliotliéque dans des rayons de soleil.
L'autre joui-, je cherchais un sujet sur le bord de la nier, comme Boi-
leau cherchait une rime dans son jardin, au temps heureux où les poètes
clierchiiient les rimes, et je ne trouvais que du sable ironique pour sabler,
un manuscrit impossible ;i créer. La Providence m'envoya mon ami Louis;
Bergaz qui s'est promené toute sa vie de Marseille à partout : la niappe-
uionde est dans sa tète ; si une comète anéantissait notre globe, Bergaz le
(recomposerait de souvenir; il a trois cent soixante-cinq anecdotes de
^ rente à donner ;\ chacun de ses amis. Je lin exposai ma crise d'auteur
stérile ; il eut pitié de moi, et il mit les deux Iiuîes ;i ma disposition , et
rOcéanie par dessus le marché; alors je choisis dans son répertoire uni-
versel la première histoire qui me tomba sous la main ; un volume in-8° !
hélas! j'en fais un feuilleton !
Le tiois-niâts VErabie voguait vers Sumatra, venant de rile-de-France
(année 1S18). Il allait vendre des meubles de la rue Vivienne et du fau-
bourg Saini-Aiitoine aux nababs des îles de la Sonde , et demander en
échange du café pour les digestions de Tortoni. La mer était d'un calme
ell'rayant. La mer est une singulière chose ! Son repos est aussi terrible
que sa colère : elle était donc unie comme un miroir sous la quille de
YS^rable. Les marins disaient : Quel beau temps épouvantable! et ils lon-
geaient leurs poings.
Le capitaine mit YErable en état de ration ; c'est l'état de siège des
vaisseaux.
On avait épuisé les biscuits, les salaisons, les poutargues, les poides,
les croûtes de MouUel , les tablettes de chocolat , cl les Conserves de
.dolin, cette providence visible du marin affamé.
,Yo' Le jour de l'Ascension arriva. Comment célébrer cette fête? On fouilla
tous les recoins de VErablc : disette et famine partout. Cependant le cui-
sinier, nègre de Madagascar, nommé Neptune, trouva u coq perché sur
une vergue et pleurant son harein dévasté , comme Mourad-Bey après la
bataille des Pyramides. On pluma le coq, cl l'équipage mit le couvert.
On se réjouissait ii l'odeur de la broche; les passagers humaient la fu-
mée au vol, et le capitaine faisait la sicsLc en attendant le diner, trompant
la faim par le sommeil. Le lieutenant veillait autour de la cuisine , pour
repousser toute tentative violente dcla^'aim, mauvaise conseillère tou-
jours ; Malcsuada famés,
■ :u, Un cri déchiiant de désespoir, un cri de nègre mordu par un serpent,
Cl trembler la cuisine métallique où le coq rôtissaiL Neptune , pâlissant
(l'eQ'roi sous l'ébène de son viscge, sortit de l'olhcine, les mains crispées
dans les toulVes de ses cheveux crépus. L'équipage crut que le cuisinier
avait mangé le coq par distraction et en détail , et qu'il dcuiamlait grâce
pour l'inexorable exigence de son estomac. Hélas ! le pauvre cuisinier n'a-
vait pas commis ce crime ! L'excès d'attention amène souvent le même ré-
sultat que la négligence dans le domaine des cuisiniers. Le coq était brûlé
de la tète aux pieds, brûlé à l'état de charbon ! jr,i,,n ..i
Oh ! qu'il est terrible un accès de colère chaufft^e au soleil de l'éqna-
teur ! Le lieutenant poussa le cri du tigre frustré de sa proie, et , saisis-
sant un large couteau , il se précipita sur Neptune... Au même moment,
le passager Louis Bergaz se jeta devant le nègre pour parer le coup mor-
tel. Le nègre fut sauvé ; mais Bergaz reçut dans son avant-bras la pointe
du fer, et le sang rougit bientôt le pont de VErablc. Si les autres passa-
gers n'pussent pas, à leur tour, retenu Bergaz, tout blessé qu'il était, il
aurait lancé le lieutenant à la mer. Quant au pauvre Neptune, il tomba aux
pieds de son sauveur, et les mouilla des larmes de la reconnaissance.
Après cette scène, les habitans de \'\Lra'ilc se résignèrent ,, et ,caini-
nuèrent de souffrir les horreurs de la faim jusqu'il Sumatra. ",
Quatre ans écoulés, Louis Bergaz dinait h la table d'hôte de la pension
anglaise à Batavia. 11 y avait, parmi les convives, deux savans et uu phi-
laiurope, commissionnés par divers gouvernemens. Au dessert, le nom
de Bergaz avant été prononcé à haute et intelligible voix, le plus âgé des
savans, jusqu'à ce moment courbé sursoit assiette, releva vivement la
tête et dit : Qui se nomme Bergaz, ici ? — Moi, répondit mon ami.— Ah !
c'est drôle , dit le savant , vous avez le même nom qu'un Dieu de Mada-
gascar. — Il y a un Dieu qui se nomme Bergaz? dit Bergaz en souriant.—
Bergaz, dit le savant, B. E. U. G. A. Z. — Ln faux dieu , sans doute , de-
manda l'autre savant. — Cela va sans dire, remarqua le philantrope.
Tous les convives, plus ou moin--- athées, comme tous les voyageurs in -
diens , lancèrent ii mon ami Bergaz un oblique regard de dédain. Cet in-
cident n'eut pas de suite. On acheva de dincr.
Le lendemain , à la même heure , le savant remit à Bergaz un numéro
de Wlsiaiiclicvicw, et lui dit : Voici ce que j'ai écrit à iiladagascar sur
le dieu Bergaz, dans une lettre envoyée aux sociétés savantes de Londres
et de Paris ; vous pouvez garder cet exemplaire comme souvenir.
Bergaz remercia le savant et lut cet article.
« La population de Madagascar olbe un mélange d'Africains, d'Arabes
et de Madécasses ; ces derniers peuplent en grande parl;e le royaume des
Ovas, qui est gouverné par une reine. Les Âladécasses diU'èrent de la race
éthiopienne par des caractères physiques et moraux très particuliers. Ils
sont doux, humains et hospitaliers, mais extrêmement belliqueux, parce
que la guerre leur donne des esclaves. C'est ii tort qu'un a pi élenilii que
les Madécasses adorent le diable et qu'ils ont ii Teiniingne un arbre con-
sacré à cette divinité. Les Madécasses n'ont qu'un temple ; il est déiliii^au
dieu Bergaz (ber, source on puils du chaldéen, et gaz, liunUne du VU-
décasse) ; ils sont forts dévots à cette divinité et ils lui sacrilienl un, coq,
comme les anciens Grecs à Esculape. Tant il est vrai que les superstitions
et les langues sont liées entre elles par un chainon mystérieux que les
mers, les montagnes et les siècles n'ont jamais pu briser ! «
Celle dernière réllcxion philosophique frappa mon ami Bergaz.
Oïl Jj Vous ne sauriez croire, dit le sa\ant, combien ces rappiochemens,
'découverts par nous au prix de tant de fatigues, font faire de pas iija
sciénte! Oui se serait douté que le mot ber , le mot fondamental do,(la
langue hébraïque, fût arrivé d'Adam à Madagascar! Inclinous-nous cWvaut
ces mystères, et taisons-nous !
Bergaz s'inclina et se tut.
Les soins du commerce firent bientôt oublier à Bergaz cl l'article et le
savant. , ■ . ,i, ■
Neuf mois après cet incident vulgaire dans une ^ie indicnnOji.Boïgaz
allait acheter du bois d'(;bène au cap Sanito-Marie de Madagascar, lois-
qu'une tempête força le vaisseau qu'il montait à relâcher à Siinpaï , sur la
côte du royaume des Ovas. .1
PcnJant que l'équipage réparait les avaiies.du vaisseau, Bergaz, suivi
do son domestique, entra dans la campagne pour l'explorer. H n'y a point
de bêtes féroces à Madagascai^î' c'est an pays où l'Européen trouve la sé-
citrité dans ses proiiienades; il n'y n que des fièvres qui tuent le malade
du jour au lendemain. Les forêts sont pleines de ces lièvres; maison n'y
rencontre pas l'ombre d'un lion.
En sa qualité de Marseillais, Bergaz se livrait aux délices de la cliasfc
dans celte ile bienheureuse, où la grive, la perdrix, la caille, le faisai),
pullulent comme les cigales à Montredon au mois d'août. Sur la lisière
d'une forêt de bambous , notre chasseur vit quelques naturels du pays
prosternés devant une grande cabane.
Ces naturels psalmodiaient une hymne d'une voix traînante, et à chaque
refrain le nom de Bergaz revenait si distinctement , que mon ami n'en
perdait jamais une syllabe. - Ah ! dit-il, vojlii le temple de ce dieu Bcigaz,
dont me parlait un savant à Batavjrf. ' ' ''';'''''' ''''
Bergaz fut poussé par une curiosJlê;biçrt nattirellé ; il voulut voir l'inié-
rieur de ce temple, espérant même d'y découvrir l'idole Bergaz.
Son espoir ne fut pas déçu. Le temple, dans ses quatre murs de bam-
bous cimentés ;i l'argile, n'avait aucun ornement; mais dans le fond séle-
vait, sur un piédestal, la statue du dieu Bergaz, et sa physionomie cl sou
attitude frappèrent vivement mon ami.
Le dieu Bergaz n'était pas un chef-d'œuvre d'art, mais il était encore
bien supérieur de ciselure aux idoles d'Ua-eïno-moveVt de ïavaïpoceu-
nomoo, dans la Nouvelle-Zélande, lesquelles, comme chacun sait, repré-
sentent grossièrement le triple symbole de la force qui engendre, parle
et frappe ; encore une trinité mystérieuse, née au bout du inonde ! Le dieu
Bergaz se rapprochait davantage du seiitiineiit de l'art européen : d'abord,
il était vêtu ii l'européenne, chose rare chez un dieu indo-abicain ; il poin-
tait un chapeau de paille de liz à larges ailes, une légère cravate rouge
de madras, nouée à la Colin , nna chemise bleue, uu large pantalon de
bazin anglais et une veste de coutil. Il était posé dans l'attitude d'un homme
qui arrête un coup meurtrier, et soi bras droit avait de larges taches de
sang. Mon ami Bergaz, en détaillant les traits du visage de ce dieu homo-
nyme, leur découvrit une certaine ressemblance avec les siens : comme
lui , ce dieu avait de larges favoris noirs réunis massivement sous le men-
ton'; et en 1818, dans la mer des Indes, mon ami Bergaz était seul portant
une barbe de cette façon. Quant au costume du dieu, il était absolument
le même que celui de "mop ami , ii bord de VErablc. Plus de doute , ce
temple s'élevait à la méuioire de mon ami Bergaz. Toute incertitude sur
ce point fut levée, lorsque Bergaz reconnut sur le cou du dieu sa propre
cravate rouge, marquée L. B.,,qpil avait donnée à Neptune, le cuisinier.
En ce moment une procession clé naturels entra dans le temple. On al-
luma du bois dans un réchaud, on déposa un coq sur la flamme, et on le
brilla devant le dieu, aux acclamations des adoraieurs.
Mon ami Bergaz n'eut pas la force de gaiiler son air sérieux devant
cette cérémonie; il poussa un imprudent éclat de rire marseillais qui
ébranla les murailles de bambous. A cette explosion d'irrévérence, les
seclateurs du dien Bergaz sortirent de leur mansuétude ordinaire ; ils se
précipitèrent avec des cris de fureur sur mon ami , et ils s'apprêtaient à
le sacrifier comme un coq pour apaiser la divinité outragée, lorsqu'un
bruit de cymbales annonça l'arrivée du chef de la tribu. Louis Bergaz ne
riait plus, et, dans cet é.\Uème danger, il eut retours à une hypocrisie
LE MASASIN LITTERAIRE.
bien excusable : il se prosterna (levant le dieu et nianifesla le plus vif re-
pentir.
Le grantl-prètic de Ber!ïaz reçut le chef de la trilm à la porte du temple,
et lui lit son rapport sur le sacrilège de rEuropéi-n. Le chef Jjoiulit di;
rage, et saisissant un cric malais, il courut sur rinfàine profanateur.
Mou ami se retourna vivement au bruit des pas du clief ; deux cris de
siu'prise éclaiérent : l'arme tom!)a dea mains noires ipii la brandissaienL
Le chef était aux pieds de mou ami Beryaz. Le graud-prêire faisait une
paiitominio (jui signiliait : Quel est donc ce mystère? Et les chfleuj'*, Répé-
taient la pantomime, comme dans un ballet. , n , - ,,,
Louis 15ergaz releva le chef roulé dans la pous-ière, et désignant la sta-
tue, il l'iiiierrogea pur son gesle. Tirant de sa poiiiine un soupir éner-
gique, \ev\\oÂi\>m9.:Mi)tilierg(tzmounI)U.' V.k! lici-'^az n est-il
fias mon Dieu ? — Ce bon Neptune ! dit mon ami , et il serra les mains
de !'ex-rnisiiiier. ■. ■ ' ' ,,.-; -H' ,,ii • -■■ ,-.
Cependant, ainsi que l'exign-aient les convenaiwe?) religieuses, fin , pays,
ot sur la prière de Neptune, mou ami Bergaz, avant de quitter le temple,
se prosterna dévotement devant sa statue ; il s'ailoi a quelques instans et
soiiii avec Neptune qui l'avait invité à diuer à sou palais.
CJieniin faisant, Neptune conta son histoire en dcn.\ mots à Bergaz. Le
puissant Radam, souverain de Madagascar , avait (;nfin conclu uji ,ti'3ilé
<le paix avec son iinplacal)le ennemi , liéné , ce corsaire qui désolait l'île.
Béné avait une fenuue de génie qui l'ut nommée reine des Ovas, par un
édit (le Ra lam , et cette reine était sœur de i\eptune , l'ex-cuisiuier de
VV.rahle. Assise sm- le tr(5ne des Ovas, elle avait retiré son frère de la
domesticité et lui avait donné le connnanilemeiu absulii de la petite pro-
vince de Simpa'f. Investi de celle dignité, Neplune éle\a un temple à mon
ami Bergaz; ce fut sou pieuiier acte de souveraineté. La reconnaissance
est une vertu noire , comme l'iugratiiude est un vice blanc.
Je remerciai vivement mou ami de sou histoire, et il nu; dit :
— Croyez que j'ai ri long-temps de celte aventure , et que dans mes
nombreux voyages sur la mer indienne j'ai souvent eNcilé luu! gailé folle
fjirand je la racontais dans les veaiécs du bord. Aujourd'hui , je ne sais
poniqufii ce souvenir ne me parait pasi aussi plaisant. Ouand je me pro-
mène sur le rivage de la mer, je me laisse involoiiiaireineiil attendrir à
l'Idée que je suis adoré comme un dieu de l'autie côté de ces eaux, à
l'antre bout du monde, dans une île qui tue les Lnropéens. 11 me semble,
parfois, que les vagues m'apportent le refrain du cantique euionné en mon
honneur :
O r.ergaz, drarie le ser-penl et Le tigre
Et donne-nous une bonne moissçn de.vi^-
Alors j'écoute, et je fais des vœux, pour que les vpeiixd'e' ces p'anvTesgens
soient exaucés. Qua'it au serpent et au tigre , je su?s fort iranqidlle , on
n'en a jamais vu ii Madagascar, cl probablement il n'y en aura jamais. Je
ne tn'inquiéte que de la récolte du riz. Ce qui me l'ait rire quelquefois,
c'est de me voir pien'lre ainsi , par (listiartion , ma divinité au sérieux.
Lorsqu'il m'arrive un de ces intôT(*ràbles malheurs qui troubloiu l'existence
du riche , lorsque ma pendule s'arrête dans la nuit, lorsque mon habit
neuf reçoit une tache, lorsque le vernis de ma botte s'écaille, lorsque je
perds la' clé de mon secrétiire , lorsque les voisins parlent à mon oreille
au quatrième acte des Ilugnenots, lorstpie Eugène Sue me dit : La suite
il diuiiiin , pour in'apprendre ce que devient Maihilde; enlin, lorsque
je me considère connue le plus infortuné des hommes heureux, je me
console en loinnant mes yeux vers l'hémisphère où brille la CroixduSud ;
je Vois ma siatue adorée par les lidêlcs seciaieurs du culte bel gazien ; j'é-
coule la piière qu'ils m'adressent; et même , seul dans ma cliandjre , je
me surprends dans l'attitude de l'idole, telle que je l'ai vue sur son piédes-
tal de bambous. 0 vanité! ,
Je serrai la main de mon ami, et je lui chantai le refrain : O Bergq^,
écarte le sei'pent, sur un air inconiui. AiÉUY. — [Lm Presse.)
SCÈNES POPVI.AIRE3.
PERSONNAGES.
M. Burov.
Le Pkiii: Bontemps
Le M.vnfeciiAL.
JlABP.voisni.T.n GeiMinn.
IlttlMfiltE AVDnv.
iionj 01. '_>]
La scène se passe clans, un ylilagé'acs environs de Paris.
SCÈNE I".
LE PÈRE BOSTEMl'S, M. DUFOY.
Le père Bnntomps. — C'est lichu, vous dirais tout c'que vou; vourais,
monsieur Dufoy. mais j'sommcs tout d'mèmc point n'hureux cl d'pis qu'
j'onsféc'te dcrui.ire révolniion ilà.
M. Uufoy. — l)'abor<l. permettez , ptrc Bontemps , vous vous donner
U des gants pour une chu:>c ù laquelle vous u'avcz uuUcmcnt participé,
Pieu
Le père Bontemps. — Si c'éqniont pour ça qu'vous le r'marciais el'
bon Dieu, mé point : Ppauvr'' cher homme y n'équions rien là d'dans, c'
qui n'empêchons qu'il aviont dit, les ceux qui y équiont, qui n'y aviont
rien d'pus beau et d'pus genii que c'te révolution ilà.
M. Dufoy. — Et Vous êtes , dites-vous , malheureux depuis cette <!po-
que?
Le père Bontemps. — Tods point dit qu' j'équions malhenrcnx. j'ons
dit point n'heureux ; n'allais point m'faire dire des choses que j'ons point
proférées; je l'disons core c'que j'ons dit que c'équiont neune belle chose
qui z'ont abîmais. J'avons p'tètre tort ed' dire qui z'ont abîmais nout' ré-
volution ?
M. Dufoy. — Ne nous fâchons pas, je vous en conjure.
Le père Bontemps. — Dam', j'ons t'y jamais paj ais dans u'a-jcun temps
n'aulant comme cj' payons.
M. Dufoy. — Je ne vous dis pas le contraire.
Le père Bontemps. — J'ons t'y évu d'pis des années qu'équiont rudes?
C'équiont t'y point d'z'horreurs cd' payais c'que j'payous cd'cnniribulions
ed' tout, et vous voulais t'y point que j'nous trouvions n'hureux ?
M. Duloy. — Je ne veux rien...
Le père Bontempr. — C'équiont bé mal à vous d'vouloir que j'seyoDS bé
ti'aises quand j'sommes malheureux tout plein.
M. Dufoy. — Je ne veux rien, vous dis-je ; combien de fois faut-il vous
e répéter ?
Le père Bontemps. — C'est qu'y n'y a point n'a dire, c'est qu'pus equ
j'allons, pusque j'souffron?.
M. DuToy. — Je ne puis rien y faire.
Le père Bontemps. — Ça n'empêche pas qu'je n'serions point n'embar-
rassais si tout ein chacun vouliont n'être raisonnable.
M. Dufoy. —Vous aurez du mal à obtenir tout cela, je vous en aver-
tis.
Le père Bontemps. — C'équiont tout d'même bé triste ed'voir el' preu-
œier peuple ed' la tarre avoir autant d'mal qu'il en aviont à gagner sa pau\'
vie ; car comme y disiontl'aut' fois, j'soinmes t'y point el' preomier peu-
ple ed' la tarre ?
M. Dufoy. — Et qui disait Cela ?
Le père Bontemps. — Qui qui disiont ca?
M. Dufoy. — Oui.
Le père Bontemps. — Un queuqu'un qui n'vous craignent point.
M. Dufoy. — Ça, je le crois.
Le père Bontemps. — Qui n'craignons mémo parsonnc, voyais-vous ;
c'équiont m'sicu Faucheux, la preumiate letue cd' son nom, pisque vous
voul.iis cl' savoir, m'sieu Faucheux ed' Gadancourt. Quand j'Ions prépo-
sais l'aui' fois pour qui seyons députais, vous y éiiais, m'sieu Dufoy,
qu'vous avais dînais à quand nous?
M. Dufoy. —Eli bien r
Le pè;e Bontemps. — N'avont l'y point dit, c'te fois là, m'siea Fau-
cheux, ([u'j'é.iuio;.! cl' preuiiiier peuple ed' la tarre ?
M. Dufoy. — Je ne me souvTens pas de cela.
Le père Bontemps. — Il l'avtont tout de même bé dit.
M. DuToy. — C'est possible; mais je ne l'ai point entendu.
Le père Br,niemp-. — Que' (France il éiiont el' preumier peuple cd' la
tarre, cl' pienmii r en avant cd' tomes cl' zauies, il' pus brau-, ri' pus
biau, cl' pus France et l'uioins faignaM, et qu'c'cqnioni neune vraie picjuiti
que d'Ie voir aussi peu hcurcu? comme c'est qu'il (quionl.
M. Dufoy. — .Mais lui, monsieur Faucheux, de quoi se plaini-il, «Vit il
pas un des plus aisés du dépai temen' ?
Le pèie Bontemps. — C'éqniont point li non pus qui leui plaignout.
yià pas biau, pardine, li, y n'Ieuxplaigiiont point.
,",., M. Dufoy. — Il aurait grand tort.
Le père Bontemps. — 11 équioat simplement malheureux cd" voir cl'
pauv' peuple point heureux.
M. Dufoy. — C'est fort beau de sa part.
Le père Bontemps. — C'équion; pour qu'y seyons pus hurcux, cl' preu-
mier peuple cd' la tarre, qui voulions n'eire dcpiaa .«..
M. Dufoy, prenant te fausset pour donner plus de mordant à ce
qu'il va dire. — Et allons donc.
Le père Bontemps. — Et dire qu'un homme comme li, y n'avions pont
n'étais nomma s aveucq d'z'idais pareilles ; son défaut, .i m .«ion Fauclinix,
c'équiont d'être trop fi anr, de n' point n'assais dissimul.iis c' qu'il a»it iii
an dibors ed'sa conscience; nia's psipte j' sommes venus à n'en parlais,
j' sommes toujours beu aise cd'vous d re cqu" les ceux qui n'en nul point
voulu cd m'sieu Faucheux pour nout députais , il éqcion; tous des »i ùiis
bêtes.
M. Dufoy. — Bien obligé.
Le père Bontemps. — liam, an fait . r'éiuiont t'y point el" me l!cnr
rpuschïiitablc d'z' humains, m'sieu Faucheux, cl'pus Lravc des lu
mes, l'pus sincère ?
M. Dufoy. —Vous n'avez pas toujours ditrola. il fut un temps...
Le père iiontemps. — C'équiont d i temps à défunt sa fàinc. qu'éiiont
nout cosiue, eune gale, eh\ démon fini : c'équiont ben ail!* qu'iquioni l'au-
teur qu' nous nous avons fâché , car i'oiis loujou rosp<'ciais lu sien F.m-
cheux, ça toujours ; mais vous, m'sieu Dufoy, vous l'dctcsiais du lia l'V; J
ed' vont' cunir.
M. Dufoy. — Je n'ai pas de raisons pour cela, vous vous trompct.
'dhihmri-^f.i'.i^. i.i't ^
28
jffli'i.i.
»o,nf-(irT3 ^n;:;ic i-
Lf MAGASIN LITTÉRAIRE,
Le père Bontemps.— Accouiais, j'saïons«t c'qucj'savons;jVn savons
p'i'i'lre pusqu'vouslà-d'siis, et si j'voulious... Accouiaiâ-iué." '' -r''^' ''
M. Diiloy. — Jl» vous écoule. ' '■? .ubir'iii .jc
Le ix're Bontemps. — S'il aviont tant seulement vmilu dans Ics^tCffipS',
du mariage ecl' son garçon aveucq voui' demoiselle, m'sicii Faucheux ,
vous teriais à l'heure qu'il équioul les deux doigts cd' la main .(C'équioat^
t'y vrai, heim? 'o'^^J -i'
M. Uiifoy. — Pas tout-'a-fait.
Le père liontemps. — Pourquoi n'alors qu'vous n'I'aviont point nom-
mais si c'ni^iiuiorit la chose qu'vous n'cquiais point n'ami n'aveucq? c'
pauv' ui'sieu Faucheux qu'éiiont la bontais n'en parsonue, la bcte au bon
Dieu.
M. Diifoy. — C'est peut-êire bien un peu pour cela qu'on ne l'a point
noiniii.'.
Le père Bontemps. — Vous n'vous z'a point beaucoup gênais pour en
diic d'ï'horreurs.
AI. Uufoy. — Cela n'est pas; j'ai seulement dit , et je ne crains nulle-
ment do le répéter, que nous pouvions faire un meilleur choix , et nous
l'avons fait.
Le |>ère Bouiemps. — Vous a fé d' la belle ouvrag:e ; qui qu'vous a nom-
mais n'a sa place, vous a nommais ra'bieu cd' Grandbois, cin vieux point
giati:l'(h')se, eiu vieux mangeux ed'messej, cin homme qui leur engrais-
toiu ed'ia sueur au paur monde , ein paroissien qui n'sorlont point des
prcires, el'malheur ed'uout pays, les calolins.
AL Dufoy. — Moins que tout autre, père Bontemps , tous avez à vous
plaindre de M. Grandbois.
Le père Bontemps. — Quéqu'il avions drjà fi tant fé pour mé qne je
l'aiuiiont tant, j'sommes t'y pus riche qu' j'equiont quand il aviont r'venu
cheux nous aveucq cl'i'autes?
M. Dufoy. — El pour vosenfans, que n'at-il pas fait, que' de bontés
n'a-t il paseues?
Le père Bontemps. — J'anrerions tout autant n'aimais qui ne s'en
scj ions point tant n'occupais, marchais, il n'aurcrions point tant j'azais
qui zoiit jazais, qu'si j'avions point évu si bon dos , j'aurcrions point tant
seuWment pu portais padant huit jours cque j'ons portais padant plus de
quatorze ans qu'avons du.'-é noui' pauv' fàmc; l'ont y montrais assais long-
temps û'au doigt , la pauv' chère amie, qu'si aile aviont évu tant seule-
ment pour deux yards ed' cœur au ventre, y a long-temps qu'aile en se-
rions morte à la peine; aussi voas l'a vue , ra'sico Dufoy, aile aviont Uni
ben avant qu' j'osions l'espérais , et quVil avons fé queut' chose pour
nous l'vieux chi: n ed' Grand!)ois,j'l'avons bé payais, marchais.
M. Dufoy. — Je vous engage, néanmoins , eicela dans votre intérêt, à
garder un peu plus de mesure.
Le père Bontemps. — Que qui pouvions m' faire , je n' le craignons
point... s'il équinnt laiit seulement ein France, voyais-vous^w' •
M. Dufoy. — Eh bien! 'i-'- ! ' ■ .l>ui-.:i"L' ii
Le père Bontemps. —J'noiisaladonst!.. mais rien , voyais-Vi^us , Bi'sieu
Di;fi>y , moins que rien. Tandis que m'sieu Faucheux , i' roi des hommes
s'.ili. r France des Francés , l'homme etl'. la chose , c'équiont comme ça
qui dis'onL
M. Dufoy. — Je me rappelle cependant tous avoir vu parfaitement dis-
posé en faveur de M. Grandbois. - • ''■';i;i' ": ■! 't
Le père Bontemps. — Y a bô du temps. ■' ' ' ' ''■ ''i
M. Dufoy. — Qui donc a pu vous faire changer à ce point?
Le père Bontemps. — Pourqïoiqu'jons sauge ?
M. Uufoy. —Oui, pourquoi motif?
Le père Bontemps. — J'avons point sangé, y m'ont emmené les z'amës
aveucq'ciix , y m'avons n'ouvert l'z'j eux au moment qu'j'allions m'iour-
nais conir' la France, nout pays à tous, la mère ed' la patrie, quidisiont,
aveucq nos institutions, des institutions et des constitutions des constitu-
tionnels à mort, et des renfoncemcns des privilégiés. Pour lors, j'ons
n'ouvart t-r z'ycux, j'(jns vu el' précipice où qu'j'allions n'entrais, et j'som-
mes dcv'nu c'que j'sommes à c'i'heure ici, France jusqu'à la darniare
{!outie d'nout sang, ça je Tons jurais ; y m'I'out demandais, je l'ons fé ; à
preuve, c'est que i'sons v'nu dans les voitures qu'il aviont payais m'sieu
ed' Grandbois; eh ben ! pou nous en r'veni, je n'en ons point voulu, j'ons
préférais r'veni, à quand l'z'atiies, et voilà, sus nos pieds.
M. Dufoy. — Et vous èics revenu dans un joli état, je m'en sonviens.
Le père Bontemps. — Dam ! accoutez donc, quand on est aveucq des
Francés, faut bien être France.
M. Dufoy. — Des Français, des ivrognes, tous voulez dire':»
Le père Bontemps. — Des vrais Franrés.
5L Dufoy. — Vous feriez mieux de vous occtiper des choses qui tous
touchent de plus près.
Le père Bontemps. — J'm'en occupons.
M. Dufoy. — Ne ferez-vous rien, par exemple, pour votre fils, le der-
nier marié, dont toute la récolte est ptr.iue sans ressource?
Le père Bontemps. — J'vous voyons v'ni... J'en sommes bé triste, mais
j'ons point les moyens d'ça; pourquoi s'aviout l'y n'établi q te je ne
'voulions point, tant pis.
'I. Dufov. — Aviez-vous à vous plaindre de la famille de sa femme ?
père Bontemps. — Des gueux ((ui n'aviont point et' prcumier son.
^ufoy. — Mais vous-même, quand vous vous Ctes marié, vous n'é-
•e avancé non plus.
Le père Bontemps. — Y n'avont qu'à faire comme j'ons fé.
sM. Dufoy. — Vos parens n'avaient rien ; mais vous qui avez du bien ,
qui êtes à votre aise...
Le père Bontemps. — Si j'ons queui' chose je Tons bé sagnais, mar-
M. Dufoy. — Vous avez eu du bonheur. ' '' ' ' '
Le père Bontemps. — Queu chance qu'j'ons n'évue ? J'ons n'évu el'mal-
heur ed'pardre nos deux premiares fîmes; c'éiiont là tout cl' bonheur
equ'j'ons évu, mais sans ça... An surplus j'vous l'disons, m'sieu Dufoy, je
n'fcrons r en pour li, c'équiont sans préférence, pas pus pour li qu'4)0ur
l'z'autres, après nous s'il en resse ; j'allons liieles papiers. ''^1,"*'
M. Dufoy. — Votre serviteur très humble. ' '
Le père Bontemps. — Avantage, m'sieu Dufoy. ''•'" :
. , .,■ ., f. ■ ■'■■ ■ -■ ■' ')''1|D>B
...pii.'ii; ii-ieq -u-sl êiOu,..i i SCÈNE IL '>;r,dit
-ïib iyf) ;-înp-!Ofi eo' - j,_ DUpoY. " ^"':;
Et je suis sur le point de quitter Paris , pour venir au milieu de ces
gens-là ! heureusement qu'ils ne sont point tous taillés sur le même pa-
tron. Celui-ci est un sot, un égoïste , qui se croit un personnage, et ça ,
parce qu'il a quelque chose, une girouette à tout vent.
r- I'^; '^^mi
SCÈNE IIL
, 1LA MÈRE AUBRY, MADEMOISELLE GUIMARD.
La mère Aubry. — Mais j'nous trompons t'y point, c'équiont, m'sembi!,
m'sieu Dufoy? ^
M. Dufoy. — Eh! bonjour, madame Aubry; bonjour, mademoiselle'
Guiœard.
La mère Aubry. — Vous rev'là donc dansnoutr' pays, m'sieu Dufoy,
c'équiont n'ein n'basard que d'vous y retitôntrais.
M. Dlifoy. — Il n'y a guère qu'un mois que je suis parti pour PanV. ' ''"^
Mademoiselle Guimard. — Avec Mme Desbrières. ; . ■
W. Dufoy. — Avec Mme et M.'Déibrières, oui, mademoiselle.
La mère Aubry. —Au fait, on a t irit n'a faire, qu'en bonne conscience, ;
j'sommes ben n'embarrassais ed'dire comment j'vivons. C'est ce que'
jdisions core à c'maiin aveucq la fàme à Thomas Branchu, b's journées
et p'S les s'maines tout ça Cloni qu'on n'a tant seulement point l'iemps
d'ies voir coulais. T'nais, Toyais-vous, m'sieu Dufoy, comme j'disions à
c'matin aveucq la fàm-; à Thomas Branchu, quand eune fois vous a n'at-
teint vont soixantaine, comme on dit, vous n'a pu l'temps ed'vous r'tour-
nais.
M. Dufoy. — Mais vous n'en êtes pas encore là, tous, mère Aubry.
La mère Aubry. —Et dix aveucq à la Saint-Martin, ne plus ne moins.
M. Dufoy. — On ne vous les donnerait pas.
'Mademoiselle Guimard. — Ma'dato^ tfest cependant plus la même de-
puis deux ou trois ans. ■' " ' ' '■
La mère Aubry. — L'csseî)tiel , mamzelle, c'est quej'me portions ben,
n'vous en déplaise. A propos, dites donc, m'sieu Dufoy, savais-vous qu'il
étionl r'arrivais m'sieu de Grandbois ?
M. Dufoy. — Non, du tout , j'ignorais même qu'il fût question de son
retour.
La mère Aubry.— Il étiont r'arrivais, attendais donc... il équiont !a
demie ed douze heures. Comme il aviont maigri 1' pauvr" cher homme !
c'équiont toujou point là la même meine qu'il aviont quant il aviont parti.
Mailemoiselle Guimard. — Il n'est pas extraordinaire, madame, conime
j'avais l'honneur de vous le dire, que M. de Grandbois soit un peu changé,
il a eu tant de préoccupations depuis qu'il nous a quittés.
La mère Aubry. — Laissais-nous donc tranquilles , mamzelle Guimard,
qui n'équiont point n'homme à faire c' qui n' lui conveniont point, mar-
chais ; s'il étiont députais, c'est qu'il l'avions ben voulu, ça n' s'erait qu'
pour faire enrager les ceux qui n' voulions point d' li qu' ça serait toujou
bé genti, pas vrai ? y en a d'aucuns qu'aurerions préférais qu' ce seriont
n'étais nein aute, ailleurs ed'li.
Mademoisc-Ue Guimard. — Qui ? des' iMrigans et des sans-culottes.
La mère Aubry. — Vous pouvais même mette des imbéciles avenrq,
marchais. L' père Bontemps, par exemple, qui f'sont n'a c't' heure el' biau
parleux, qu'éqaiont la plus grand bêle cd' tout 1' pays, comme j' disions
à c' malin à la fàme à Thomas Brauch j ; pasce qu'il avont du bien qui n' li
profil'roni paB, vU qu' bieiihial acquis n' prolitont jamais, n' voulont t'y
point tâter d'être dépuiais niiou c' vieux Boniemps-là. Si n' n'est point
n'a vous confonde ed' rire, '</i(èsl^dHc, père Dufoy ?
M. Dufoy. — Est-il Dieu possihlf!'!!'
La mère Aubry. — Y n'aviont gardé de 1' dire e d'vant mé, marchais.
Combé qu' ça s'rait t'y genti d'avoir pour députais cin grand bélûjiiii
comme li, qui n' savent seulement poiut faire eune diffarance e d' sa main
droite d'aveucq sa gauche.
M. Dufoy. — Je le quitte à l'instant, il ne m'a nullement fdit part de
ses projets. ' ' ;
La mère Aubry. — Ni à mé non pus, qu'on vous dit, U étiont ilà qui
disiont pis qu' pendre de M. d' Grandbois, ça n'empêche qu' quand il
aviont passais au droit d' li, à c'te r'montée, il aviont baissé son bonnet
pus bas qu' tarrc.
M. Dufov. — C'est incroyable !
LE MA GASINLITÏERAÎRE.
Mademoiselle Guiiuard. — Je suis encore à me dcman 1er cornraent.
ane personne comme vous, madame, pouvez regarder cet hônfaio"^ cif
iace, il me fait horreur. ,
La mère Aubry. — Pouniuoi que je n' le r'garderions pointj.yijaÉrions
Ccliu d' croire qii'j'ons peur cd' li. - 1, ,,'):y in,
JMademoisclle Guimard. — C'est un homme bien dangereux.
La mère Aubry. — Li, point pus dangereux qu' rien, il équiont tout
faucheux cujor d'aujord'hui.
A?. Dufoy. — Ils onil'air fort bien ensemble, cfleciivemcnl. i- . 'iJ
Lanière Aubry. — Tout ça prov'iiont de c' qu' l' l'aucheux ,■ il en
aviout ed' besoin pour liraii les marrons du feu. Quand j' venons n'a pen-
sais qu'y n'y a po iit dont mois qu'il éiimojit tous deux à couteaux lirais,
comine j' disions à c' malin aveuc(| la fiinie à Thomas liranchu. .
M. Duf y. — Il s'en défend comuie un beau diable.
Madf molsi-Ue Guimard. — Vous ayez bien tort, madame, de vous com-
metire avec des ttres pareils, des gens sans morale, sans principes, sans
religion ; si jamais Uieu nous en préserve ! si jamais leur parii triomphait,
nous ne tarderions point à revoir 93 et touies ses horreurs. Que dis-jc,
93, le mot est liop doux, v.c^ cannibales et des aLithroi)0])liages.
La cièrc Aubry. — G' c^quioiu t'y point des gens qui mageout des par-
sornes?
Mademoiselle Guimard. — Tous les sexes en général, toul ce qui ne
partage |sis leur opinion. ■■ *i.- >j j ,' ;j y . ) 'Ci
l.a mère Aubry. — Et V gouvernement y souQront ça? y n'y aviont
donc point Cil' justice?
Mademoiselle Guimard. — Les plus forts n'ont ils pas toujours fait la
loi? ■ ' '
La mère Aubry, ,— Ça c' équiont bé vrai.
M. Dufoy. —ri est espérer, B>atlemoiselle, que les choses n'en vien-
dront pas là.
Mart! rnoiselle Guimard. — Plus loin, monsieur, avec ces gens-li, beau-
coup plus loin. ,1 ,
Lanière Aubry. — Eh! bet) !, ci faut qu' j' vousl' disions, je n' sommes
point tranquilles ç|n brn; je n' savons point d'où qu' ça nous v'uous,
mais je n' sommes point t'heure'iu cd' pianein bon bout de temps.
f^îademoiselle (iuiiuard. — Parte que nous nous p aisons il louler aux
pieds ce (jue nous avons de plus sacré, piuce que nous ne respectons plus
rien, parce que tout est renversé , mécoiiug. .
La mère Aubry. — Faut c'iapadant n' poi^t/àire tout-à-fait c' qui n'é-
quioni point, inamzelle Guimard. ,,i,/;r .,
MàdcLioiselle Guimord. — Gemment rcntendcz-rous , madame?
La mère Aubry. — Dimanche, damier, et l' jour cl cl' la Pentecôte , y
aviont core pus cd' monde à la porte . cd' i'égliie quq non point ed'-
dans.
Mademoiselle Guimard. — Parce que l'on est bien aise de se faire voir;
de l'orgueil et de la vanité , pas autie chose , et l'on passera auprès de
M. le curé, le chapeau cloué sur la tèie.
La mère Aubry. — Accoutc^, niamze.Jj.i.Çuimard.y aben n'aussi qu'eut'
petit 'S rlioses à s'prochais , e 1' pauvr tlier homme , marchais... Seyons
jusse et d' bnn compte , e 1' meilleur d' tous les prêtres y n' valont rien.
Madeuio selle Guimard. —Vous avez oublié ieu M. l'abbé Segrais, ma-
dame?
La mère Aubry. — Que je n' l'ons point oublié, m'sieu Segrais, que j'
ne l'oublirrons jamais , marchais; c'eiiuiout s'tilà qu'équiont nein brave
curé, qui laissiunt faire ii toul l' monde coniuie ils l'entcndiont.
Mailemoiselle Guimard. — Ce fut là le seu<|j,ort que l'on eût à lui re-
procber. ,..', ,
la mère Aubry. — Corabé qu'il équiont rcs;>cclal)Ic , c i' pauvr' cher
homme ! Tandis qu' tous ces jeunes curés-lii, voyais-vous... Diun ! accou-
tais donc, il en éijuiont d'î'hommes quasiment comme des lûmes, sans
comparaiscn, faut-y point e pi' jeunesse y passions ?
Mudi'moiselle Guimard. — J'aime à croire que feu BL l'abbé Segrais a
éiéjeuiic comuie un auirc, madauic, elcepeudiint jduiais, au giand ja-
mais... , , ,,,, ;,
La mère Aubry. — Dans l' temps qui s'amusions j'équiohs point n'au
monde. ,
M. Uufoy. — Je crois que ce qi*c nous avons de mieux h faite, c'e6.l de
ne pas nous monter contre celui-ci, :^, ,,, i,,, ,
La mère Auliry. — Vous aurais biaù dire , m'àeu Pu/oyi,„yoijs^ me
frais janié n'aimer s'iilii cd' cuié. ,,;i,l e, jnoinpViO,' ,'
M. Diitoy. — lit piiurquoi, je vous le dçman4%8.HT i 9.in:1 i;t r: n
Malemiiiselle Guimard. — Madame serait pcmxiSffieJiifcpj embarrassée
lie noiis le dire. ..„,:(, ..\,. ,,, '<
La mère Aubry. — Point déjà si tant, inatiuclle.
Mademoiselle Guimard. — J'avoue que je ne comprends rien à cette
aaimosiié, et à moins que vousn'ayiz de grands moiifs...
La mère Aubry. — J'n'en manquons point, marchais. Quand j'vcnons
à pensais à toutes Ks sottises (|ui nous avions fé, j'vous les dirais, m'sieu
Duioy, qu'vous vouriais point les craire. Qu' l'aut' jour nouf home, il
éiiont nein brin n'éiourrii, y n'aviont pris quia validité d'un varie e.l'vin,
il équiont dans l'ehœnr, qui chanliom aussi Renlimeut qui> j'uous mène-
rions à chanter ilà; v'ià m'sieu l'curé qui s'en v'nont li iJire dans son
tuyau d'orei:le d'otais sa chape, et plus vite cqu'ça, C'équiontl'y eune raison
dou qu'il équiont n'étourdi, c'pauvr' cher ami, c'équioai l'y cune raison
])pu vçni l'airronier en pleine grand-messe, comme si fallait point qu'eux
aulf'^y z'amusioiis entre eux les chantres, ben obligeais. El ces quaiic
cents ed'f>»golsqui m'aviont demandais, et n'ont point pris, vuquil aviont
dit, dit-y, qui z'équiout trop chars , c'i quiont l'y eune honestetais à faire
au monde, ça? Et nout'ptlit qu'il aviont ri^nvoyals du caléchime, pasce
qu'y y avions lirais sa langue en arriarre edli :' c'équionl t'y bé gcnii ?
Eaut-y point qu'ein afact y leux amu.Moiis; et c'qu'il avont fé là c'tquiout
t'y nc'une politesse à faire à des parens ?
M. Dufoy. — On ne peut pas non plus se laisser manger la laine sur le
dos.
Mademoiselle Guimard.— Il est de certaines choses qu'il est impossible
de tolérer.
La mère Aubry. — Laissais-donc, mamzelle, tout c'qui v'nont d'cos tcBS*-
là vous l'irouvais supnrbe ; si c'équiont d'ï'aut's qui fai-ious le demi quai'ï-
de c'que faisions ceux il'., vous j'ieriais les quair' cris ?
M. Dufoy. — Il faut faire un peu la part de l'humaiiiié. ji-
La mère Abry. — Jia l'sons sa part, à preuve, c'est que j'donnons pus
que l'curé aux pauves;— j'en avons pus qu'eux ed'humaniiais, mar-
cbais.
Mademoiselle Guimard. — Je vais vous demander la permission de me
retirer ; madame profes-e des opinions qui ne sont nullement en rappoR',
av,ec ma manière de voir et de penser.
;Lamère Aubry. — Accoutais, luauizelle Guimard, je n'disons point çï
pour vous, maii j'sommes ben aise tout d'inenic ed'v.iu^ cuniais c'qi'ie
j'oos n'a vous contais, et quand les choses y n'nous conv'nont point, j sa-
vons ben l'dire iiou ; et si rgouvernemcnt y n'y pcroons garde , j'ai jUS
r'iuraber tout drét dans la prétraille , marchais.'
M. Dufoy. — Madame Aubry, vous allf z trop loin.
Mademoiselle Guia-ard. — C'est intolérable !
La mère Aubry. — K'vous en aUais point , mamzelle , j'ons uni dans
l'instant. Croyais-vous, bellement , que j'sommes point payais pou dira
c'que j'disons? Vousn'savais donc point, noui' pauv' tille, qu' dé'oni sea
bôme il équiont mort , qu'il équiont mognier au mouMn d'Gal-jcourt, q»i
n'aviont laissais qu'un afaut à si fâme et que c'méchai.l curé ed'ilondry
il aviont si !)en embêtais la mère ei l'afant, qu'il alliont n'en faire un prê-
tre. Si c'équiont point neune piquié ? Ein garçon ed'seize ans , \.\ lèie
cd'pus que m'sieu Dufoy, n'point faire œuvre d ses dix doi','!s, qu'la pan;*-
mère allé aviont tant besoin d'Ii, qu'aile équiont obligais ed'louais Wax
biens. C'équiont l'y point des airociiais, des conduite j pareilles? T'i ais,
voyais-vous, je n'savons c'qui me r'tcnons de r'grettais l'empereur, et
toutes les jours j'sciis que je rr'gvettins, c'pauv' brave honune-là.
Mlle Guimard. — Je ne vous en fais pas mon compliment, avec son aoi-
I.ition démesurée, un buveur tle sang. - .
La mère Aubry. — L'pauv' monde au moins y viviont n'aveucq lii> -H
Mile Guimard. — Quand il n'allait pas à la boucherie. ' "V
La mère Aubry. — i'ons \'y point nom' neveu, qu'en équiont t'y point
r'venu d'i'.u-mée?
Mlle Guimard. — Avec deux jambes Je bois.
La mère Aubry. — 11 aviont l'y point tout d'mème la croix d'honneur,
n'équiont t'y point n'olliciais, n'a l'y point dioais à la même table aveiicq
el'suus préfet, cl comme y dit, dit-y, n'avions l'y point du pain sus la
planche ?
Mlle Uuioiard. — Et la mâchoire -brisée.
La mère Aubry. — Aveurq tout ça, j'aimcrioos core mieux voir rpciit'I
d'noutlille soldat, qu'iion point dans c'te par ie qu'il équiont, qui leurs
z'ai)prenons, tous leurs chefs, à s'iiche cd'Ieux père cl mère comme de
rien du tout ; et eune fois qui /ont luis l'nez là dedai;s, les pauv' aUus,
c't'cst fichu, y n'aimont pus qu'eux.
Mlle (luiuii'rd. — Madame Aubry, je suis bien votre servante.
La mère Aubry. — T'uais, j'nous eu allons, car j'sentons bcii que j';'ni-
rioDs par dir' des soltises ; pas putôt la main tournais, j'y penserions pus ;
p r malheur tout l'monde n'est point d'mème. Bien le bonjour, luamzclie
Guimard; avantage, monsieur Dufoy.
Mlle Guimard. — De t'Ut mon cœur, madame.
M. Dufoy. — Donjour, madame.
SCÈNE IV.
M. DUFOY, M.\Di;510ISEt.LE GLIMAnO.
M. Dufoy. — Cette mère Auliry est bien la meilleure femme du monde;
mais une fois partie, p us moyeu de i arrèier, un cheval é.bappé.
Mlle Guimard. — Ce que je ne puis m'expliquer, c'est de icus voir
écouter ces siupid tés avec un calme, une patancc uniques, vous eiis
d'un saniî-froid imperturbable.
M. Dufoy. — Le moyen de faire outre ment ?
Mlle Guimard. — Vois avez beau dire, vous idolâirez tout ce m'^nJe-!,"i.
M. Dufoy. — Oui, je l'avoue, après loat, c'est mon pa>s, c'est plus fort
que moi.
M le Guimard, — Vous n'clfs pas fâché non plus d'entendre dire à tout
bout de champ ; « V«.yezvous là-bas ce gros papa q'ù mairh? un rou de
cOié et qui s'en va fiisani les murailles, c'est \1. Dufoy, le plus co>sii, le
plus étoile de l'endroit. C'e.-t bii qui f>i:t ici 'a pluie cl le Iwau lom^s : <i s
eufans, il les a tous supérieureme il établis ii Paris, tous y font .idoiirib c-
ment bien leurs all'aircs. » Cela sonne si agréabiemciit aux oreilles dcs'cn-
.liwmiin H'j J — .'Il
■I .W
•30
. _.Jf,E MAGASIN LITTERAIRE.
tendre troinpeiler ainsi ! Ah ! que je ne suis pas la dupe de cet amour du
lieu qui vous vit naître. Mais j'ai le malheur d'y voir clair, trop peut-être,
ce qui ne ra'empCclie pas, dans mon petit for intérieur, de penser ce que
bon mo semble.
M. Dufov. —J'ai toujours eu le bon esprit de me contenter de tout.
Mlle Giii'mard. — Le beau mérite quand on n'a besoin de rien, quand
on a tout à bouche que veux-tu !
M. Dufoy. — Ma recette est des plus simples, j'ai toujours rencontré
plu-! ma'houreux que moi.
Mlle Guimard. — Vous êtes ce que nous appelons un grand homme, un
,)liiloso; hc?
RI. IUi''ov. — Mais oui, je crois,
Mlle (iui'mard. —Je ne suis plus ('■tonnée, d'après cela, du plaisir que
vous S' i!il)litz goûter aux détlaiiiaiions impies de celle femme.
M. Dufoy. — J'ai cru remarquer, au milieu de tout son bavardage, des
choses as-ez sensées.
Mlliî (Juimard, — Je vous conseille d'en parler ! des absurdiiés du com-
niciicenient à la fin, un athéisme révoltant, un cynisme efl'ioyable; mais
où nous mènera cet oubli de toute espèce de retenue et de conveuauce,
où alloiiS-noi:s, je vous le demande?
M. Dufoy. — Je n'en sais rien non plus,
Mlle Guimard. —Ah ! que l'abîme des révolutions est loin d'être com-
blé !
M. Dufoy. —Mon Dieu! mademoiselle, lai-scz donc aller les choses
d'elles-mêmes, vous vous faites uu mal... Tout ce que vous direz et rien
ne rhun^era pas la face des affaires.
Mlle Guimard. — Et tout cela, parce que chacun aujourd'hui se croit
un génie. Croyez-vous, par exemple, que si M. de Grandbois avait fait
avec M. son lils, comme jadis M. le marquis de Grandbois, son père, eût
fait avec lui, que ce petit monsieur se serait fait sauter la cervelle à qua-
torze ai!s, parce qu'il n'avait pas encore été compris? Un morveux qu'il
eût fait enfermer h la Bastille, M. le marquis son père ; et M. de Grand-
bois ne serait pas à le pleurer maintenant plus qu'il ne le mérite. Quant
à moi, je ne l'ai pas plaint nu seul instant ; au contraire, je me suis con-
tentée de penser à sa famille, et j'ai trouvé qu'il s'était conduit en celte
circonstance comme un petit sol,
M. Dufoy. — Il est certain que ce jeune lioiaine a commis là une
grande faute.
Mademoiselle Guimard. — Un polisson, qui delà vie ne mettait les
pieds à l'église; encore un philosophe.
M. Dufoy. — Bien obligé.
Mademoiselle Guimard. —Je plains sa pauvre mère, qui certes ne mé-
ritait pas cela. Quant au père, il en a pris bien vite son parti , il n'a pas
été longtemps à s'en consoler. Le voilà donc député! La belle chute !
Je ne sais s'il est honteux de se montrer ; mais ce qn'il y a de certain ,
c'est que je viens de le rencontrer, et c'est tout au plus s'il avait l'air de
me connaître,
M. Dufoy. — Il est pourtant, M. de Grrmdbols, fort honnête avec tout
le monde.
Mademoiselle Guimard. — Avec ceux surtout qui peuvent lui être uti-
les. A'Jiait-on jamais vu, autrefois, dans la famil'e des messieurs de
Granduuis, se conduire comme on le fait aujourd'hui? Mme de Grand-
bois, sa mère, se serait-elle j;miais compromise au point trallcr à travers
,., champs chez les vignerons , quêter des vnix pour son noble époux? 11
î,< leur sied bien , après des vilenirs sea'blables , d'aller se carrer dans leur
é'iuipsge ! Je sais bien qu'à leur place je n'oserais me mo. tier nulle part.
Fi, l'horreur! c'est dégoûtant !
M. Dufoy. -Es'-ce bien vrai?
Mademoiselle Guimard. — Il n'y a pas à dire, je l'ai vue, vous dis-je ,
de mes propres yeux, et je l'ai suivie dans toutes ses promenales; aussi
puis-je en parler savamment.
M. Dufoy. — Je n'aurais jamais cru cela.
Mademoiselle Guimard.— Mais c'est elle qui a poussé M. de Grandbois
à faire loutce qu'il a fjii. Vous-même, que ces genslà semblent combler
d'égards aujourd'hui, demain ils ne vous connaiiront plus ; vous, monsieur
D iifoy, qui avez été le grand meneur dans tous ces beaux triputages.
M. Dufoy. —Je n'ai pas de regrets , je l'ai fait dans une bonne inien-
t'on, ma conscience ne me reproche rien.
Mademoiselle Guimard. —Vous avez voulu en faire une fois encore a
votre tète, comme toujours. Votre épouse, je le sais, n'a jamais approuvé
vot c façon d'agir à cet égard.
M. Dufoy. —C'es'.-à-dire que je suis toujours à me demander pourquoi
Mme Uufoy, qui est excellente, a toujours eu de l'éloigneinent pour ces
personnes-lè.
Mademoiselle Guimard.— Par la raison toute simple que nous autres
femmes , soit dit en passant , avons parfois de bonnes idées , mes chers
messifurs.
M. Dufoy. — Mais ne disiez-vous pas, il n'y a qu'un instant encore, que
c'était Mme de Grandbois qui avait poussé son mari à faire ce qu'il a
fait?
Mademoiselle Guimard. — Je vous répondrai a cela qud n y a point de
rès-'lc sans exceptions; totiti s ne lui ressemblent pas. Dieu merci !
M. Dufov. —Mais quel bruit? Dieu me pardonne on dirait tfa'e émeute.
Ma/<emoiselle Guimard. — Cela ne m'étonnerait pas , tout est en con-
vulsion ; et vous ne voulez pas me croire encore quand je vous dis que
nous sommes à deux doigts de notre perte,
M, Dufoy. — C'est tout bonnement le père Boulemps et le maréch
qui sortent du cabaret,
SCÈNE V.
LES MEMES, LE PERE BOSITEMPS, LE tUARËGUAL.
Le père Bootemps. — Ah ! fichtre oui, qu'si j'avions n'a r'commençais
c'que j'avons fé, j'y r'garderions n'a deux fois, pas si bête.
Le maréchal. — Mé itou qu' j'aimerious bé mieux n'jamé m'app'Iais
Tubœuf ed'mou nom,
M. Dufoy. — Mais qu'avez-vous donc, père Bontemps? ,
Le père Bontemps. — T'nais , m'sicu Dufoy, jen'vous voyons tant seu-
lement point tant qu' j'équiont cd' mauvaise himeur, J'désiruos trouver .
queuqu'un pour leur battre. '
Mademoiselle Guimard. — Monsieur Du oy, je suis votre servante. \
Le père Bontemps. — De tout mon cœur, mademoiselle.
SCÈNE VI. ';
LE PÈRE BONTEJIPS, M. DUFOY, LE MARÉCHAL, '.
M. Dufoy. — Voyons, père Bontemps, de quoi s'agit-il; il se passe quel-
que chose qui n'est pas naturel ?
Le père Bontemps. — J'avons que j'ons n'étais n'enfonçais par veut'
Faucheux, que j'sommcs ben r'vcnu d'sus son compte, marchais.
Le maréchal. — C'équiont ncio n'homme , qui vous prouieitions tout
pour avoir des voix, et cune !ois qui les ont évues, y s'fichont n'autaut d'
vous comme de rien du tout. ■ '
Le jièrc Bontemps. — La maîme chose. '^I '
M. Dufoy. — Cela m'étonne, père Bontemps, ce que vous meUftes là,
surtout d'après notre conversation de tantôt.
Le père Bontemps. — Y n'm'avions point fé n'a c'raatin c'qui m'avons
a n'a c'te remontée. , ' ,
M. Dufoy. — C'est donc bieïi fort, t?e'qu'il vous a fait ?
Le père Bontemps. — Mé qui croyions si ben à tous ses biaux compli-
mens ; faire des choses parriKcs !
Le maréchal. — Y m'en aviont fé d'bclles promesses, marchais ; dais
mille et dais cents, qu'il alliont m'faire avoir la croix d honneur comme
quoi qu'j'a\ions servi au 9°dragous, qu'j'allions ferrer, sauf vout'respait,
toutes les bêles du pays, enfin sij'vous disions tout c'f^ui n'm'aviont point
dit, vous vouriais point l'rroire.
M. Dufoy. — Pardon, il commence à se faire tard, vous ne paraissez
point disposé à me meure au courant de sitôt, je vous souhaite bien le
bonjour.
Le père Bontemps (le retenant). —Vous n'a point d'besoin d'vous z'en
allais d'si d'heure, j'allons fai' e venir quetii'chose ilà.
M. Dufoy. — Bien obligé, je ne prends jamais rien entre mes repas.
Le père Bontemps. — Comme vous vourais. Dites donc, m'sieu Dufoy?
M. Dufoy. — Eh bien ?
Le père Bontemps. — Etes-voUs t'y nein brave homme ?
M. Dufoy. — Mais je crois que oui.
Le père Bontemps. — J'sommes brave itou. Jsommes France,
Le maréchal. —Je l'sommes tous Francés, j'sommes trois Francés, pas
vrai, M. Dafoy ?
M. Dufoy. — Où en voidez-vous venir ?
Le maréchal. — Dit'z'y vite vout' conte à c't' homme.
Le père Bo'itemps. — D'abord c'équiont d'z'horreurs, j'vous en per-
venons, qui rn'avont fait.
Le maréchal. — Sans comptais qui z'en avont n'accrochais à la pre-
miare révolution qui l'avons point tant méritais, marchais.
M. Dufoy. — Quand vous voudrez, père Bontemps, je suis à vos
ordres.
Le mai échal, — Faut-il qui seyoni brigands, d's'adressais à un homme
d'âge.
M. Dufoy. — Si vous parlez toujours, maréchal, il me sera impos-
sible,-., ...
Le maréchal. —Vous n'avais qu'a vni cheux nous, père Bontemps,
qui l'y ilisipni core, cl siiurno s qu'il équiont, quand vous aurais à avoir
ed' besoi 1 d'qucui'chose, r'gardais noul'maison ne pus ne moins qu'si cè-
quiont n'a vous. J't'eu Cchyns !
Le pèie Bontemps. — Qui l'aviont dit tout d'môme ; j'ons qu'à y alLiis
dans Icux maisons, j's'rons ben traitais, à preuve c'est que j'y ons n'étais,
marchais.
M. Dufoy. — Et que lui demandicz-vous?
Le père Bontemps. — J'ii d'mandions lien.
M. Dufov. — Comment alors a t-il pu vous refuser ?
Le maréchal. — Moins que rien, point vrai, père Bontemps?
Le père Bontemps. — Eune bêtise.
Le maréchal. -Est-ce qui n'avionl point dressais cont' nous ein procès-
verbal, si.n garde, el'lenr'demain qu'il aviontn'étais nommais députais ?
Le père Boutcnip.s. — Ca, je l'on vu.
Le maréchal. — Tout (;a pasce que noui' peut il aviont n'étais tirais
LE MAGASIN LITTERAIRE.
S!
queuqucs coup? d'fusil sus ses volailles... un afant ed' dix huit ans' J'en
ODS évu pour dix-sept francs, aveucq c'vicux cliaiiiriuxlà.
Le père Boulemps. — C'qui ln'a^ions ié il ('■quioiit pus fort qu'tnut ça.
Le maréchal. — C'équiont pas pus fort que de s'fàclier quand j'mons
mis tous ed'clicux nous, el'jour ed'Pâqucs dans leux banc, qui z'out évu
la chose d'nousz'en faire sortir.
M. Dufoy. — En conscience, maréchal, vous avez bien le moyen de
louer un hanc. ' '
Le marccbal. — Mais pisqui n'y v'n'ont jamais dans le'-ix vieux banc,
qui y avions dix huit mois que j'y allions.
M. Dufoy. — Et ne me disiez-vous pas, père Bontemps, que ce qui
vous a Hè fait était plus affreux encore ?
Le père Uonteiups. — Ci rf'(]niont tant n'affreux, que si j'avions évu
dix aiii éos cd'moiiis, j'y brésilliuns toute sa satanée maison, quoi !
"''M. Diiîoy. — Vous auriez eu lort.
' Le pi-re lîontPmps. — Vous r.'pourrais jamô savoir c'que j'ons souffart.
M. Dufoy. — Il est même probalile (jue je ne le saurai jamais.
Le marédul. — Dist'-zy donc pourquoi, vous pouvais ben li dire à
c't'honuii". 'j
j\l. Dufoy. — Tout comme vous voudrez.
Le péri' iionlemps. — Pisqu'vous voulais, j'allons vous l'direi
M. Diifuy. — Je suis tout oreilles.
Le pf-re ISoniemps. — Vous saurais, m'sieu Dufoy, qu'chcux nous j'ons
janié rien l'fusais n'a parsoune.
M. Dufo '. —Ce&t une justice à vous rendre; aussi vous la rend-on
coniplOteiiieiit.
Le maréchal. — J'ons t'y point ed'besoin les uns d'eunc chose, l'z'aut'
d'euue aui', dans la vie de c'monde?
■^■. M. Dufoy. — Continuez, père lîontemps.
Le pire Buntemp. — J'ons janié rien r'fusais n'a parsonne.
M. Dufoy. — Niius savons cela.
Le père lloiuenips. — Eh ben ! j'ons étais li d'niandais tantôt cune
échelle à c'brigantl d'Fauchflux-là, leux s»le cocher y ni'l'avons r'fusais.
Le maréchal^ — C'équiont t'J! euuaUrgiut, eune abomination à faire à
eun hiimnie ?
M. Dufoy. ^ Peut-être ft},^ Faucheux n'en a,-t-il rien su?
Le père Bontetiips. -r.,fifle, j'Ie connaissais ben n'a c"i'hem-e, mar-
chais.
^i, Le maréchal. — Ein homme si riche, m'faire donnais dix-sept francs
3. pour dais bigres ed'pigeons de litn, eiu uiuuvuis gars qujoii's fé nommais
flépuliiis.
',. Le père Bontemps. — Quivcgniont des dix fgis cheux nous dans neuiie
journée.
Le maréchal. — Qui nous empèchont de nou;$ me!,te dans leux banc,
marchais. , . , , ,,,
Le père Bontemps'. — Eune méchante échelle qui m'avont r'fusais.
Le maiéchal. — Et mes dix-sept franco, quej'yous donnais.
M. Duloy. — C'est une indignité.,,
Le maréchal. — Si y a jamais queui'chose ed'sangeais... marchais.
Le père Bontemps. — J'voterons pour m'sieu ed'Grandbois, marchais.
Le nuiréchal. — Aie itou, c'éiiont n'assurais.
Le |)ère Bontemps. — C'équiont point l'embarras, c'équiont un Car
itou, in'sicu ed'Grandbois.
Le nuuéclial. — Après tout, faut-y point qui seyont Car, ein seigneur,
c'équMjni'y point son éiat de l'être ? Il équiont ben fiar, c'Faucheux-là,
pourquoi ([u'iaui' il ne l'seriont point, pis qu'c'equiont nein noble.
Le pore Bontemps. — Tnais, tant pis, m'sieu Dufoy, faut qu'vous nous
r'mt'tiinis n'aveucqli.
Le maréchal, — Vouss'rais nein brave homme.
M. Dufoy. — Ce serait avec un grand plaisir, messieurs; mais Je re-
. tourne ce soir à ÇaJ;is.i,l^lvlc^:bOll^jour.
LE PÈRE liOXTEMl'S, LE MARÉCn.lL.
t'hais, voulaïs-voùs "(Ju'é^'i'vbus dist',' 'liêrifr'jpoA.
Le maréchal,
l.'tnps ■;'
Le lère Bnn'emps. — Quoi qu'tii vcnx ? "" '•
Le maiéchal. — C'vieux Dufoy -là, c'équiont point core grand'chose
c!rbo;i. ,. '1 1!
Le pèib Bontemps. — Ein câlin, j'Ie connaissons ben',' î'ons étais n'a
l'école as omble. '
Le iiwiéçhal. — Vousà-t'-y jamé mage fcKéiik ctix ?
LcpCi e Bontcmp!!. — Jamé. / ''^ '" ' ^''' '
Le niari'clnil. — Lin liar itou. 'f'-BlfoC
Le pèi e Iionlemps. — T'en viens-tu à quand nié ?
Le marérliiil. — Où qu'vous allais?
Le prre Iionlemps, — Au taharet.
Le mui écl'ul. — Allais, marchais.
IIOKY !>10\NIRR.
". 't''Oi '.■
Portrait de M. Thiers. (1)
Depuis que los restes de Napoléon nous soat rendus, la France éprouve le be-
soin (le sa\oir i quoi s'en tenir sur quelqu'un qui n'est pas de la famille, mais
qu'on prétend l'héritier du héros, non pas l'héritier du saug dont une portion est
à Ham et l'autre en exil , mais le véritable héritier par le génie , tt le sacre d'un
nouvel êiilliuusiasnie.
Essayons de combler cette lacune des chroniques parisiennes, de satisfaire la
curiosité pul)licjuc , sur llionime d'esprit que la sottise des amilics ou des haines
pose en troisième prétendant ; parlons à fond de il. Thiers, cette espèce de duc
de Norniundie de la race impériale. Aussi bien nous comptons painii wux qui eu-
rent la prescience de M. Thiers avant sa fortune, le courage de le défendre contre
la calomnie, le désintéressement de le fuir quand le pouvoir lui est tombé dans
les mains.
Il nous va donc de dii-e le vrai sur ce personnage singulier devenu inexplicable
à force d'être explitiué par l'adulalion ou par l'envie.
Deux travaux historiques ont été faits sur M. Tbiers : biographies nées de ses
contemporaius , de ses confrères en journalisme : l'une, attribuée à .M. Loë»c-
Wciniars , parut dans la lieiue des Deux Mondes ; l'autre, éerite par M. 1 orluué
Boilay du Conslilalionnel, dans le Victioiinuire de la conversation; la pre-
mière hostile, qui fut récompensée comme un doge; la seconde bienveillante ,
qui a été négligée comme une satire j chacune enfin tiaiuie comme l'autre méri-
tait de l'être.
11 ne faut pas compter, pour les spirituels biographes, la croix d'honneur,
qu'ils méritairnl à bien d'autres titres, et que M. Thiers ne refuse à personne
quand il est ministre.
Ceu\ qui ont étudié l'histoire avec un peu plus de patience que M. Thiers n'en
met à l'écrire , le comiaiïsaieut bien avant que d'avoir fait sa connaissance ; il > a
long-tcuips qu'ils ont lu sou portrait dans les lignes suivantes de baiulStuion ,
sur un petit nionsi<ur fort mêlé aux affaires de lu régence, i la polili(|ue anglaise
du cardinal Dubois, et qui, sans avoir travaillé en maitre, nous est représente
par le grar.d écrivain comme ayant fourre dans tout, à cette éi>oque, sa main agile
et audacieuse :
Il Uémoud, dont il a été parlé ailleurs, fut introducteur des ambassadeurs ;com-
1) nie il (le\i;it uue espèce de petit personnage, et quoique subalterne fori daugc-
II reux, il est à propos de le faire encore mieux connaître. Hélait fils delténiond,
i> fermier général, cuniiu sous le nom de Uéinond le Diable. Ce lils était uu petit
n homme qui n'était pas achevé de faire, et comme un biscuit manqué, avec de
t> vilains traits et une voix enrouée comme un homme réveillé eu pleine nuit cm
» sursaut. 11 avait beaucoup d'esprit; il avait aussi de la leciurc et des lettres, et
I) encore plus d'elTroiiterie, d'opinion de soi et de mépris des autres. Il se piquait
» de tout savoir, prose, poésie, philosophie, histoire, même galuulerie, ce qui lui
» procura force ridicules aventures et brocards. Il fut le savant des uns, le coiifi-
» dent et le commode des aulics, et de plus d'une façon, et ne se cachant pas de
» la délesloble fonction de rapporteur quand on voulut et que cela lui parut
» utile. 11 s'attacha à plusieurs, et surtout à l'abbé Dubois, dont il allait disant
1) pis que pendre pour f.iire parler les gens et le lui aller redire ; ciiDn ii Slairs ,
0 dont il de\int le panégjrisle et l'homme à tout faire. Sa souplesse, l'ornement
» de son esprit, son aisance ù parler el à frapper, sa facilité â adopter legodt de
» chacun , ime sorte d'agrément qu'on trouvait dans sa singularilé le mirent quel-
» que temps fort i la mode. 11 a Ifni par épouser une fille du joaillier Kondé, en
» quoi il n'y eut ni disparité ni mésalliance, et par donner souvent des soupers
a il bonne el honorable compagnie . » f
Ce portrait n'esl-il pas presque ressembl.nnt ? Mais il a besoin d'être rajeuni par
quelques touches, bien que ce fut une manière piquante d'expli<iuer M. Tliias
par le llénioiid , en le commeulant à la manière de Leduchal ; ce ne sérail i\s- '
limer ni lui ni nous ce que nous valons : mieux vaut s'en tenir à la sobriété de
,cts aperi.us iuUmes, qui seuls apprciiiienl quelque chose de vif sur les gens!
l^état.de récliiiùe permanente dans les gazelles.
Le provincial , l'enfant du peuple, lancés vers la vie pariîiemie, si peu qviils
soient, de si bas qu'ils parlent, sont soutenus par une palcrnile quelconque :
M. Thiers, au contraire, tuteur de ^a famille, nous est arrivé comme uu |H.lit
biiuvagc qui attend tout de la société , à laquelle il ne doit ri-n , et rien des .~i<.ii
qu'il ne connail pas.
Après avoir reçu i Aix une éducaliou presque gratuite , y avoir fait son drxiil
avec les livres cl dans le domicile que lui prêtait M. Arnaud, père de Muic de
UeUiaud , M. Tliirr-, éipiipé d'un petit prix remporté à la pctilc académie do son
endroit , vint ballrc le pavé de l'aris.
Car le pavé do l^sris . si dur fi ses habilaiis, est moelleux comme un tapis pour
Unis Us proviiuiaux , les étrangers, les Genevois, les juifs polonais qiii\rul<il
faire fflrluiici. Iri , le lils d'un Itontiqnier lionnèle n'a guère d'aulrc chance qui il<
devenir consci-it ou nclciir de hi haiiliuuc.
Les aumônes vont irouierdes savovards valides, cl un vieillard (urisicu peu
mourir de faim sur \c Irolloii-s de la grande cité.
Iiilrnduit au ('oiM(i'rHfi'o/in^( pend.uU que son ami Migiict entrait au ToMr-
rier Français, M. Tliieis. avocat el cliiul de Al.mnel, débuta p.ir di-s ariiclrs -er
le salon , traitant d'nrl el de pointure, n'vél.ml déjù relie nior.oniauk' de >..\, ir
tout , de juscr tout el par prèdilerlion les choses qu'il ignore, surtout celle» qu'il
veut apprendre.
(1) Extrait des A'ouMlféJ o la main iliiru-oD de juin
fbicD, 10.
En \iuie , ivc ALa-
LE MAGASIN LlTTERAmE.
Dès qu'il écrivit sur la poliliquc, ce fui pour combattre la réélection de Manuel
expulsé de la chambre; pour préluder à cette ingratitude qu'il a fini par ériger
en système , afin dVn corriger l'odieus.
Il est vrai qu'il venait de charger de protecteur, cl que ce nouveau protec-
teur était JI. LalTittc, patron généreux, spirituel et élégant des vieux braves de
l'empire cl des jeunes conscrits du libéraUsnic.
Après avoir à peine espéré d'être reçu à un bout de table dans cette maison
d'asile, M. Thiers y entra le chapeau sur la léto, et ce fut plaisir que de le voir
s'essayer tout de suite à la familiarité, dormir déjà et apprendre ce sommeil de
salon par lequel il est devenu célèbre. Exploitant la veine d'utilité de chacun, il
demandait à tous des renseigneniens pour son ITistoire de la Révolution; car
c'est là sa manière de procéder, par des conversations forcées et la mémoire
des autres, à tous ses travaux : frère quêteur bien plus que bénédictin de
l'histoire.
Parce qu'il fréquentait un financier, il crut l'être de\enu. Pendant sa notice
sur Law, il ne voulut voir que des financiers , depuis M. le baron Louis jusqu'à
M. Ouvrard alors à Saiule-Pélagie.
L'Histoire de la révolution française avait clé d'abord conçue par Félix Eodiii
qui avait pris M. Tbiers comme adjoint, et, ce qui était possible dans ce temps-là,
comme secrétaire : au bout de trois mois de collaboration et d'un \olume,
M. Thiers était propriétaire de cette histoire, et comme M. Tartufe, il mettait,
mais plus décemment, Orgon Bodiu, à la porte de son livre.
! \ Vif, sans façon , hardi comme un myope, M. Thiers espéra tout de sa nouvelle
\i position, espéra raéuie des succès d'élégance et de galanterie. C'est à cette épo-
» que qu'où lui connut un cheval pie et quelques liaisons idem : qu'on le vit le
malin l'habit boutonné, la badine à la main , parader sur le perron de Torioni ,
comme un brave de la Loire cherchant des gardes-du-corps, el le soir au Gym-
nase, faire, auprès de la X'euve à viny ans d'un colonel , le mauvais sujet à la
"'Jonière de Gontier.
Après avoir ainsi tourmenté la renommée par des prétentions, il voulut la
^5er par des titres , el aussitôt parut Vllistoire de la Révolution française.
Arrive 1S30 : des caprices du financier, des fredaines de l'homme du monde ,
des passions du journaliste , des études de l'iiistoricn, BI. Thiers passe 5 l'ac-
tion. Attende?.. Nous allions oublier le fait caractéristique de la fondation du
Kalional, qui était une ingratitude contre son père adoplif le Constitutionnel.
Tel est M. Thiers : cntrebàilleur de toutes les portes, cl il les ferme vile à tout
le monde ; et une fois installé au National, il ne voulut rien laisser faire cl tout
faire, pour noyer dans son abondance laxative le talant de Carrel dont il jalou-
sait déjà la supériorité. Carrel avait des convictions, du caractère el du cœur.
Au lieu de se laisser exporter dans une préfecture, il garda le National que
M. Thiers quittait au plus vile, pour courir, après la victoire, au partage d'un
pouvoir naissant, en curieux plus encore qu'en affamé, il faut le dire. M, Thiers
était avide de tout prendre pour tout apprendre , impatient de fureter les se-
crets de toutes les archives, de jouer avec tous les ressorts de la machine aduii-
nisl.iative, au risque de les casser, comme font les enfaii's ; entrant partout , s'of-
frant à tous, à Lafayette, au duc d'Orléans, à !\!. Gnizot, se réclamanl de M. Laf-
fittc, du baron Louis , obtenant enfin son entrée au conseil d'étal et au ministère
des finances.
C'est alors qu'on fit à 51. Thiers un chagrin qu'il ne méritait pas. On suspecta
la pureté (ii ses actes, et rien n'est plus injuste, ni plus odieux ; M. Thiers est un
honnête homme; il est trop artiste, trop peu soucieux de l'avenir, trop étourdi
même pour descendre dans les ténèbres dune (joncussion.
?.I. LalTitte livra tout le ministère des finances à cette vivacité d'écureuil ; cl
une fois à l'œuvre , le prétendu représentant de la révolution , qui , dans ses dix
volumes , n'avait pas trouvé un mol de sympathie pour le peuple, faillit, par son
coup d'essai de l'impôt de quotité , ruiner le gouvernement dans les affections
populaires.
Eu même temps, la propagande avait ^h Thiers pour admii-alcur provisoire,
pendant le sac de l'Archevêché, quand heureusement pour lui Casimir Périer vint
inaugurer le système contraire de la paix et de la résistance.
^1. Thiers cessa alors de voir M. Laflilte, et bientôt de le saluer.
Député nouveau , il se dévoua à la besogne de faire la guerre ii la gauche et
d'empêcher la France de la faire à l'éliangcr ; rapporteur du budget , il se donna
toutes les fantaisies monarchiques , défendit l'hérédité de Ui pairie , les pensions
des Vendéens, la nécessité des gros chiffres pour les traitemens ou la liste civile;
toutes choses dont il a trouvé plus retard la satire très ingénieuse dans les lettres
de M. Cormcnin. Soldat de pamphlet en même temps que de tribune, il continua
la session dans son écrit de I'Jl Monarchie de 1830 , contre la double opposition
naissante des radicaux et des légitimistes: persiUlant avec le dernier mépris M. 13ar-
rol JL Berrver et les monstrueuses coalitions, dont ces messieurs lui ont cédé
us tard le drapeau.
H est rainisue enfin : quelle joie pour l'ambitieux et le curieux, car l'un ne se
sépare pas de l'autre : l'ambitieux tient un portefeuille, le curieux trouv e dans ses
atU-ibutions la police et le télégraphe : enthousiaste alors de Fouché , il se mettait
au fait de toutes ses traditions et voulait absolument faire un grand coup. La du-
cli esse de Berri fut arrêtée.
Inspiré par JI. de Tailleyrand, cautionné par les doctrinaires, il Cl pourtant de
piètres débuts à la chambre : on riait à l'entendre, et M. Lallille recevait des re-
proches pour avoir inventé cet homme d'état nazillord, décousu, doué seulement
de la faculté de gasconner longuement, de relâcher une discussion par des répéli-
ti ons languissaiit"s el des cancans de portière.
Ses eoùls de police une fois contentés , M, Thiers voulut exercer sur auUe
chose sa curiosité , cl le ministère du commerce avec les monumens publics , la
loi des cent millions, les études de chemins de fer el de canaux , lui fournil de
nouveaux alimens. Petit à petit l'importance lui vint , son audace le poussa par-
tout : sa courtisanesque passion pour la bêtisse fil préférer eu haut lieu la ba-
billarde légèreté de ce petit barbier, à la sévérité incommode do M. de Broglio et
de M. Guizot.
r>evenu à l'intérieur, M. Thiers, un peu fatigué, se prit de vapeurs et de nos-
talgies ; il lui fallut des gazelles.
Et des gazelles furent lâchées dans son jardin.
Il les adorait et courait après poui' les embrasser. Et autour de lui tous ses favo-
ris s'appelaient les gazelles du ministre.
On se disait : o Un tel est passé gazelle depuis hier soir. — Etos-vous encore
gazelle ? Moi , je n'ai été gazelle que vingt-quatre heures, a
M. Gavé, M. Guizard, SI. Rivet, ÎVI. Dittmer, M. Lavocal des Gobelins, dix au-
tres encore furent gazelles.
Un beau jour, M. Tbiers s'amusa à détruire le 11 octobre, cl comme il vit
une fuis 'quelques députés des centres, les Jacqueminot , les Fulchiron , réunis
dans une incroyable dépulalion, le venir supplier de reprendre le pouvoir, il se
donna la suprême fantaisie d'être président du conseil et ministre des affaires
étrangères.
Piéoapululons : les idées de révolution et de propagande, puis l'adoration du
pouvoir, la béatification du juste-milieu, le système de paix universelle et à tout
prix, l'oubli de la Pologne, le déchaînement contre les tendances démociatiqucs ,
toutes les idées, tous les systèmes ont été autant de passades pour M. Thiers;
et, couronne étrange de celle rosière populaire , le code de septembre a été dans
cette première période sou seul amour, sa grande passion.
La rédaclion de ces loisne revenait pas ù M. Thiers, mais à M. Persil.
Eh bien ! c'est au ministère de l'intérieur qu'un enfant de la presse disait à
ses collègues : «Donnez-moi tout cela. J'ai appris dans l'opposition ce qu'on
peut faire|avec des journaux ; je vais vous les tuer d'un coup. » C'est par M Thiers
que furent forgées ces armes qui tueraient en effet la liberté de la presse si l'on
osait les appliquer avec le même génie infernal qui les inspira à un journaliste
parvenu.
Au 22 février, triomphe de sa personnalité, M. Thiers ne fut à personne ; c'est
ce qu'on peut appeler un temps d'arrêt, une jachère dans ses galanteries ; mais
il faisait déjà les yeux doux à l'opposition en adoptant deux de ses favoris, MM. Fé-
lix Kéal et Dufaure, introduits au conseil d'état.
Ces agaceries furent suiv les de sa chute sur la question d'Espagne, et alors il se
trouva naturellement donné par la disgrâce à ses anciens adversaires.
Phryné de tous les partis, blasphémant contre d'anciens amours, M. Thiers ne
mit plus de pudeur dans ses infidélités, se prit à appeler les lois de septcmbie une
infamie, la paix une honte, l'ancienne majorité une quantité sans qualité, le centre
Lamartine une académie de rêveurs, le centre Passy une coterie de vieillards , de
transfuges, et l'épée du maréchal Soult un glaive de bois.
Nous avons vu M. Thiers prendre dans des conversations de journal ou de salon
les élémens deses premiers livres ; mais au i" mars, il voulut organiser lui-même
des flottes et des armées dans l'intérêt de son Histoire de Napoléon. A bout de trois
nîois, M. Thiers avait tout brouillé au dedans et au dehors, pour s'instruire. Son
éducation était complète, sauf celle des batailles , qui eût été trop chère ; il l'a
reconnu par la note du 8 octobre et s'en est allé gaîment après s'être répété, sans
doute, ce que M. Cousin dit naïvement dans un des derniers conseils du V' mars:
Il 11 est temps que l'on nous renvoie à nos livres, car nous pourrions bien fermer
celui de la monarchie, i)
On a beaucoup parlé de la camarilla de M. Thiers; mentiounons-la sans al-
lusion aux prétendues influences d'un autre sexe , que le sérieux de cet article
se plail à éloigner, et que la main d'une femme de grand talent a pu senle tou-
cher, en une charmante comédie dont le succès a été étouffé dans un salon , par
les gardes municipaux littéraires que SI. Thiers avait apostés à toutes les issues
de la pensée.
Quelle est donc cette camarilla?
Elle se composa de M. Mignet, deM. M(;l!.et;M. Madier-Montjaun'en cslplus.
M. Mignct représente les idées du gouveniement, la confidence des nouvelles,
la fourniture des documens oIBeiels, les intrigues auprès des académies , les re-
lations avec les anciens amis oubliés; il accompagne monsieur dans les salons ;
c'est un mcnin littéraire.
M. Madier-Montjau avait, dans ses attributions, les relations intimes avec 1rs
deux familles, surtout avec la première. Il aimait M. Thiers comme un fils,
comme un compatriote ; faisait des courses utiles, recevait des paroles d'honneur,
en plaçait le plus possible, et entreprenait généralement tout ce qui pouvait l'é-
loigner de la cour de cassation.
C'est M. Madier qui s'en allait disant aux conservateurs acharnés contre
M. Thiers: « Le petit, si vous le contrariez, perdra ce pays-ci pour vous
punir. » iniv 1
M. Mollet, représente l'élection d'Aix, les relations provençales. [C'est le dé-
partement des Bouchcs-du-rdiône à Paris et à la chambre.
Depuis le 1" mars, W. Thiers a laissé multiplier chez lui l'espèce des rats
politiques.
Le défaut dominant de M. Thiers, c'est le mépris des autres; sa plus grand
qualité, la confiance en lui-même.
Impatient cl distrait, bon diable et mauvaise langue, sans amitié mais sans
haine, sans souci des opinions, y compris la sienne, dipicniale relots et musard,
'■fP;
LE MAGASIN LITTl!:ilAram
causeur exccllonl dans le monologue, il semble toujours chercher une trappe ou
attendre im ballon pour s'échapper. 11 trépigne, il s'assied, ferme ses yeux der-
rière ses lunettes, va dans tous les sens, se donnant l'inconvenante façon de mar-
cher en avant le premier ; parlant, sans tourner la ItHe, aux gens dont il se fait
suivre ; n'écoulant jamais, sans niaiser à une besogne quelconque, comme cou-
per les pages d'uii livre, déranger des papiers ou sonner des gens dont il n'a pas
■f besoin.
Cet homme, qu'on croit toujours occupé de grandes choses ou de graves rn-
treticns, se coniplalt a deviser de riens sur les uns et sur les autres; combien
gagne celui-ci i' que mange celui-là ? Friand de tous les caquets du monde ou des
lettres ; là une oreille pour toutes les alcôves de la galanterie, et un doigt dans
toutes les cuisines de la politique; mais bavard comme tous les curieux, il croit
tout et ne garde rien.
Quand il se livre à l'éloquence, il faut que tout concoure à son succès de tri-
bune. 11 n'y a pas moyen de lui parler d'autre chose, cl le premier venu, un sol-
liciteur, un chef de service, sont forcés de parler avec lui du sujet dont il est
plein, de lui trouver des objections, et de le combattre.
«Je fais, dit-il, comme les chirurgiens, qui s'essaient d'abord pour rien, dans les
hôpitaux, à des opérations que leurs cliens admirent et paient très cher plus
tard. Je fais paj 1er tout le monde, je recueille souvent des réponses ingénieuses,
je rencontre des diUicultés inattendues; je parle, on me réplique, cela dans une
matinée, et à une heure mon discours est fait. Je plastroinie comme un homme
qui fait des armes avec un ami avant d'aller se battre avec un adversaire. »
C'est que M. Tliiers manque d'instruction, ce qui peut sembler extraordinaire,
et qu'il n'apprend et ne préparc rien qu'au moment même : procédé suflisant
pour discourir dans nos assemblées.
On n'est pas gêné par le bagage des souvenirs ou de l'érudition. Le vaisseau
va d'autant plus vite qu'il a une plus petite charge.
Quand le hasard ou la distraction l'amènent sur une matière neuve pour lui ,
il s'en éprend comme de la conquête d'un nouveau monde; son admiration le
déborde. Ses intimes se souviennent de celle qu'il fit éclater pour Denis d'Uali-
carnasse et Diogène Laërce qui venaient de lui tomber sous la main.
Christophe Colomb pcrpéluel, il est toujours dans la lièvre des découvertes.
Écrivulu ou orateur politique, il est encore et toujours le journaliste; allant au
plus pressé, à l'elTLl du moment, faisant de la colon/ie à la tribune, c'esl-à-dire
prolixe, commun, bonne femme, abusant de ce préjugé général et parlementaire,
qui prend le trivial pour le bon sens, et la négligence pour la clarté.
Ua de nos amis a défini ainsi M. Thiers :
« C'est Jl. de la Palisse très spirituel, avec le courage de ses opinions. »
Enfant gàlé de l'école de Voltaire et du dix-huitième siècle, qui avaient dessé-
ché le langage pour le rendre plus clair, mais qui avaient gardé le feu de la phi-
losophie et l'élévation des idées, M. Thiers ne tend qu'à se placer dans le milieu
de tous les lecteurs et de tous les auditeurs.
Il applique à l'éloquence et à l'histoire le procédé de Scribe, d'Horace Vernet
et d'Auber, qu'on appelle la facilité et qui <;9nsisle à ne donner au public que la
dose d'esprit qu'il supporte. . .; i,
Il faut en prendre son parti, il y a de tout dans M. Thiers, excepté du Napo-
léon. On se demande s'il lui reste l'étoffe d'un Richelieu, d'un Mazarin, d'un
Dubois, d'un Talleyrand, et de tous les partis tour à tour suivis et quittés, lequel
reprendra le premier cette ancienne maîtresse sur le retour.
Après toutes ces promiscuités, que le temps ne couvre pas décemment ; après
ces dérégleniens politiques, nous sommes heureux, pour M. Thiers, pour sa
gloire, qu'il se soit réfugié dans l'étude, comme une fille repentie se retirait aux
Carmélites. 11 a bien lait de revenir à ces lettres qu'il a tant méprisées, aux jour-
nalistes dont il aura tant besoin pour annoncer son livre, après les avoir tant hon-
nis. Il se retrempera et fera peut-être une bonne fin.
11 est au couvent de l'histoire, il en peut sortir meilleur et plus fort.
Nous craignons pourtant que son livre, qui ne devrait êtie qu'une noble con-
solation, ne se rapetisse jusqu'aux proportions d'une vengeance ; nous craignons
que l'auteur ne s'imagine plutôt qu'il est dans l'exil que dans la retraite, et qu'il
n'entreprenne une apologie outrée de l'empire arrangée en longue et satirique
antithèse du gouvernement de juillet.
Quant à le donner comme un prospectus de dictature pcrsonuelle, on nous
trouvera toujours incrédules à de si tristes illusions.
11 est impossible que l'histoire ne rende pas calmes et sérieux ceux qui y tou-
chent, et Bl. Tliieis sait comme un autre qu'on ne devient pas César parce qu'on
écrit un supplément à ses Commentuirus.
La napoléomaiiie est un tic de ce temps-ci, une distraction domcslique que
IM. ThU'is partage avec un grand nombre d'autres gardes nationaux dans la vie
iutéricuic, et que la malignité a rorlainomcnt exagérée depuis les forlificalions,
par le souvenir de ses promenades à grands petits pas, la main derrière le dos ou
dans le gilet.
Allons, quand M. Thiers aura fini son ouvrage, il s'apercevra, en ([uelque état
(|ue soit notre pairie, qu'il a l'âge de Carras et passé celui do Donaparle ; qu'il
peut bien se fourrer dans l'histoire de Napoléon, mais que jamais Napoléon ne
"citt mis dans la tienne
milBt 18îli - »OJlt i;
^rois jours du règne de Iiéon 1^.
Le soleil descendait rapidement. Après aToir illuminé Rome sous mille
aspects divers et entouré d'une auréole de feu comme une tête de sa nt
la boule d'or du Panthéon, ses rayons couraient sur la campagne et per-
çaient les massifs des villas qui bordent le Tibre.
Tout est jaune à cette heure du soir dans Rome, le ciel, le fleuve,
les grandes places, les rues désertes, les fontaines, les obélisques, les
slauies, la face vive et ridée des babitans. Tout est or et ta'raa. C'est
un (Cfet delà nature sulfureuse du sol dans le,« climat» méridio aux. Ce
glacis dissipé, le violet tranchant du ciel se moulre, le brouillard tombe
f-ur les marais; il s'évanouit en fumée. A cet adieu du jour succède une
fraîcheur viviliante.
La imil aniwiit, nuit de Rome, molle et paresseuse : pas d'étoiles en-
core. Des signes plus décisifs que ceu\ du ciel l'annonçaient. Des bou-
viers à la culotte toullue de rubans, des paysannes cuivrées, portatif sous
un bras leur enfant enformi, sous l'autre des gerbes de foin, passaient
sous les portes de la ville. Les derniers de la troupe priaient ou chan-
taient ; les plus avancés renvoyaient aux plus éloignés, comme un aver-
tissement de la nuit qui allait les surprendre, les accensmélancobqucmcDt
harmonieux du zampogna.
La ville de marbre temble alors ss recueillir et penser au milieu de sa
pooulaiion de siatues. L'Egypte, la Grèce, l'Iialie racontent dans le silen-
ce leur triste destinée, et des civilisations différentes se Groupant autour
de ces granits, respirent au boid de ces bronzes. A la variété de ce»
figurations, à l'indifférence de ceux qui les coudeient sans les regarder,
l'étranger ne sait trop si les statues sont les babitans, si les babitaiis sont
les siatues.
Rome .s'éiait complètement éteinte ; de ce soleil qui la tesait en fusion
quelques minutes auparavant, il ne restait plus qu'un damier chatoyant
de viiraux à de hautes croisées : c'étaient celles du Vatican.
Vieux monument, divin et taciturne comme un pape, le Vatican proje-
tait, dans ses proportions gigauicsques, sur le pavé de la grande place ,
son ombre toute tressée de colonnes et de statues immobiles. Parfois Te-
naient à passer, à travers cette forêt de lignes violeiies. une litière aux
armes d'un cardinal, ou quelque jeune fille effrayée de cette so^iijde mys-
térieuse, peuplée et déserte à la fois.
Ces hautes croisées du Vaii- an éclairaient un appartement très Taste,
délabré autant que vaste. C'étaient, pour tout décor, des fresques inache-
vées commençant par un lever de soleil, liiiis^ant par le mur; des saints
(iont la niineexlaiique aspirait au ciel, mais dont les pieds avaient éié
oubliés par l'ariisie, qui faisait attendre, dans le purgatoire de sa pensée,
la délivrance du personnage ; c'était une corniche richement sculpiée,
mais encadrant le vide. La rosace du ciutre éiait semée d'anges et d'ar-
changes précipités sur eux-mêmes pour recevoir un lusire, et ils ne sai-
sissaient au pjssfge que l'air, que l'écho des pas et des paroles.
Il s'en disait de fort savanies en ce moment.
Trois hommes d'âges diilérens, mais tons trois encore jeunes, assis sur
des couisins, parlaient, discutaient, tantôt avec calme et précision, taniôt
avec[empuilemcnt. L'inspirauon et la science se croisaient; l'une colorait
l'autre, toutes deux se mo.litiaienf.
Il étaient assis autour d'un cercle dessiné au charbon : le centre de ce
cercle était rempli de sable lin, et ils y traçaient des lignes, en se pis.ont
une règle de main en main; souvent ces trois télés aaient si absuibccs,
qu'un aurait pu les prendre pour le groupe de pierre d'un bassin ; elles
semblaient cndoroiies ; on enlend.it courir l'haleine.
Enfin l'un de ces trois hommes alongea une main blanche et potelée,
aux doigts de laquelle élincelaii un camée jaune égyptien ; avec la délica-
tesse d'une femme, il décrivit légèrement des lignes, des angles, des cer-
cles, et dit :
— Voilà ma pensée.
« Je^eux que la façade ait cent cinquante neuf pieds de haut et trois
cent soivai te-.six de large; les colonnes auront quaire-vingi-sii pieds d'é-
lévation sur huit de diamètre.
» Cinq portes.
«Cinq cent soixante-et-quinic pieds de longueur sur cinq cent dii-sept
de largeur, pour le corps de l'éclilice.
i>La nef du milieu doit avoir quatre-vingt-deux pieds de largeur, et cent
quaraute-ileux pieds de hauteur.
olju'cn penseivous?
Les autres gardèrent le silence.
— Etes-voiis de mon avis? répéta le même personnage en secouant
une espèce rie maçon mal vêtu qui se tenait accroupi.
— Oh! oui, répondit il précipiiainmeni, comme s'il s'était réveillé en
sursaut; oui, certes, nous sommes de votre avis'.
— C'est grand, remarqua le premier interlocuteur.
— Mais parce que c'est grand , sera-ce beau? demanda le plus jct'n«
des trois.
— Le sublime vaut bien lebeau ; puislabiauté se trouve toujours dam
les proportions, riposta celui à qui celte observation semblait s'adresser.
Et le jeune homme continua :
— Soii t Mais ouaud >ou8 aurci conitrul' un moDumcnt aussi éleré qut
LE MAGASIN LITTERAIRE.
le ce), et porianl une étoile pour hVc . si le regard ne le saisit pas dans i
Bon cii.sonible. Dieu ne voiulra pas v entrer.
Sai.s s'étaiirr de la ligne de ruûditiMion qu'il poursuivait, celui que
Bons i.voiis désisiK'; coaune un niaron balbutia niacliiualciaent :
— Ln mur du fond aura duuc vinjjl ei-un pieds bcpl pouces d'épaisseur,
— C'ebl cela.
— Oui, c'est ce^a , et si bien cela , q'te lorsque vous aurez entassé
l'irrre sur pierre dans ces colossales proportions , vous aurc z la plus
;;rùsse pierre du mon Je ; mais rien qu'une pierre. Autant vaudrait pous-
ter une uionatiiie i) Home.
C'ittit loi.jouis le pluj jeune qui avait dérangé , par celte bouffée de
I ai 1 rie, la construciiou idéale sur laquelleles deux autres comaiençaiL'nt
i» s'accorder.
— Cepe-niant, Vi:ruve, reprit le personnage qui présidait la séance.
— Ko'ui vous dfinauilons votre avis. Kodi conuaisons l'opinion de Vi-
inive, s";^.'nellr; voyinis la vô.re.
1,1 s 1 èijlcs de l'i-r, liueciure, pourtant...
— Li'siègies de larthiteciure ! interrompit alors avec chaleur celui
des trois qui ne seniiil.iit que nié li;er. Sommes-nous ici sur les fauteuils
pélaiis delà Crusca? Les ic,dos de l'areliitecuire! C'est à nous d'en im-
poser en produis.int des mo lèU-s. Si vous vou? coiiIlmiIcj de suivre les
autres, rodiez, copiez. Vous îivrz la railiédrale de Slrasbourj;. le temple
de Sainie-Sopbic ii Constauiitiople , la grande niosiiuéede Cordouc , l'é-
gli-e de Westminster à Londres, Noire-Dame de Paris, la grande pyra-
luidi d Epypic. Pourquoi demandez-vous une inspiration à ce sable? Co-
piez, co.oie/.
— oli ! n( n, s'il vous p'aît, maître, reprit vivement le personnage pris
i) parie. On l'e dinuuuie pas voire aws pour copier. Cli.i(|uee|)Oi]ue
a Sun anhiieeie et son poète ; après viennent ceux qui cnlaidssent et qui
cflaccnl. Je prétends élever un lenqjle (jui surpasse tous les édi xes de la
teire, comme le Dieu pour lequel nous l'érigcons surpasse tous les faux
d.eu.v du monde.
La lèvre supérieure de l'homme qui avait provoqué cette réponse
tremblait déjà counne émue par une ^eur inystérieusi^ ; il s'é"ria :
— Mais nous ne croyons pas à ce Dieu : nous n'avons que la foi de
païens. Elx du moins creyaif lit : vojez quelle pi cuve de leur croyance
da;s leur prodigieuse vâiicté d'areliilt cuire. Leir Jupiter Olympien
to'ine; te n'est p:us du marbre. Leur Apollon marche; cent fois vous
vous èieséiarlé pour le laisser passer. Ces guirlandes qui lésionnenlles
cli;ipiteaux de leurs co'onnts, ce n'est pas uo prestige du ciseau , b ur
Fiure iesy a entrelacées. Sentez! Le marbre des piiïens embaume. C'est
qj'ih croyaient à Jupiter, à Apollon , à Flore. Le P.uubéon !... qu'il est
liiLijesiueiix avec sa superbe coi;piile ! qu'il est graud sur la terre... com-
11,0 le ( u!ie qui l'a élevé I Oh ! si j'étais né païen !
lA-nihousiasme communiqué au plus jeune du groupe par celte impro-
visation, et la stupeur produite en lui par le trait peu orthodoxe qui la
lerniinait, formèrent un contraste singulier. Par respect pour le caractère
de celui qui ne laissa paraître aucun étonnement , il détourna ses re-
gards du blasphémateur, sans cser lui répondre. On aurait reconnu faci-
lement cependant que ses paroles avaient trouvé de l'écho dans son ame.
Lnlin , il rompit le silence.
— Ils ne croyaient pas plus que nous, dit-il, ces païens dont vous van-
tez si fort le zèle. Pour eux il n'y avait ([u'une dées.e — la beauté.
— iNon, ajouta le personnage qui présidait, ils ne croyaient pas. Quand
ils pari- lit du ciel avec tant de f.rveur, il ne pensent qu'à la poésie;
quand i s bâtissent un temple à la Divinité, c'est l'art qui les inspire. S'ils
avaient vu autre chose que de l'air dans le ciel, ils se seraient élevés plus
baut.
Alors, reprit avec force celui qui avait repoussé l'imitation, épurons
leur eu te h l'unité chrétienne.
Ce t notre loi saiute ; elle sera aussi la foi de l'univers, quand l'univers
coiinaît-a la grandeur de notre culte psr la grandeur de ses œuvres.
Le ilôme de notre mouuiaeut servira de limbe à la Vierge Marie.
Oui, et les malteureux courront aux pieds de leur pt-oiecirice, in-
icrronipit le jeune homme, tans trop avoir compris ta pensée de l'ora-
lour, q.i continua : , . ,
— Ce S! ra Platon s'identiDant à Jésus-Christ... Le dôme du Panthéon
dans U ciel... Je ne sais rien; savez-vous rien d'aussi beau?...
OU ! si l'on pouvait prendre le Panthéon, renfermer dans le creux de
h uiân connue un œuf, le porter, merveille C]e pierre, jusqu'aux pieds
de Dieu, et l'y laisser ; si l'on pouvait...
Pourqu .i ne pourrions-nous pas ? lit l'cntiiousiaste en se frappant le
front -vec violence.
Les yeux tendres, bleus et célestes du plus jeune étaient noyés de lar-
me;;. Il baisa le manteau sale et déchiré de celui qui parlait, qui s'animait,
nui tremblait comme un proplicto.
On attendait dans l'extase le mot miraculeux qui terminerait cette an-
goisse.
— Eh bien ! continua t-il, se levant pale et en sueur...
— Eii bien ! répé'èrenî 1 s deux autres.
— Jetons 1 ; Panthéon dans les airs.
Et avec effort, avec toute 1 énergie de la réalité, il éleva ses bras au-
dessus de sa lèie, ses genoux ployaient sou> lui, comme s'il avajl eu vé-
litallement le Panthéon dans les mains; ilproaoa£a^'gyig,i,<tix£ri}je :
— Nous sommes alors à quatre cent vingt-trois pieds d'élévation au.
dessus du pavé de la basilique.
— C est ellrayant ! s'écria le plus îigé ; la tête me tourne.
Est-ce pus ibie? ajuntat-il.
— Po:S:ble ! répondit le prophétique ai'tiste; je mcllral le Panthéon
dans le ciel.
— Pour qu'il écrase dans sa chute la chrétienté, dit un quatrième per-
sonnage revêtu de la pourpre de cardinal, qui venait d'entrer dans l'ap-
1-arttinent.
— Vous ctf s toujours prophète du malheur, mon cher Adrien Cornetlo,
riposta le pape.
Car c'était le souveratn pom.ifo Léon X qui, entouré de iilichel-Angc
Buoiiaroiti et du jtune Uaphaël, avait tracé sur le sable avec uae règle
grossière et deux doigts jour compas l'église de Saint-Pierre de Rome.
— Approchez, caidinal, continua Léon X avec une coble faii.iliarité,
et douuiz nous jjlutôt votre opinion. Vous voyez que le monument sera
d gue de notre rè.ne ; avez-vous entendu ? quatre cent vingt-trois pieds
d'élévation au dessus du pavé delà basilique !... Vous ne m'écornez pas,
on vous n'êtes plus ce Cornetto que l'cxaliaticn enlevait en présence d un
projet va te. No'-; cbers lih en Jésus-Christ les Ai gais, à qui nous avons
envoyé un légat poète, nous ont rendu trésorier calcul iieur. Ehbii'ii!
quel est donc le résultat de votre addiiion, cardinal de saint Cliryso-
gone ?
Le pape sppuya sur le titre d'Adrien pour faire un calembour, entraîné
parla manie du jeu de mots qui cara'^térisait le seizième siècle ; mais
Cunietio, fixant ses yeux noirs sur le sable, réponlit :
— Le résultat, c'est qu'un tel monument doit coûter à l'église cent
soixante-trois millions...
— Quand ce serait deux millions par pied? lépliqna sa sainteté, nos
chers iils en Jésus-Christ sont des péchjurs si cndu cis, qu'il nous sullira
d'uu jubilé pour payer tous les Irais de notre basiliquf.
— tiélas i ce n'est pas de cent soixantc^trois taillons de Ooiins que
je vous parle, mais de cent soixante-trois mUlions dames, ajouta le car-
dinal.
— Et si nous en rachetons le double du purgatoire ? objecta Léon X
en plaisantant.
— Très saint-père, la nombreuse compagnie invitée aux jardins de
Chigi n'attend que l'tjonneur de votre présence pour commencer la fête,
répondit Id cardinal en s'iucliuaut.
Le pape se leva et lit un geste gracieux à ceux qui étaient avec lui pour
les inviter à le suivre. En pa;saut entra Michel-Ange et liaphacl, il posa
sa main gauche sur la tète de celui-ci, et, tendant sa droite au premier, il
leur dit :
— Maintenant, aux jardins de Chigi... Demain, nous bâtirons le temple.
Cornetto murmura :
— Maintenant, aux jardins de Chigi. Demain
Léon X passa devant lui, et sa phrase demeura inachevée.
II.
Cbigi commençait à s'impatienter du retard de sa sainteté. Entouré de
sa laniilie, suivi de ses nombr ux doaiestiques, il attendait à la porte de
son palais depuis neuf heures. Il ne s'absentait que pour rassurer la com-
pagnie, qui doutait dcjà de la visite du saint-père. Tout ii coup une lueur
de torches se répand, et rougit un nija:e de poussière volant sur 1j che-
min ; c'est le cortège; i\c.^ déionn.uions t'aunonrent au loin ; le pape ne
tarde pas il paraître au milieu de la réunion li plus brillante qu'on efit ja-
mais vue il Uome.
Cependant, depuis que Léon X régnait à Rome et sur l'Italie, on célé-
brait souvent de pareilles fcies. Son goilit pour les lettres, sa miiniliceiice
de prince et de fils de prince élevé au milieu des statues, s'étaient déve-
loppés par Is rare concours des esprits supérieurs qu'il avait trouvés au
pied du trône de Jules H. Son caractère ét:iit doux. Adolescent, il avait
eu les oreilles dorées par la conversation des femmes iiaiieunes et par le
chant des jeunes Grecs, femmes par la vo'x et par le visage, qui s'étaient
réfugiés"* lacour hospitalière des Méciicis. Son éducation inllua surtoute sa
vie. A l'exemple de son père, Laurent-le-Magnilique, il attira autour de
lui et jusqu'aux bords de son coussin paptd, l'élite des artistes de Home,
delTttbe, de l'Espagne, de la France, de l'Allemagne même.
Ce n'était pas à sa cour ce luxe inso'ent des empereurs de Rome, qui a
exciié tant de malédictions sonores dans la poitrinî des historiens; ce
n'étaient pas ces parfums qui sentaient le sang , ces escaliers sur les
dalles desquels on laoçait la nuit par les hautes croisées, comme des
outres, des femmes dont on avait pris toutes les voluptés , et qu'on
avait ensuite gorgée, devins; mais c'était avec plus de délicatesse et
autant d'éclat, le luxe un peu latin, un peu grec, un peu asiatique du Bas-
Empire. L'Orient était retourné à Rome, non pas avec les eunuques noirs
d'Héliogabale, mais avec les pages des Comnèiie. Les d-bris de celte cour
b\zantinc et presque fabuleuse s'étaient divisés d'une si éfange uianièie,
que ce qui en était res é ii Con taniinople avait sulli au sérail des vain-
queurs, que ce qui s'en élait détaché avait servi ii l'embellissement du pa-
lais des papes. Aussi voyait-on sans haine et tans colère la cour de Léon x,
cour aimable et savante, dont ("éclat après tout n'était à la charge du peu-
ple qu'autant que sa piété le voiilait bien. Le peuple de Rome aitcait à
LE MAGASIN LltTÉRAIRE,
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voir sfi foi, et, par orgueil de coiiTufitP, la foi de toute l.i loirc se rcdé-
tcr dans l.s iliainans de la tiare. Ce tasic était uon seule unit pard .inné ,
mais il (iiait corn pvis, aimé cor.ioïc on aime la prodigalité dans une femme
belle. Qui csi Wessi', nîcmc ie pauvre (lu'eHc n'apei cuit pas à ses pieds,
du liixe d'une feuiniL' ? on éiarte en souriaat la poiis>it're de son char ; on
est Siiis loicc con.rc sa vaniié sans outrage. Telle était alors Rouie sous
Léon X : une ficiaicî
Les ciiurs étrangères rivaliwiriît d'emprpssoracni à (a parer de leurs plus
rieliespréseiis; ill;* lutliiieiit degi^nCrosiié avec l'ardeur ^ue des profanes
ajipoii.erait'in à se disputer l'at en'.ii n d'une rnurlisajie. Henri VllI balan-
ç.ut le crédit de François 1" auprès du Sain -Siige, cm envoyant à l.con X
les douze plus beaux étalons dé ses royales éiurits ; les vases d'agate
du petit lilsde Slaximilicn soutenaient à peine le parallèle avec le ma/ni-
lii|ue bloc di corail, piéfcnt du schah de l'erse. Mais ce qui était sans
priv auprès de Léon X, c'était l'envoi d'un grand poète, d'un subiil dia-
leciicien. d'un p'ofond anii(|uaire. Mais qurlle (|ue lût la na!ure de ces
léaioig i;'ges de respect cl d'admration, J/ on X ne les acceptait jamais
sans les payer par une démoastratitn publifiue d'estime.
Il se di posait à recevoir, à cette glorieuse époque de son pon'.iïïcat,
J'ajubassa icnr d'Emaianuel Ic-Gran I, roi de Puriugal, <|ui fc rendait à
Rome, pour obtenir, à la prière de son maître, la s.inciion des terres dé-
.couve tes ou conquise daas rjntle par les [Portugais. L'ambassadeur a.)-
poi t'iit pour présens d'u-age une «olli'ctioa d'onieuicns .«acerdoluux, des
vases potn- la célébration des saints aiysières, des candélabres, un vuilc
d'autel ii'un rtre travail, et celte fois, à délaut d'un dialecticien, un élé-
phant d'une taille prodigieuse r.'pporté d'Afrique par le célèbre navigateur
Tristan d'Acuna.
Alin de leconnaîire avocla pompe accoutumée la politcsçe de sa raa-
jestf trè; li;!èle cidedonner à so:i a nhissadiurd-s marques paiiiciilières
d'csliuie, le pape avait désiré le faire assister à une de ces soirées savan-
tes itont rafuHait alois la cour de Rome, à l'exemple de s 'u maître. Il
avait clioisi pojr Ibéiitre les jardins de Cliigi, non seulement à caisse de
la saison, mais ausi à (ans? de la uiagnificcncc de l'endroit. Clugi était
un néai)ci;).'il enrichi va servi<e des Médi;:is; ses vaisselles du Japon ne
servaient jaunis deux fois, cl les voùies de ses 6i;ouls étaient soutenues
par iWi statues de vingt mille sequins. Nul lioaiii:e ne lit un plus bel em-
ploi d'une fortune sans cxf-mjde dans l'histoire. Sa maison était toujours
ouiCiie aux arlisics qui s'absliaient par nuées sur ses palais, vivaient
sous .-on toit, maigeaieni à sa table. Là régnait l'éjalité idéale de la repu-
Jhliciua de Platon; là. venait le chef oie la chrétienté, sans suite et s m
pninpe; là, les cardinauï, dépotii lés du cr.ractèrc coîumandé parleur
fajig, devisaient avec les boulions de la poésie ; l'archipoète Camille
Querno y rivalissail de verve avec Barabello et Gaëte; Sadolet, l'illustre
Sailolei, luttait d''iiiiprovisatioii latine avec le cynique Arétin : et on cui-
vrait le vainqueur, ut on versait de l'eau par punition à celui qui hasar-
dait un vers taux.
Ce fut diiis les jardins de Cbigi que Léon X avait invité tous les Iiora-
mes cetèbrcs d; so;) règne qui pouvaient ju^tilier une haute réputation
de piété et de science aux yeux de l'ambassaileur de Portugal. .Son ex-
cellence était dé, à d uis le ja; din, accompagné des offi 'iers de sa maison,
lorsipi'on anuoiK.a l'arrivée du pa;)e. Quoiqiio a scz éloigné de la porte
principale, il s'arrêta au milieu de sa suiie ei attendit, inmobilc et !e
chapeau Mir la léte, q:e le saint père approi liât du rond-point oti il se
trouvait. A la vue du pontife, il lit trois pas, éiio son chapeau, s'avança
d'un pas en ore, cl, pi lyaat respcctiieuseuienl le gei^ou ganciie, il baisa
la uK;iii que sa suiiilelé lui lendit pour le rele\er. Pendant l'exécution de
quelques luoreeanx de luits que, ou se promena atiX rayons des lampes et
dis verres t'e couleur qui illuminaient l'enceinte.
L'heure du soupej- soiina; apiè; devait avoir lieu le spectacle préparé
pour l'ainbasaileiir du roi J:aiiinauuel-le Grand.
Dans un rat refour de ver:lure. llaniboyant de lumières jusqu'aux plus
l'ailles lirsiK'hes, ou avait cireuloireuient élevé des uradins charg''s de
fauteuils. Au centre était une place vide : c'était celle qu'allait occuper
l'uctetM' destiné à remplir la soii ée.
L'tiinbassadeî-T de Portugal, sons un extérieur encore plein de rénii-
nisceni'cs maures dans la eouiie, la poitrine ruissdanle de croix lusitiiines
et casiillaniies. était penché sur le fauteiul de Léon X, afin de recuediir
les renseiguemtns que ce piincc de l'ICglisc daignait lut communiquer sur
sa cour.
Denière Léon X étaient placés ses cinq cardinaux d'honneur, ses con-
fidensles plus intimes, ses favoris 1rs plus comblés de gi aces : Al|.hui;se
Pctiiirei, liardincllo de Sauli, Itaphaél lliario, l'rançois Sodcrini, Adrien
Coriietto. Noblesse dé sang, dignité d'caiploi, majesté, grâce tlu corp-,
.souipiuositc^ lie costume, res;ileiidipa:ent avec ces hiiiiriies, objets de la
jalouse aiiiniiuilo» de tous le< homme'. Chacun désirait être à leur place;
eux n'avaient pins rien à désirer, si ce n'est la coutiiiuaiion de cet inclla-
ble ilenii-souiireqnc leurciuoyait de temps en temps Léon X. q i, ne
pouvant les faire papes comme lui, s'abaissait il être caidi'ial avec eux. —
Viiitii mes philosophes platonieiens, dit I éou X a l'ambassadeur; c'est
Jirsile Ficin. qui sait beaucoup mieux. Dieu lui panlon-ic comme je
l'absous, |j Phéilou que le droit canon. Ceux ipii causeot avec lui, on
les noi'jiue Jean Artyropile, Démélrius Chaleontlyle et Pierre i:gynètes,
lous trois Grecs : ils se l'croiout mer pour Arisioie. Je vous ussuri qu'iLj
i'oul lu.
Au-dessous d'eux, vous remarquerez une tf te bien prii-c poy le sa-
voir qu'elle renlcrnic. Cet hoiim.c m'a fil un ci 'eau (pie j'r>iime tjn
royaume : de laboayede C rw-y en \Vcsipli;iiie, il a ap oiié à Rome
les cinq premiers livres de Taci'e. Notre lrésori^r lui a cuuiplé cinq ctuts
sequins. Le tié-.orier s'est acqutté, le pai)e, non.
Les hommes que U-on X dé.-ignait à l'envoyé da roi Emmanuel étaient
non-seiilemcnl des Oambcaux <<c scieiice et des étoiles de poésie, mais la
1 lupait remplissaient d'importairt-'s missieus politiques auprès de^ cours
éti aiigères. Ucaibo était cardinal, et, ainsi que Navagiro, poète cl am-
bassadeur. De C':ltc tsia:)'èie, Rome envoyait sotts toutes les fermes la
foi, les ans et la religion au bout de 1 1 ter re.
Ces noms latins et grtcs f|uc les écrivains adoptaient alors, attestaient
leur enthousiasme cl leur vénétaiion pour l'antiquité. L'ti i.oin grec
était pour eux l'engagement glorieux d'être Or; es dans b'urs œivrs.
Leurs noms de famille se sont ainsi perdus; mais leurs famill-'s. r'ria'rut
kslettics. Par cette métamorphose, la science élabisaii une fraternité
universelle en Europe. Le pauvre et lude luineiiralleuiciiid ap i.-le Teire-
!\oirc, Schvvarzertlc, prenait l'euphonl tue no.n yrec de Mi-laneliio •, et,
du même coup, il devenait le conte nporain ilc Platon , et co'respdii a t,
non a\ec Di lier lout court, <discur lourjjci'is de De\( ntrr sur li lîone,
mais av. c Didier devenu De-i lerius, citiy-n de Rome ; avec Didier
changé plus pom[)eusenii nt en Éiasnic. pliilosiqihe d Atliènes.
— El quels font, s'infurma l'ambasiadeur, ces deux peisotinagesp'acés
à côté d'Arcoinboldo?
— A ta droite, le Napolitain Sannazar ; à sa gauche , DcinLo de Ve-
nise.
— Ce srnt les deux moitiés de Virgile.
— Merci, Adrien, dii Léon X e i se retoarnan' vpra le rariliia' Cor-
netto ; bien dit. Continuer à nous désiguer c-'ux qui mériteront i''atliniiua
de l'ambassadeur de iioiri" lis bien-aimé Enimanuil.
— Puisque votre saiuelé le perm''i, au gra I n ihferieurei dans la d'rcc-
lion de ce pilier, cet homme triste, véiu de noir, tenez, qui reL-ardc vers
nous, c'est Folcngi de Manioue, le joyi.ui, le fou, l'ex ravpgaiit Foleugi,
plus coni;U som le nom de Meiliiio Coic.ijo ; c'. si un géni"-. Si i'liiro(ie
savante ai>précie st haut ses poèmes inaro ou ques, m lange b r'e.-que (.'c
latin et d'une foule de dialectes p'pulare-i d^ l'Il be. c'. st (fu'il a de-
viné une de ces cordes retenti s.inles qii vibrent loiig-leui, s. 11 iniireeii
trouva une. Virgile aussi. Les purivtes ii'à.u.ul noire Fulengi: ii c^l vrai
que le peup'e ne connaît guère les p ;ri'.ies.
— Doucement, Corn;ito, on nous entend. Je ne veux pas me f.'xhcr
avec mes grammairiens. Modérez-vous; j'aspire au;si à l'iulailtibilitô te la
langue.
Adrien s'inclina ; on lui sourit, il continua :
— A côté de Folejiii > st uiiaulre poêle de son e.^pèrc, Fra'-çijsCeini,
qui passe sa vie cou; hé. L a dé^i'ii lu.'i srs dom sliqi s. .-ou- ijU'-lcjie pré-
texte que ce soit, de 'Ui apjorii'r ni b unie ni m.iuvase imu ilie. Ii ne
s'éveille que pour ,'e moquer île l'huaianii,- et il ne s ri le bras de des.-uus
ses dra])sque iiour lii-seriouiber à terre des suil.ses plus aigres que la
vapeur des marais pontiiis.
— Vous aile/, trop loiii. Adrien ; vou" oubliez nu" sa dernière épj-
grainaie est conire iioMe sainteté. Je pard'iiac vo:oiiiieis ai |ioé.o ; ui.qis
je n'absous pas lexiiiicateur. Ma taiuicté L1c:iSlC vous couJumae aa si-
lence pour liiv minutes.
La punition fut iniligée avec tant de grâce, que Corncllo saisit îc bas
du maiiieau de Léon X et le baisa.
Ce fut Léou X qui dit il l'ambassadeur :
— Celte rangée de fauieui's contient inr.s poètes laiins : c<"ux qni ne
contient leurs pensées qu'à la langue ae n<s ancéires; qui ire.Nii.'ueiii pas
encore assez la langue italienne pour y a coupler kv r fie e inaginaiien.
C'est mon Latiuin. Apol ou cl les muse.s veuiih lU qu'ils rùiieni p. s à se
repentir d'avoir éirit leurs ouvrases dans une langue d uii les uioilèles
écrasèrent toujours les iniit leurs! Rerab" a d J i eu le bon s u; de retour-
nerà sa belle muse vénilieuue; d n'en et pas ntoiiis la j n micro lleci de
la guirlande de nos prèles laiius. Après, vient Sailo'et, C' lui qui e.-t
chauve : nous rouiiirons bieniùt telle place uue du bonnet de caidiLoL
Mais où c.-i donc Angurclb ?
— Au-dessous, répondit le carditia! R'ano.
— Pardonnez à la failile.ssi- {"e tua vue, ambaf.'sderr. jo la perds, et
chaque joui- davantage. Quand j.' n'y vermi plus. Rémi écrira u:ie cbar-
maire épigramuie ; il ili a q le le pa-ieurdcs peu|4e« «si avi iigle.
— Votre Sainicié lui au- a vd\i le niéiLe de l'iuveiuiun, diî l'ambassc-
deui', q'ji s'eiail tu ju>que à.
— Oh! oui, aj >iila le pipe, c'est toujours une rofSoLst'on q lo de
l'avoir l'aile avant lui. Aiigundli, coiilluu.i til. von.* lire» si t:tiyi< flfuie,
{ait (te l'aire de l'or. (JuonI il me -'édl.i re p^.èiie, ic 'u iVmis nue
bourse vtvie. Après. Marc Jérfi.ne Vidj l'c Crémone, l'auleiir du puèmc
iiiliiulé le Jeu d'échecs, sacrUiV la iiis. Je .lésiror.iis pa-seï FrasmUT. à
cause inéiiie de l'ouvra^'o qui a eu un rete.'itis.<!eineni -i clto ' : ni.ds. .-ap-
proi he2, à voix basse ei ei> latin loin «e dii : Pe luor ,i ; c'cit
une veiigeanicconiic les armé''s de Louis XII. C I i ■ Fiasca-
lor presque en entier de s;)u enibeuiioint. c'est Kit lié e,
adroit publique ; suivez, Flamiuio : les trois îrères «:«, ' ;
Lxlio, Caïuiiki Trifonoe, Dendo d'Assise; A(±iUe Boccbi, sui nomme Pui-
ttfl
LE MAGASm LITTÉRAIRE.
lerote; Gabriel Faërne, auteur d'admirables Tables, Adamus Fumauus ,
auteur d'un poème eu ciuq cUaui; sur les règles delà logique.
Ua peu fatigué et déguisant mal un accès de soulTruuce qui colora
tout à coup ses joues, Lion X étoulTa uu petit cri daus son oiou-
choir ; ce ne fut qu'un instant. 11 sourit et se pe.icha encore vers Adrien
Cornetto : Parlez, notre cardinal ; nous levons l'interdit.
— Seuls et à distance, placés sous ces lampes, continua, tout ému,
Adrien, à qui Is douleur du pape n'avait pas échappé, s'élèvent deux hooi-
nies rares et également à craindre pour leurs ennemis. L'uu, celui qui a
la raideur d'un sénateur des temus latins, c'est ua soldat, c'est uu histo-
rien, Guichardin. Il a écrit l'histoire de son pays après l'avoir défendu;
mais il a juré qu'elle ne paraîtrait qu'après sa mort. Voilà pourquoi sa
main est si fermement scellée à sa tiaocbe : elle retient une vérité. L'in-
flexibilité de ses JMgemens sur le siècle est tempérée par le caractère de
son voisin, Paul Jove.lqui a deux plumes à sou service; l'une de fer, l'au-
tre d'or. Malheur à qui ne paie l'as la dépense de sa maisuu des champs;
il lit e ta plume (le fer et il blesse. «Comment voulez-vous que je vous
épargne, répondit-il à un homme qui se plaignait de sa véaahté, j'ai une
mattress ' qui me ruine en bains de senteur ? '>
Un rire involontaire partit des lèvres tie l'ambassadeur.
— Ne liez pas ainsi, seigneur, le rire de l'euvoyé porterait malheur
au règne du souverain. Jove avilirait le Portugal dans ses pages.
Cornetto se tut de peur de blesser ses nobles auaiieuis; mais, il ache-
vait à peine d'esqeissi r ces deux portraits, qu'une rumeur du dehors an-
nonça l'arrivée des datues.
Véronèse a lidèlemcnt reproduit, dans son admirable tableau des Noces
de Cana, la fierté dédaigneuse des femmes italiennes de cette époque , la
magnificence orientale de leurs robes traîuaiites. Celles qui pénetièrent
dans le cercle étaient suivies de beaux îcvriers qu'elles menaient eu laisse
avec des cordons de soie et d'or. Ces élégans animaux montraient à leurs
colliers les armes de famille de leurs nub es mjliresscs. Au port de tcie
de ces femmes, à leurs épaules blaaches et arquées , à leurs piolils lo-
inalns ou vénitiens b'en sculptés, on eût dii des Maïa, des Cybèli's anti-
ques; à leurs yeux sombres et voiléi, des saintes , mais des saintes dont
les mères avaient vécu à la cour d'Alexandre VI. Luxe un peu perdu de-
puis ce ponùfe à cause des diUéremls de ses successeurs avec les sou-
dans d'Egypte, leurs robes étaient soulevées par de jeunes liihiopiens
noirs comme la nuit. Du milieu d'elles se détachait, par son cxiréïije jeu-
nesse, la bi'lle Licla, depuis quelques mois apparue dans le tourbilon de
Tiome. Sa timidité contrastait avec l'assurauce de ses compagnes. Les
fleurs allaient mieux à ses cheveux que les diaraans. C'était l'églogue
latine des temps de Virgile ; elle était digne d'un consul. Brune mai» blan-
che, Gallus lui eiit dit : Jeune file, cache tes cUeveut ; jeune (ille, ca:he
ton sein. Mais Lida n'ava t pis lu Gailus ce jour là. Il n'y avait rien de
chrétii'u en elle; aussi la mélimcolie, cette coujeur de l'àme, manquait à
! sa perfection. Horace l'eût invitée à ses soupers de XibiU'î mais Jésus-
Cdrist n'en eût pas voulu à sa descente de croix pour essuyer son visage
ensanglanté. Ce n'était ni Marthe, ni Madeleine; c'était LiJa, c'éiait Les-
bie. Il n'y avait aucune rilace pour elle dans cette succession de femmes
belles mais pures, qui part de Ra, hel qui tondait les brebis et va à sainte
Geneviève les menant à l'atireuxoir. Elle n'aimait du catholicisme où elle
était peut cire née que ses pompes et ses mystères; Christ lui plaisiil
tomme homme, avec sa cheveluie blmde etsun blond sourire, et sa dou-
ceur, lorsqu il parlait pensif et accoudé, aux laveuses -de la piscine ; mais
elle déiournait son imagiiuiionde thiis'pâle dans un linceui. Liila divi-
nisée, eût été dans le ciel Bérénice, mais non l'étoile du matin de la suave
litanie. Les yeux baissés, le front pirtugé par un voile, la déiuarche mo-
deste, elle s assit au murmure d'exlas ; des assistans.
Au moment où les femmes étaient entrées dans le cercle , on avait
brûlé des parfums sur leurs pas. En se répandant , la vapeur des casso-
lettes et des encensoirs avait gazé la scène , et enveloppé les groupes
d'un brouillard mystérieux et embaumé. Vus à travers ce riileau, ces prê-
tres, enchâssés dans le brocard , ces princes, si somptueusement vctus ,
ces cardinaux, avec leurs habits de feu , ces couriisannes à demi-nues, ce
pape, Jupiter «le celte pompe, semblaient un autre Olympe. Rome avait
retrouvé ses dieux, perdus depuis quinze siècles; et, de l'arène, les mar-
tyrs de Néron étaient montés aux premières g deries.
Au milieu des daaies marchait un jeune homme de la figure la plus
touchante, Uiissant Uoiier sur ses épaules de longues ondes de cheveux.
Ou eût dit un page, it son airpctatiou à caujer avec toutes ces femmes
dont lapins beHc si'mb'ait si mère et la plus jeune sa sœur jumelle. Ap-
pnrcmineni il uc c faisait faute avec elles, en moiilant de graiiins en gra-
dins, ni de plaisanlei ics, ni de propos galans ; car e les avaient l'uir de le
çromlrr rie n'être pas pi :;s réservé en pi ési nrc de l'assembée. Lui , pour
t ) u:* réponse, surcharge d; l'une du bouquet qu'il avait en'evé à l'autre.
E tpo'inant charuof le pardonnait de bien bon cœur et en riant, comme
on ferait pour un enfuit royal gà é pir s .n gouvrnieur.
L'éiuurdcrie du chevalier si peu discret futiemnniuéc de Léon X ,
qui ne fut cepen'Icnt p.is le dernier ii l'accueillir de loin par le plus bien-
vedlantvi'age. Cet incident n'eût pas attiré autrement l'atiention de l'am-
bassadeur, si, renchérissant sur la Lgènié de son introilnctioii , le nou-
veau venu, qui n'était apièstmit, pour qu'on le reminiuâl, ni prince, ni
ptflat, ne fût allé s'asseoir dcns la galerie, en face de celle du saint-père,
h cô«« duc humms, *»ol« l'an» s» grave imlluds» Ig coud« stu' IDJ[,B,S.çoii*
- I^Ko'H —
son menton pensif dans la main. Ce rapprochomnct choqua le grave Por-
tugais ; il voulut avoir raison de sa surprise.
0 Vaut il bien la peine, mon p?re, que je vous demande quel est ce
jeune homme? — Son visage semblait ajouter : si peu respectueux pour
vous et pour moi, — assis, en ce moment, auprès de ce spectateur qui
n'est pas sorii un instant de sa rêverie ? » •>*
Sur un geste de Léon X, Bembo quitia sa place du gradin inférieur, et
courut se placer enre l'ambassadeur et le saint-père.
"Apprenez, Bembo, àmouseiga;ur, quels sont ces deux ^hommes,
vous qui êtes leur ami.
— Et je m'en lais gloire.
L'un est Michel Ange Buonarolti ; l'autre, Raphaël d'Urbino, » mh
Involontairement l'ambassadeur se leva, et cela avec une si vive curià?
site que les deux artistes s'aperçurent de l'intention. Surpris à son tour,
l'amb.issadeur inclina jusqu'au velours de la galerie un salut que son rang
ne lui imposiit qu'envers les souverains.
Un éclair d'orgueil courut sur les lèvres du pontife à cette déférence ao
cordée au méiiie (le deux de ses sujt^is, l'un, la gloire de son prédéces-
seur Jules II, son plus beau legs; l'autre, sa gloire exclusive. Laspouta-
néiic de l'hommage ne douna pas le temps de remarquer la violation de
l'éiquette.
Le héros de la fête parut enGn; te phénomène attendu s'avança. J4il»
qu'au milieu du cercle. 11 salua, .ne, jnu o -;»if- >io« ,/u'jï
.,r ^ ■ • ■■•' ■■• "''■■ '"''■*^-
m. ^9&
Cet homme savait tout. Beaucoup pouvaient lui être 'comparés pour la
prétention ii l'univcrsaliti, car l'univer.^aUié était la manie du siècle ; au-
cun n'avait comme lui le droit de s'en croire en possession. Il avait des-
séché son corps et son ame à l'étude. Sa maigreur seule égalait son uni-
versalité. Plus repliement que l'e.iîpruuieur de Sliakcspcare, il avait payé
par des équitaU' ns de chair les prits que lui avait faits la srience. Sa tête
seule a»ait aiquis uu élira) ant iléveloppeniont aux dépens de toutes les
parties inféiieuies de son être physii|iie. Sa tète avait pour ainsi dire man-
gé son co ps. Il la poitJit comme une lanterne, et ses jambes n'en avaient
pas plus la conscience qne le po'eau du chemin n'a le seniiiueni de la lan-
terne clouée à S'jn exiriiuié. Il était comme l'arche, la suiihèse mou-
vante de l'uniNes. L'éléphant çL le ciro.'i se trouvaient en lui. Les hommes
savent, lui coiiicnaii. Physiquement il causait de l'horreur, inui-aicmentde
l'effriii mêlé à beaucoup de i ailierie. Il y avait du (ou , du malade et du
damné dans cette caverne osseuse où se cachait la béte de l'orgueil.
Ceci n'est point un portrait de fantaisie pnur qui connaît son seizième
siècle ; c'est l'empreinte sinon complète , du moins consciencieuse de la
folie de runivcrsalilé, fléau passé cornue tant d'autres fléaux , peste noire
de l'esprit. -.,x._ •._
Cet homme savait tout et autres choses. i*r^
Toutes les langues vivautes et moites , il les érrirail et il les parlait ;
ceci s'entend du ch.ildéen comme du basibrcton ; il connaissait la théolo-
gie et l'éqnitaiion ; les ar:s et les métiers ; il était capable de construire un
temple eiune paire de sou'iers ; fort dans l'astrologie et dans la cuisine, il
l'était également sur la métaijhysique et sjr Ii danse; bon général et bon
prêtre; cardinal et spalassin ; il conmii'sait toutes les propriétés de l'â-
me, et cnrnblen il entrait de fils dans une toile d'araignée; il savait le poids
d'un atome et celui des étoiles. N'était-ce pas un fou ou un damné':*
— Qu'on 1 interroge, commanda avec dignité LéonX, et dutonavec le-
quel Diocléiien aurait dit, quelques siècles auparavant : Qu'on le livre aux
lions !
Une vois,— c'était celle de Marc-Antoine Raiinondi le graveur, deman-
da : Combien y a t il, seigneur, d'Evangiles apocryphes?
Il lui fut répondu sans hés latlnn :
— Trente-neuf jusqu'aujourd'hui. .._'-'
En quelle largue fut écrit le premier ? _„ ,
— En syriaque. iIotcc lutl Ii ,
Un sourire d'êtonnement circula dans rassemblée, d'oii partit cette au-
tre quesiion :
— Quel est le plus violent purgatif? j| ..minu •
— L'fupborbe. <)i sne ■■
L'intin loi uietir se tut; UH autre reprit:
— Qui'l rst le sijiè.ue mois de l'aunéc des Ethiopiens?
— Jjchuhlili.
L'attentioii rçdoablait.— Dites , s'écria une vcix, quelques-uns des ani-
maux anli;)aihii|nes?
-- Le crapaud et la belettç, ,|;^lôphant et le coq , le scorpion et le cro-
codile. I , , 1
— Bien ! Sauriez-vous dire maiptej)(J,ntle nombre d'utilités que les Baby-
loniens attribuaient au palmier? , ,,|^j. ,ii,;Li'
— Trois cent boixanle. ,uu\u.R\o-)g T)ii':»n,
— Quel est le plus souverain remc le contre la pierre.
— Les cigales et 1rs mouches luis intes.
Ci'S réponses, qui ne se faisaient ,ainais attendre , émerveillaient de
plus en pins randitiiire alteutif. On avançait la icie pour voir la figure
pâle du pliéUDinèiie, cl on la relirait pleine d'ellioi après l'avoir contem-
plée. On s'écliaullait. C'était, parmi lc3 théologiens , les philosophes , let
po^içs^ ^Cf 8l'ain[ûairiçn3,>,]çâ,,erii^tq?,»,|i qui la quesljonneroit le première
I îb«rc9Ji'03 8oii3iii Jicî'jus sdaotjà'» sV-
LE MASASm LÏTTÊRAIIU?.-
87
Léon X éiait rayonnant de joie. Qucliuefois il daignait lui-même inviter
d'un signe les personnes de l'assemblée à controverser avec l'oinnisa-
vant. . , „ ^ •
Il fit un siftne à André Navacero, qui, comprenant le désir de Sa Sain-
teté, le sjiislii sur l-ecliaaii). Il avait sa question toute prèle.
—Docte ur, dites-uotis si le navire des Argonautes construit par Tbésée,
et qui subsistait encore du te nps de Démétrius de l'halère, était toujours
le mi^uie navire , quoique 1rs maicriaux dont il avait été primi ivcmcnl
formé eussent été remplacés piè e à pièce par d'autres?
— Oui, c'était le même navire ; car le peuple de Rome est touiours le
même peuple, quoiqu'il se soit renouvelé bien des fois depuis HUéa Sil-
via.
— Pétition de principe! cela n'est pas répondre.
Kavagcro, surnommé le Scott espagnol , soiinici riposla au docteur:
— A votre avis donc un troupeau légué à quelqu'un par testament, est à ce
quclqu un, bien que depuis l'acte de donation le troupeau se soit renou-
velé di\ fois ?
— Vous I avez dit. Distinguez, pourtant. Pour la physique, ce n'est pas
le même tioupeau , pour la justice , oui. — Un testament est un acte de
justice : le trnupcau n'a pas changé. Sans cela le légataire aurait aussi
changé avec le troupeau, et ny aurait aucun droit; ses ongles, ses clie-
veux, son sang, tout son être s'éant renouvelé.
Navaiicro s'<issit ; il partagea les bruyantes félicitations que la sagacité
de son inier:ocuicur avait méritées.
Sans préparniion un i.ros cbaiioine s'écria :
, — Docteur, quel est I homme le plus heureux de la terre?
— L'hoiune le plus heureux de h terre est celui qui éprotive tous les
malheurs, car il ne lai en reste plus à craindie.
Ce sopliistne, renoiivi^ié très adroitement de la philosophie d'Epictète ,
goidcva d'unanimes applaiidis-emens.
On co?iiinua à m.iriyriser le savant de questions ardues.
Un archiprctrc se levé; sans rire, mais non sans faire rire, il demande
avec louie la praviié d'un t héologien :
— Quel est la taife du dialile, lumineux docteur? "I '"' " '" |" "'
— Luc fera sin coudées; Beli^hégor eu a cinq et un pied;' Asfat^lh et
Déliai ont trente coudées.
— Il a dit Mai, afTiima l'interrogateur, — pas un pouce de moins.
S'ir le geste d'invi ation du pont fe, le théologien le plus famé du temps
W leva : on I écouta : — Il dit :
— Combien d'anges, docteur, peuvent danser sur la pointe d'une ai-
guille ?
On ne respirait pas de curiosité. ,"'
— Treize millions sept cent mille quaTe-vingtSiMiéùf.
— Il ue s'est pas trompé d'un orteil , jura en s'asseyant le grand théolo-
gien.
— Mais vous, interrompit une espèce de sanglier scnlasliqnc qu'on ne lii-
chaitque dans les grandes occasions , une espèce de béte féroce nourrie
desylli'gisinfs à travers les barreaux d'une cage, un sop'oste armé d'ar-
gumentations tmpoisonnécs, ayant la langue aiguisée en léme et la queue
terminée en euiliymèuie; mais vous , qui savez tout , dites-nous ce que
vous ignorez?
Oui! — 0 tu qui omnin sels, die mihiquid nescis?
La question eut un immense accueil : tous les lo|{icicn3 pâlirent,
--^»- La science n'i^n oie rien, lépondit le phénomène.
:^- Donc m ignores, riposta en rugissant le sophiste; ergo nescis, El il
se tournait à dioiie et ii gaiiche comme un tigre vainqueur d'un lion. Un
morceau de l'argumcnldiion pendait à ses lèvres , qui scmblaieul saigner
de l ciicri'.
— Ergo nescis ! Donc lu isnores , répéta t il ; car tu ne rais pas ce que
tu ignores. Nescis quod nescis. Argumentum ad Iwminem, atque ila
probabo. Je le prouve.
— Pour tout savoir, il faut savoir ce qu'on ignore ; or, tu ne sais pas ce
que tu ignores,
Ergo. Tu ne sais pas tfiut. TAescis aiiqwd. Tu ignores quelque chose.
Lcylogstue inspii-o comme le ca;ion une fois sur le champ de ba-
taille : l'encre a un goût comme le Kang Le docteur était haletant ; il se
léchait, il passait, en a tendant la réponse de son aniagonisie, se-i doigts
dans sa barhe, fauve cii'iiérc toute mou'lléc de la bave qu'il avait répan-
due. F.t l'assemblée partageait en quelque sorte l'éiniition de ces deux
étranges savans. I.a foule est toujours la même. Cet bouiiuc tenait lieu
d'une béte à dévorer.
Dans ce mmnent d'anxiété générale , Léon X avait posé avec abaniion
sa main sur l'épuile dp l'ainbassa leur. 11 était heu'cux. Quint à l'omni-
savant, il était impussilile. Les sympalhibs et les olijcrtidns tonnaiont iiiu-
tilctneiit il ses oreiles. Il écoutait sans faire semldmt de méditer sa ré-
ponse, tt lorsque le singulier scolasti(|ue, l'œil en feu , Is dents acérées,
la lui icdemaMd.i; il répondit sùcht-ment : Jcjiic la conséquence.
— Tu nies ton père , donc , hurla le sanglier ; nier la conséquence I II
nie la conséquence , (itil , en se tournaut vers l'assemblée. Qui ajamais
nié une conséquence ?
— Moi! riposta le phénomène avec un nançrfroid ad.iiirable.
Il n'en fallut pas davanla|.:e pour soulever une tempête dans le cercle.
Ailleurs qu'à Home, ailleurs qu'on présence du ponii:e le plus doux de la
terre, au fgufji d'ua çloilre , cette réponse eût fait tii cr les couteaux de
leurs gaines. Qunnd Léon X vit la querelle sur le point de passer de la
rhétori iuc aux coups de poings , il fit un geste et on musela le sophiste ,
qui s'assit en rugissant. Léon X se i;encha ensuite vers un cardinal de ser-
vice assis à sa giuche, et lui dit quelques mots à voix basse.
Le raidi I se leva.
— Que la plus jeune dame de l'assemblre, dit-il, adresse une question à
'homme universel; c'est le vœu de notre saint père.
Cette désig; ation de la plus jeune ne devait causer aucune jalousie par-
mi les dames, tant la dillércnce d'âge était notable entre Lidi la courti-
sane et ses coTpagnes.
Lida rougit et demanda d'une voix qui fut entendue , car jamais le si-
lence n'avait été plus grand :
— Illustre docteur, (luelle heure est-il?
L'omni-savant fut atterre. Et celui qui n'avait fléchi devant aucune
question , et on a pu ju.'er si el.es étaient embarrassantes, ne trouva rien
à répondre à la belle Lida. 11 avait dit sans sourciller la taille des démous
et des anges , et , à sa honte , il ignorait l'heure qu'il était. Muet pendant
plusieurs minutes , il avoua enlin en frémissant qu'il n'avait rien à répon-
dre.
Fort innocente de la confusion qu'elle avait causée au savant, Lida s'as-
sit au milieu des plus vifs témoignages de l'admiration universelle. Elle
avait terrassé l'omni-savant.
Au seizième siècle comme aujourd'hui, la question de Lida étant un dé-
tour poli pour indiquer que le moment est venu de se retirer , le pontifa
prolita de l'avis pour se lever et monter sur sa mule. La fcte était Unie.
i,\ ny Jir
IV.
Sur yës tiiiarchcs de marbre adoucies par des tapis moelleux, les plus
belles fleurs de la campagne roma^ne s'élèvent dans des vases étrusques,
placés de distance en distance le long d'une rampe de bronze, et montent
du fond du con idor aux appartcmens ; des oiseaux chintint en voltigeant
à II avers cette ascension de fleurs et de feuilles. On dirait une volière de
marbre, un palais d'oiseaux. A cette surprise se mêle celle d'un jet d'eau
qui souille bruyamment sa gerbe à travers la spirale de l'escalier , bûloa
liquide de celle cage transparente. On frissonne en plein été. C'est au
bruit monotone de ces harmonies confuses que s'éveille à peine la courti-
sane en vogue, la jeune Lida, Lida que nous avons déjà eulrevuc à la fcte
donnée par Chigi à Léon X.
— Maiiba, niurmura-t-elleen sortant un bras encore paresseux de som-
meil de dessous la draperie rose de son lit, Martha, j'ai rêvé cardinal celte.
nuit. , ,
— Userait diflicile derôver autre chose, mademoiselle ; vous en ave*
eu toute la soirée.
— Toi qui ei|)liques les rêves comme une bohémienne, Martha ?...
— 11 faut toujours prendre le conirepied des rêves, mademoiselle :,
cardinaux signilient barons; nous en sommes menacées.
— Barons et cardinaux, Jupiter ! comme c'est édifiant ! mais aussi
comme c'est ennuyeux I
— Mademoiselle serait-elle jalouse de la conquête de notre sain'-père ?
Je ne vois guère que lui au-dessus des diguités humaines et presque di-
vines qui s'humilient à vos pieds.
— Léon X a une bien belle main , Martha ! Mais tais-toi, folle.
— J'entends, mademoiselle, les porteurs du cardinal Adrien Cornetto.l,
— Eh bien ! qu'il entre dans mon oratoire, qu'il ouvre le tabernacle; r
et qu'en attendant il s'amuse à lire les let;rcs qu'il y trouvera.
Sur la table de nuit de Lida était déposée. pré;e:it de la veille, une ai-
guière d'or de la plus parfaite exécution de dessin et de ciselure. Aux yeus
du connaisseur elle eût été sfns prix ; aux yeux du vulgjire on l'eiit'ccnt
fois payée avec les pieires précieuses dont clleéiait pleine. Elle con'cnait
jusqu'aux bords des perles, des topazes, des rubis, et une foule d'autres
pierres précieuses disposées d'avance pour êtres réunies en col iers, en
ceiniuies, en jarretières. Au moven d'un cordon de suie et d'une aiguille
lescourtisannes romaines s'amusaient à cette ruineuse occupation qui
avait deux buts : celui de fournir dos distractions en écou;ant des pi opo-
sitions qu'on n'accueille jamais en face, et celui de faite comprendre à
quel prix elles pourraient être accueillies.
Lida glissait sa main blanche dans ce sable aux mille reflfts. « Martba.
dit-elle en soupirant à sa servante, les fêtes m'ennuient; les bomn:ai;es
me pèsent ; je suis lasse de niarrher de plaisir en \ lai-ir. Il n'y a donc
plus d'événemens dans ce raondc?Toujours dos désirs qui s'accompi s-ont
avec régularité. Hier des fiitcs, aujourd'hui des fêtes, dem lin dos fêtrs.
L'aïKant du mois passé comme crlui du nv^'w prochain. Ilicn de piquant.
Des esclaves à genoux devant chacun de mes caprices. Adorée de ions,
quittée de tous, indiifércnte pour ions. Je vou.lrais ê te haie ou haïr, au
moins je pi érêrerais quelqu'un... Tiens, je désirerais pleurer... Il ne
tombe donc jamais de pluie à Rome ?
— L'heure, Martha ?
— Celle qui Tons plaira.
— Pas de Uaticrie.
— Midi.
— Si tard.
— De quoi vousétonnci-vou»; n'avri-von» pas rêvé rirdiB»!?
— Toile! — Approche celte toilette; car je n'ai yra'i'-e.rt vas le covi»'
3$
LE MAGASIN LITTÉB-VIUÏ.
ngc d'cssnyc r de me Icvpr. N'cst-cp pi? qii'a'nsi coiffée je no suis pas mal?
Le r ont nu d ini œ.liet roiijto s^r ronillc. C'est ^'U'c : non : c'cs', je
m is. orliiit.il. (.iic Oi oiiciiial, c'«)-t a si z poiir |il,\:ri; à des priiis de
l'rjjli c. M.iMit laiii, mes tisscncos. Non, pas (rcs»,t'ni es aiijOiii<l liiii : de
l'tMii fiaicli -. lù^iii du Tfijrc il fciuinc romaine. Sai^-iu le latin, Maiilia?
— i\un. ma;icini)i>cl!f.
— Murs l • ne se; a> jamais la niaîtres>^ du cardinal de Gonzague.
— C'csl potiaiii, ma-. eiiio selle, unjoîi canlinal.
— Siiisdout' ; inai> il ne vaU' p,is celai de M;uiU)iie,Marllia.
— Mais Cl lui de Manioue ne vaut [ws celui de Sienne, mademoiselle.
— Qui ne vaut pas celai de t-oieiizu. Martlia.
— Qui ne vaut jias le cardinal de Và.cuce, mademoiselle.
— Il le 1 l.iii, ie te le (lunne.
— Mci 1 1, iiiadcnKiiscili.'.
— l'iaiiis-ioi, lin (ardinal de di^-srpt ans!
Au nn!iru de ciS (iiaisaiitcrics, Lid.i avait p'onji; sa têic dans une cu-
TCtie d'e. n, Si hni riiy;,ieiie du ieni[)s, et IVn aval letiiéc fiaîclie, blauche
et légCic 1.1 n. cai ni iife.
Maiiiienuiit, Mar.lia, re'èv(> cet oreiller, ra'igc ces f.tuieuils, eflouille
tles fiiuis sur le tipis, sar ma c ^i. voilure; ([ue (e r.ivijn rougi éclaire
moi) I 0.1 ; que . o layoa bleu tombe sur nus bras, bien comme cela. —
Quel te.npsfi.i il '^
— Un II ni;)s (iiuigiirc : à lire jusqu'au troisième ciel.
— J.' r<p!)icrai to.ie kt jnurnée. Ou'ys-t'l de nouveau, MarAa?
A-t-(Hi iiK in iiôlioiiic celle iiii-t ?
— iNoii, m^ile ois. Ile. Les caLleauï de leurs émincnces sont déposés
dans VDi' e aijii<li.iuibie.
— Val uisis :a peine dVlre vuj?
— Lue i haine d or de Mi an.
— ,lo la pu lerai i p ..t f.is : après ?
T- Une lo: c di- so<e de Bruges.
— E^t-elle belle, M,irilia?
— Kl 0 .ie li< nt iiel)i)iii, tant elle est is-assîvede parles et de dorures.
Kotrc-U.imc-de l/ireiie nVii a pas de pareilles drns srs triîsors.
— Niiire-D.'nie-de-Lortlie, sccounz nous mi.iiiieiiaut et il llipurc de
notre mort, inurui .la Lida t ii >e ^ia|l mi, pil^ eîli: ajout i : Je ne veux pas
de robo de s l: , c. la m'éraill 1 1 pian. R.'iivoie es cliilloiis. Ensuiie ?
— Un 0 ,<eaii veit, vimiii d i Koiivo.iu-\lon I.', iloniié au toi d'Espaj.ie,
qei l'a dune au cardinal de Va|eii -e qui vous ledoniic.
— lia ois au \erl, lol.e ! c. iiu'at-il de si rare ?
— Il pailc.
— f.lqued t-il?
— /ivc Maria; il sait ses prières.
A — U Va reii Ire jaloux bien des archevêques : est-ce tout?
— Un |.e i e boite en carton.
— L)e (|icle piil?
— La persoinie ipii l'a déposée no s'e;t pas nommiîe.
— ( ardaii i si < xai t! mui (uur> tout bas et avec joie Lida.
— Mais, madeiiioielle, depuis une heure les princes ei les cardinaux al-
tendciit,
— Tu as raison : Dis-leur que ie veux bien les recevoir.
Cin!| d yiiiiaires de la cour de fioine cnirèi eut '!a;is rappartcinent de la
co'irtisane ipn, luoilem nt aaimyie sur so;i br.is, seinld.iil une reine rece-
vaiii ses sujtis. A chacun nu gracieux salut , à mesure qu'ils prenaient
phvce niipr.s de ,'on I I. Un nul ils fiirent a sis, elle cungÉUia Martlia et lira
à demi lus dr.ipir.es pour miinx te recueilii,''.
Unis ceae atiiiuie o'ubaudoii et de laii!,'U(>ur, Li la est bien r<nfant
dont les aitisti-s se disputent l'image pour cri^cr leur type de vierge. Car
c'i si la < oiir de Léon X qui lournii ces raviss inies coui lisanr s qui passe-
ront il In p.isitrii.', sous le; bmideau et le v*le de qui Ique sainte Céi ile
ou Agnès; \ierg.v qai n'iproiivi-ut d'auire mariyre (pie celui de poser à
deoii-:uie dev, ni Pi ipliaël, li' plus volu,,lucux des liouiiiies,
O loiqu'iii pi'iii c stuiiie d.i iiiaii ', on recoiiiiaissait dans les cim pcr-
soniiaeesqiii vent eut dère iiiîroluin les cinq cardinaux favoris de
Lf'oii X. c.u\ qii, hier encore, iui formaioal une suite d'élite, à la fè'.e
don.iie il laiiiliatoa l^u^ de Portugal.
Apiè- av 1 r la.i leur coït ii Lida ei Iii avoir exprimé combien sa beau-
té et -a loili'lie avaient produit d'ailniraiinii sur les speiiaienrs de celle
foie, les raidi aux atie.'iilir.-iii qu'il lui pifit d'ouvrir la conversation sur le
Sujet (iiiiles iivaii réunis «h. z elle.
Le pus lap.iroch'; de son II; éiait Adrien Cnrncito, élégant cardinal,
jeune !;omni« aux yeux bleus ei i.cnsif-, aux ch-veux noirs ; cmUrasle
raie en 11 ■ ie. De sa priinr 1' éliiiceliu e (nutiit ce ji'l de liimèie quel, s
pciiiires aioiliiil ii l'expiessi. n do ngi'd ipiai d ils ont liui de primlrc
un 1). au \isage. l'ounain en examiiiint de pus la liguie d'Adrien, on était
f urpr s de la tristtvse qui 1 1 voila l et (|ui c nliasla I av c le luouve.iieni
ambiiiei.x de se narine-. Les pa siom i en •eut d3 bondir ii la surlice de
ce l.vc en ;.pp:ireure pur e; peu prof iid ; sous la liaipidiié dj fajeu-
n< fsi- en ap iceva t les nioi..sir(S de 1 avidiic, de la puiss me ci île I .m-
liiiion, d" nie ne qu on l'p içDit h-s uions;ri'S de a nu r par un jour de cal-
me; piolii italu-e, propr,- •. Insjiinr le pinceau de M cli. I- Vngi-, le pciiurc
des anges lo ul é-, et la p!,r.ne de Mm hiavel, l'hiMorien de I iVne de. pi iii-
ccs de ia lei ic. San ici ai "livâiie u,ninin.;e l'ardeur du .sang, la «éliéiiieiicc
(ia curaciùi'c, rciaportemcnulespaisloiis; uuUc ces houiuicsqui outtous
les désirs à la fois, ceux delà terre et ceux du ciel ; ceux des hommes,
ceux des iireirescldes lois; croyant pjr terreur, jaloux par naiure, aimant
avec faiiaiismc.
Liila avait ies yeux sur Adrien et le consultait à chaque parole qu'elle di-
sait; lui,auconir,i:re, affecailde n'avoir aucune iiiilucnce sur elle.
— Seigni'ur, d t elle, il e^l unedilhcalte à no re projet.
— Lrquille? lé] 1 quèicnt vivement les cardinaux, pJsqu2 nous sommes
tous ici ei que nous n'avons qu'une seule et même volonté.
— Je ne suis pas en étal de grâce.
— C'est peu de chose, reprit A^lricn Cornclto, je vous absous. — Vos
péché 1 vous sont remis,
— Ce n'est pas tout, inrs pères; après l'exécution ma conscience veut
être fans tache comme avant. Signez moi une iuduigeuce tléuicre pour
ma part dans l'action.
— Voilà. Etesvous rassurée ?
— Pleinement pour mon âme. Passez-moi cette cassolette: et parlez
princes, — tnaintenanf.
Lida appuya sa julie tête sur roreiller, disposée à no se mêler en rien
^ ta discussii.Mi ; en digne maîtresse de logis, elle voulut laisser toute li-
berté il ses hôtes.
~ L'empoisonner au moment du saint sacrifice de la messe. C'est moi
qui prépare le ciboire, proposa le premier Adrien Cofûeito.
— Délesiable ! — lui réj) ndil-on. — Car.,.
— Si ce jiuir-là il n'olTi iait pas, un de nous serait forcément à sa place
viclinie du piège, cl il ne faut pas qu'un iinio eut paie pour un pape.
Lida appela ijai tha pour lui dire qu'elle étaii. viaibie pour tout le mon-
de; elle lui conmanda de laisser ouvertes toutes les portes.
, Les cardinaux se regardèrent et se turent. Cet ordre ne semblait pas
les rassurer.
— F'oursuivez, leur dit-elle, je veux qu'on sache que dans la matinée
Lida a reçu, comme d'usage, tous cent qui se .sont présentes chez elle.
La précaution de Lida fut comprise ; elle écartait le mystère, par con-
séquent les iuierprétaiions.
— Expéi i iice d'amour louruée à la piïlili^ue, princes, ajouta-t-clle.
Les cardi- aux SDurircnf. i^ Wj
— Je crois qu'il faut l'éiouffer. Je me charge, moi, cardinal Baiidinellf,
son lertour crdinaiie, de lui app'iiju'i' si fori le biévi.iire sur li bouche,
qu'il mourra dans cinq minutes tl en é at de grâce, telon bs cano.is.
— C'est le S!i;ipliei! le pius diflicile, objecia-t-uii, qu'on puisse ima,-
gincr, Lssayeî sur un chat. Dans le inomeni de U siraiigiilaii ni lès se-
condes vous sembleront des sièeles. El vous, caritiual Su leriui ?
Lida avait mis un paudu rideau sur sa bouche pour ne pas rtre ii celle
compara son.
Soderini reprit :
— Il a la vue basse ; si l'on retirait deux marches de l'escalier de sa
chapelle ?
— Bah ! i! en serait quitte pour la contusion.
— Je crois, opina le cardinal Itiario, qui n'était pas pour les chutes,
qu'il est plus simple di' le po gnar.ier.
— Oui, comme dans les iragéJies grecques, interrompit un de ceux
dont l'avis avait été repoussé. Nus miiiis blanches à tous ne me rassu-
rent guère sur le gesie éne.giqiie (ju demande un coup de poi^^nard.
Savez-vous que dans ce moment l'Cmotion fait une cuirasse au sein qu'on
va frapper, et de chaque bouton un œil qui regarde.
— Ce jour me ble.-se, dit Lida ; Uiarii), fanes tomber cette draperie,
— D'ailleurs nue mort semblable i-erait trop proaipie; ;i quoi n')us
servir.i't elle? Qu'il meure, so.t ; mais en détail, pour nous laisser au-
taiitd'heures qu'en exige le temps de 1er 'mplaccr. Nous ne nous veiigei ns
pas, nous changeons de pape et nous ne saurions l'être tous les cinq. Sa
longue agonie nous permettra de débattre les litres de son sucees-eur.
Le p'iignard est iloiic rejeté. I^éeapitulons : nous avons dit le cali e ciu-
poiî&nné. l'etouH-nienl, la chute, le poignard ; de tout cela rien no vaut.
— Et l'enlèvement ! s'éeria le cardinal Alphouse Petrucci qui n'avait
pas encore parié.
— El qiiaii I nous i'aur.nns enlevé? belle avance ! On attendra qu'il soit
relroiné ; la place re.Mer.i vile. Est-ce là ce que nous voulens?
A bout de Lues moyens, les cinq cardinaux tournèrent leurs regards
vers L'da, comme pour l'iiniier à décider entre cu.x ou il donner uu rae.l-
Icur avis.
— J'ai sa mort dans cette main, dit-elle en élevant son poignet rose.
VouUz vous que je l'ouvre i"
Apprenez, continua telle , que celte boîte contient du poison ;
un loii-on .si vif cl si leni ;i la fois, qu'il lu' ;i cjup sûr et .à la miniile in-
d qiiée. Veicelli, médecin de LéoiiiX-, s'e-t c'JU'gé d'en faire usage pour
guérir la plaie tbi iioiitil'i'. Nous pouvons eo'i.p'ee sur Vereelli comme sur
ce poison, qui, an Ijcsuin, nous délivrerait île tout un conclave.
— Ainsi, reprit Adrien CorncKo, le pape mourra s mplemcnt de la
maladie ipi'il a.
— Venez me baiser la main; puis, ir.c laissez dormir, princes ce l'é
glise, pjuiiia Liila.
La noble cor.ipagnie s'écoula peu à peu ci fans bruit pour regagner (n
litières sCj palais ( t se,-: sonijitiieuses viihe;. . ,:■..< ,.
Lida se rendonniicn serrant dans l'une djs .rqâ.rtélicatcs maioSHle poison^ ;■
composé par Ct'i\Uuet dans l'^uue ilii ck£3.yifc'i'.eide [Krîuiis,' i
LE MAGA^N LITTÉRAIRE.
69
V.
Quflqnes somainrs apit.«, h ville était oncoro rn fête ; m^is , crito
fcis, le peuj)le aviiit son tour ; la céiÉmoniL' était pour l:ii ; il éiait
pAilout : jiubc sur les loiis, porcliû aux croisées, accroc'ié aux ar-
Lrcs, >emè dans les rues, (5pars 'laas les rarrcfours , pressé sur le< pla-
ces publiques, pricinaltinent sur h place dj Saint-Piv rre. Là, il éLiit a;;-
g'oiuéré comme au jour où l'on él' va lV)bei..sfpie égyptii'ii; un spoclatic
lui était réservé, autrement curieuv qu'une pierre a poser sur sa base :
on allait pendre; et auparavaiiu: \,^cler et rouer, ciuq cardinaux, bi-
rons, princes de l'église.
— Comment pend-on un cardinal? disait l'un.
Et l'autre répondait: — Comiae on en pendrait cent; apparemment
par le cou, entre la teie et les épaules.
— Mais comme tout le monde, alors. C'est bieir la peine d'être cardi-
naL
— Oh! mon Dieu, oui ! comme loi et moi quand ceh nous arrivera.
Tu croyais sans doute qu'on usait avec eux des luàaies précautions ([u'on
prendrait pour soulever de terre un obélisque de peur de le briser; qu'on
graissait les poulies d qu'on mouillait les cordes. Tu le irompcs,
l'ius loin d'autres propos.
— Mais quel est donc leur crime?
— On ne le dit pas.
— Pardon, on le dit.
— Puisque vous le savez, dites-le.
-*' Ils ont mangé gras uu vendredi.
— C'ei-t aflieux!
— Ce n'est pas cela — ils n'ont mangé ni gras ni maîgre ; niais ils
ont tenté de poignarder le saini-|)ère.
— Laissez donc : — vous voulez les excuser.
— Oui ! le poignarder comme poignardait Borgia, — dans la so'jpe et
avec un couteau en pondre. >
— Ali ! il s'agii ait donc, selon vous, de poison Versé dans la soupe ?
— Faux! — car le pape, c'est coana, abhorre la soupe. Or, le fait
est impo;sil)le.
— Soit : il n'aime pas la soupe . Le poison aura été versé dans du
vin.
— Eh ! ce n'est pas cela, criait un mendiant romain balancé à une
branche, au haut d un arbre : oa lui a jeté un sort.
— A la bonne heure, voilà qui est naturel ; et où le lui a-t-on jeté ce
sort?
— Moi, je le Siis, reprit discrètement une vieille femme mcigrc comme
son a'ii'ule Locus'e, ridée, édentée, safranée comme elle.
Sans lui donner le teiiips de s'expliiiucr :
— A la bouche, n'e,t-ce pas, on lui a envoyé ce sort, sibylle? Il ne
pourra plus dire au peuple de payer l'impôt.
— .Non ! c'est ii la main. Il n'aura plus la faculté de prendre,
— Vous n'y êtes pas, c'est aux pieds : il na marchera plus sur nos
tètes.
— Ni à la bouche, ni aux mains, ni aux pieds, reprenait la vieille, qui
tenait ii fa supposiiion autant qu'à son dernier thicoi.
— Où done le lui a-t-on appliqué ce sort, noire sorcière ?
— Je ne le dirai pas.
— Alors tu l'as dii, répartit un batelier du Tibre.
— Je n'ai rien dit.
— Oui !
— Non !
Et la foule courait sur ce point, aiïjra^e de curiosiié, demandant un
mensonge, un cri à proférer, quelqu'un à porter en triomphe ou à as-
sommer.
— Oui! elle dit avoir jeté un sort sur noire saint père.
— Elle l'a osé, l'intâmc!
— KUe l'a soutenu, juré.
— Tuons la, luons-la !
— Je n'ai pas jeté de sort.
— A l'eau !
— Grâce !
— Pas (le grâce, à l'eau 1
Saisie par ses jupons, traînée sur les pierres, soulevée à bras, la vieille
fut plongée dans l'un des bassins de la l'iacc ; et si elle ue s'y noya pas,
ce ne fut pas la faute de roux qui l'y cnlouctrent.
— Voyez vous ce peuple ? disait un liomaie grave ù un autre homme
grave. ,
— Je le vois.— Ce qui va se passer sérana exemple pour lui.
— Je ne le crois pas.
— Vous ne croyez rien.
— Pardon 1 Je crois aux fautes des forts et ù la clairvoyance des fai-
bles.
— Croyez donc alors que les faibles, ne porteront jamais plus la main
sur le ,saiiit-p('>re.
— PouKpioi cela? Estrc que c'est le peuple qui empoisonne les
papes? L't véiiement prouve au roiitrairc que résout les rardiriaux.
Que l'exemple leiu' en i roliie ! Le peui>le saura seulement q«'it< ne sont
pas si tacrés , puisqu'on a la ia.ultC de les pendre suus tau-ilége. De là
il conclura que des cardinaux qu'on pend font des papes «jn'on pent em-
[)oi oimer. Cardinaux et papes sont de la même l'amillc. Vou'iricz-vous
a\oir un pendu dans la vôtre?
Autres groupes , autres raisonnemen?. Si les pendus avaient la faculté
de voir ou pluifit d'entendre , à la hauteur où on les place , les cini pa-
tiens qu'on allait accrocher i-uraient appris de sirgulières choses en fer-
mant les yeux.
Nous ne saurions guère csieux que la foule ce qui avait attiré sur la fêle
des cardinaux la terriijle punition qu'ils allaient subir , sans deux ou trois
pcges d'histoire lloitanies sur un océan de trois siècles écoulî's.
C jmmc beaucoup de nominations papales , celle de Léon X avait été
en grande partie atiii')U''c à la brigue et à li corruption. Au nombre de
ceux que des séductions e\a;î.'TéC3 , ûi brillantes p-oaie^ses avaient en-
raînés .i porter b uis voix sir le fils de Lairent de Mérlics , à 11 mort de
Jules II, éta tAhhoiise Peirucci, cardinal de Sienne. Oni'ieusement rrqu's
à léiectioM de Léon X, à cause de son iniluence, il avait été ensuite !e p'ns
lâLhement trahi dans les espérances q'i'il avait conçui^s. Pandotii, son pè-
re, avait vu siS biens conli^qui''S ; Boighès* Perutci , son frère , avait été
dépouillé de sm t tre de gouverneur de Sienne ; et l'un et l'autre, par
Léon X fdit pape par eux, par la grâce du Saiol-lîsprit et par le poids de
leur or. Celle tra'nison n'était pas la seule.
Léon X avait été poussé à la chaire de saint Pierre par la faction des
jeunes contre la faction des vieux, par le parti des Italiens contre le pr.rii
des Allemands et des Français ; et ces Italiens et ces jeunes avaient été
SI s amis d'enfance , sr s compa^'nons d'armes M champ c!c Maiignari . ses
frères dans les arts ; ils étaient la plupart ses égaux en âge , ses pareils en
niiissance. Ceux-d lurent également délai; ses.
Celle conduite irrita des ambitions acérées, frois-a f!cs amitiés, foula
des souvenirs et des reconnaissinces. L'homme parvenu n: devrait av ir
aucun lien ;;vec le passé , peur n'avoir pas à compur avec lui. Ci'ux qui
l'ont aidé savent par où i s l'ont s juteuu ; etcomme le côté qu'ils caetôii-it
quand ils portaient leur id.)le est son faible côté, c'est celui qu'ils déccu-
vre.'it lorsqu'ils veulent aba'trc ledit u.
Malheureus' ment Léon X , avant sa papauté, avait été trop rrclé i
la vïe d.s hommes pour que bs lioniTies, oubliant ce qu'il avait de vriL
niériie, ne doutassent pas q'jelqu''fo:s de fa sainteté; trop l'avaient oh'.i^i
pour pouvoir meure le dédain qu'il professait pour eux sur le compte
d'une abuécation divine. Api es son élection , les haines de tous se léfa-
giéieni et s'anitssèrenl en silence dans !a colère d'nn seul. Ce vengeur
fut Alphonse Petrucei. Après avoir renoncé au projet d'assassiner lui-
même le jiape , il ourdit une rcinspiraiion pour s'en débarrasser à tout
prix. Depuis Alexandre VI, rE,i;lise n'avait pas autrement. Les stloni.îts
sur la papaut;'' coriigeiiient la vénalité des élections ; le poi-on dissolvait
ce que l'ir avait soudé ; nn Iléau chassait l'autre. Le mal tiail incurable
parce qu'il éia.t d ns les mœurs , et parce que c ux qui n'en tEOLTaicnt
pas en vivaient très bien. (Juand d x papes peiiveni pi'rir dans m an , on
a dans un an dix fois la chance de d'avenir pape. Jamais aussi les femmes
n'avaient eu plus d'iiiHuence qu'alors. Pie III avait bien pu leur iii-erdire
l'usage d'offrir des fl- urs , roquellerie meurtrière dont elles abusèrent
dans le m>sière de b^irs oratoires , mais il ne put leur défendre rie s'of-
frir elles-mêmes. Comment aniail-il arrcté p?r une loi préventive celle
qui cacha du poison dans sa bouche et tua dans un loi'g Ivaisi r. Sans être
parvenue à ce degré où s'élevèrent les femmes du temps (b s norgi i, Liila,
on t'a vu, avait prêté sans horreur son boudoir à la coijuiaiion des cinq
cardinaux.
Liie r.uit, souffrant déjà, triste . languissant, sans sommeil , mal à l'aiso
sur son trône du monde , Leou X eut le désir de verser pouite à goufa
dans lesein d'un de ses cardinaux ces simp'estortsdo connieitcequ'boin-
me on néglig*îdcse rappeler, mais que pape, ,•>; pape malade, on s'impute
à crime de biissiT sans contrôle. L'am; d'un paj'v c'es'. le ciel, l'ombre'
d'un nu.age y répand une tache de ceiit.Ucuii.'i,
L'inspira ion lui jeta le nom ù'A Irien Corneiio. '4. '■• fit appeler ; il vint.
Se dépouillant de sa dignité suprême, il l'engagea à s\. "■^eoir près de lui ;
il l'aceaiiia de protestaiioni et de caresses, et, sans témv.'- s, il l'onirc tint
de leur jeunesse, sitôt pissée, pour l.ii surloii», que la.Vc'dcur pâ'is-^a't
d'heure en heue. comme un a-tre qui descend. D'une voix ^'-luc»- <>i pé-
néirmio, familière, comme s'il eût été encore à virgi ans , Toi- "t..» n'en
ayant que quinze, il lui rappela la guerre où ils s'ilaienl Irouve.v cusera-
bie, tous deux c:>pi:aiiies; il re\int sur leurs souvenirs dépée, nvùns pour
s'en gloritler que pourbl.iiner leur commune inhumanité à ver.ser le sang
de leurs frères. Adrien parut tauché.
Comme son sublime pénitent, il partagea ces remords irréparables ; et
tous deux baissèrent leurs têtes plus lourdes que si elles eussent enrore
été chargées du casque. Ensuite, et toujours d'une %oix plus humi iee,
Léon rajipila à Adrimi dos jours d'égaremens pendant la paix, des fait>les-
ses do conquérant après M> exploits de capiiaine. L'indulsieace cou ait à
pleines lèvres de la bou'he de Léon \ en i.iveur d'Adiien ; mais il n'osait
y prendre pari. Il aitendail le pardon de celi.i qui tenait sa couscienre ou-
verte. Adr.en parla, qu.ind ce lut sou tour, d'cxpialious consommées, de
péiii (iKcs acci'iiip'ie.*.
— Soit, ilil Léon X. et puisque vous pardonnez, qu'» mon 3me rlus li-
bre, p'us légère, vole à Di; u. Mi ntenaut votre ahs lution, Adrien, si je
la mérite, "iJûicz vous, Ad'ice, je sjullre. Si Pi;u m'enlçTïii à celle
heure,
hê
LB MAGASm LITTÉRAIRÎS.
La figure blafarde de Liîon X, de ce dieu traînant le poison dans ses
enlrailli'», serra le cœur d'Adrirn.
Damné pour daniui*, il pruuunça l'absolution sur le front de son arai,
qui, en sl> re tvaiit, lui dit :
—A mon tour ! iMainieuPiitquc jesuis pur. veux-lu, Aûricn.me confier
les fauies et reci'vor uu.ssi mon pa'don ; autre proposition qui t;laça le
pi'U de sang qu'Aili ieu sentait rauiassû autour de son cœur. Après avoir
été sarriK'ge en se chargeant du pardon de ta victime, serait-il de nou-
veau sac:ilége en obtenant le sien de cetieméme victime i* Pourtant il n'a-
vait aiii'un prtHexe à alléguer pour se refuser à cet acte de pénitence. 11
se confessa donc à celui (|u'il venait de confesser. Il approcha ses lèvres
violettes de l'onille du Saint-Père. Spectacle sévère que ces deus puissan-
ces du monde, l'une à «enoiu, l'auire écoutant, au milieu d'une salle dé-
mesurément profonde du Vatican, chargée de peinturei belles f t terrililes,
pont les chairs jaunis seules saillaient hors de leurs cadres d'or ; toutes
lèies mmr.intes ou languissantes de martyrs; bouches qui clent de dou-
leur; épaules effrayées sous le fouet du bourreau; nidle (ipurations epar-
ses anniinçant un Dieu terrible même pour ceux qu'il aime. Et ce péni-
tent qui venait de jouer le rôle de prêtre éiait un empoisonneur; et cet
autre prêtre un i ape empoisonné.
— Fautes b gères, murmurait avec indulgence, le saint-père, fautes
légères que cela !
yu.ind Adrien mit devoir arrêter ses conGdcnccs manquant de respi-
ration pour achever, Léon X lui dit :
— Vous oublie! de me révéler encore quelque chose. 'i| niini ,3 nt..
S'il eût dit : "Toigis m'b ?"
Tu m'as empoi^ouné, Adrien I i,; coup n'eût pas été plus terrible.
— (Jiioi ! qu'oiiblié-je ?
Léon X sortit de sa poche une petite boite.
Adrien crut rccounaitre celle que Cardan avait donnée à Lida, Lida à
Vercelli, MhyuhK
Ele I enfermait un portrait de femme. d >.ilq >i> ^'
Il ne s'agissait que d'une femme abandonnée, oubliée ou tuée ; Adrien
se reuiit.
— Continuez votre confession tnainlenant, reprit Léon X.
Alors Adrien Corneito, sur la vue de ce rorirait, ajouta à ses révéla-
tions quelques pages ardemes, au fond plus noires d'erreur que de
c: iuie.
— Rien ne reste, reprit Adrien, de cctle passion, si ce n'est la honte de
l'avouer à seize ans de distance. !'. ■ ' '
Posant un doigt glacé sur la bouche d'Adrien, le pape lui dit :
— Si, il leste encore qiiel(|ue chose. Et à peine Léon X eut-il révélé
ou Cardin d quelles éiaient ces lunesies reliques d'une passion morte, qu'A-
drien piil la fuile, roulant les marches du Vatican, traversa Rome, et cou-
rut ch^ z Lida.
Avec une piilrur que les moris n'ont pas, avec un repentir dont l'ex-
pression faisait frissonner, avec de- larmes que les martyrs seuls répan-
dent, il pria, il conjura Lida de renoue» r à poursuivre l(ur abominable
action, il lui dit de courir le dénoncer lui seul à la victime. Il la persuada ,
il l'aileiulrit, il la comman;ia, il la fit pleurer, il lui lit peur ; son souille
la glaça ; il lui parla de l'éternelle mHlédieiion de Dieu élendic sur
leur tète ; il lui munira l'enfer ; et, la saisissant ensuite par le bras , elle
efliayée, lui plein d'épouvante et hagard, il la conduisit à travers les rues
de Rome, alors éteintes et désertes.
On n'entendait aucun bruit, si ce n'est celui de leurs pas qui traînaient
sur les dalles, snus leurs longues robes qui s'engouffraient derrière eux,
et ils ressemblaient à ces damnés qui ne marchent ni ne Vfilent, (|ui vont.
Ils s'arrêtèrent en face du Vatican, rouge des lampes de nuit qui bril-
laient deirière les rideaux.
— Dieu est là, dit-il à Lida ; il vit encore, il rayonne. Lampe du Christ
allumée sur le monde, malheur à qui l'éteindra.
Le grand escalier du Vatican et ses colossales marches se dépliaient de-'
Tant eux. Adrien dit à Lida :
— Monte !
Et il 11 poussa. Elle ne leva le regard que devant le saint-père. Pâle et
brisé, il por ail, sur un immense christ d'ivoire, un œil où le sommeil et
la mort se confomlaient. Lida posa sa tète sur les genoux du pape ; et ,
lui rêvant et elie à voiv basse, comme parlent les mauvais anges, ils se di-
lent d'étranges choses.
Léon X sut tout ; et, trois jours après, Petrurci, Riario, Bandincllo, So-
ticrini et Adiien Cornetto marchaient au supplice.
En sa qualité de médecin, Vercelli fut écartelé.
C'est pour cela que les cloches sonnent sourdement, que le Christ est
voilé dans les temples, que la prière des moris gémit fOus les nefs.
Tons cinq filèrent à pied jusfpi'au milieu de la place do Saint-Pierre.
Là le bourreiiu leur arracha, lambeau à lambeau, leiii^toljèSi, rouges,
leurs chapeaux rouges et les soullleta. ' ', , ^
Puis le bourreau les montra au peuple ainsi dépouillés, en criant,: Ce
sont des empoisonneurs !
Puii on roua Al.ihonse Petrurci.
On le souleva par le cou, comme un chat , au bout d'une oercbe de
soixante pied»-. yrim^ «
£t comme on allait rouer Adrien et les autres cardiQaia,^,;,; , ,,^
Le bourreau, qui avait loujours les yeux fixés sur le Vatican, regarda
mieux, abiii,-sa sa barre de fer.
Aux croi-ées biintaincs du Vatican un mouchoir blanc flotlait.
Le bourreau délia les cardinaux, et il leur dit : Vous avez votre grâce !
Une petite li>iire cadavéreuse, réduite à rien, £e montrait à cctle croi-
sée. C'était celle de Léon X.
Deux mains, ouvertes comme deux ailes, s'étendirent pour lancer une
malédic'ion.
Le bourreau fit inclinrr les quatre têtes de graciés, et leur dit : Le*
pape vous maudit. — Sortez de Home. — Fuyez! maudits!
« Maudits! » répéta RoEiC. irol ■»i>iimIiH ,.■
•■■■"'" '■''"• "'tÉON GOitAfi. , .
(Ptme du &iùclè.) '^^^ "''"'"
SiC Caisitalsïc-Hat^Qi.
::U
Il y avait, au commencement de l'empire, à Besançon, vieille cité dé'ei»
vote et militaire, un ancien officier dont la vie était mystérieuse, rie qui -
le> habitudes étaient assez bigarres , et dont la physionomie élail la plus
originale qui se puisse voir; on le désignait sous le nom de Capitaine
Dteit, 1! est difficile de savoir au juste le motif poer lequel ou l'avait J-;
ainsi qurdifié : les uns préten laicnt qu'il avait conquis ce surnom à la
pointe de l'épée lors delà pacification de la Vendée. « C'était alors, ajou- .
taient-ils, un drs plus ternb'.essabreurs de l'armée du général Hoche. ». :.
D'autres attribuaient à la couleur de sa barbe, si foncée, qu'elle lui mar.-(
brait les joues d'une plaque d'indigo, l'origine d'un snbriijuet que le ca-
pitaine méritait encore davantage peut-être par la nuance de ses yeux et
par celle de ses vètemens.
Bien que ce militaire fiit très brun, il avait les prunelles d'un azur ver-
doyant et blême comtne ces anciennes vitres de campagne sur lesquelles
les rayons de la lune ont , durant de longues années , déposé de fausses
lueurs. Cet homme néanmoins était jeune encore; son corps, d'une ro-
buste maigreur, était celui d'un athlète, et sa tête, douée d'une expression
à la fois loyale et dure , avait je ne sais quoi de craintif et d'altier. Ses
traits avaient coutraelé l'immobilité du bronze, et son œil languissait in-<
cessaminçnt comme celui d'un tigre enivré de sang. Ce mortel , en un
mot, était la vivante image d^ l'ubrutissement. Un vieil habit trop large,
sur lequel une longue queue de hussard avait tracé un demi-cercle gris,
f e balançait sur les épaules du capitaine, et la couleur de cet habit n'était
pas moins étrange que ceile du reste du costume. Il perlait, en toute sai-
son, un grand bonnet de police bleu-clair, un habit bleu-clair, un gilet
bleu clair et une culotte de la même couleur. La nuance de ce blsii , vul-
gaire et Inirlesiiue , était précisément celle que les perruquiers d'autre-
lois mariaient si heureusement, sur les panneaux de leurs boutiques, avec
des éioilles d'un jaune de gaude, terne et allristant.
Un tel accoutrement, porté avec persévérance, suffisait au besoin pour
valoir à son maitre ce surnom de Capilaine bleu. Ces couleurs, de toute
évidence , correspondaient dans la tète <le notre héros à une pensée , ou
il un sentiment; car la pa'sion qu'il leur portait était passée à l'état de
manie. Vingt fois on avait cherché à pénétrer les motifs de ce caprice
sans y réussir. On jour cependant, à celte question :
— Pourquoi donc aimez-vous si exclusivement le bleu?
— Il répondit il'une façon machinale :
— C'est à cause de l'horreur du rouge...
Et il n'acheva pas autrement sa phrase.
Voici donc tout ce qu'on savait de cet officier : né dans la province (il
était facile de le constater en écoutant l'accent franc-comiois se prélasser
dans sa bouche), il y était revenu après la campagne d'Egypte, et, au
moment où la gloire militaire enivrait toutes les âmes, il avait pris sa retraite,
encore dans la force de l'àKe, pour se retirer à Besançon où il ne connaissait
plus personne. Il habitait une petite chambre mal éclairée, non loin du palais
Granvtlle, dans une énorme maison dont le pignon regarde le profil de
l'église Saint-Maurice. La fenêtre unique de ce logement s'ouvrait sur
u.ie arcade qui communiquait alors, en er jambant la rue, de l'église
h la maison du capilaine, laquelle, avant 89, avait fa t partie du chapitre
de celle paroisse. Cette arcade, épaisse et noire, projetait sur l'angle de
la rue de la Bibliothèque, rue très étriquée à celle place, uneoiubre
profonde. Personne n'avait jamais mis le pied dans la chambre du
Capitaine Bleu , que l'on trouvait chaque soir, jusqu'à dix heui es. dans
un certain café borgne , où 11 employait sa vie presque entière à tirer
d'une longue pipe en porcelaine bleue des bouffées de fumée (ju'il chas-
sait dansl'air, mêlées à quclqif.'s monosyllablcs dont se composait sa con-
versation ordinaire. Pour fiaUe^S» passion favorite, le maître du café lui
fit donner un jour un verre bleu à|Vec sa cruche de bière , mais le capi-
taine le brisa avec fureur sur l'oçcipuit du gtrçon qui le lui présentait, A
part ce léger incident, il s'était toujours montré le plus pacifii;|ue des
hommes. 11 aimait à entendre discuter les habitués de l'étabiissemeiit, et
chacun lui offrait volontiers place à sa table. Puis il se retirait de bonne
heure, sauf les .'oirs où la lune dans son plein brillait dans le ciel. Alor.s
il errait dans les rues de la ville, toute la nuit durant, comme une ame
en peine.
Le Café des Droits de l'homme (tel était le nom de cette résidence du
capilaine) était depuis longues années le rendez-vous des officiers de tou-
LE MAGASIN LITTÉRAIRE,
/«!■
trs armes qui possaicnt p.ir Besançon. Il avait jadis porld le liire de Café
des Gurries fi ançuiscs ; mais depuis «lUC le jacobinisme C'iait passé de
mo :e, il avili; suUsiiiué à coiie d. :<ii,'iialioii lerioi i.sie un talilcau reprcsen-
laiil deux hussirds ;iliablés devant une ciiich« d'où i>'(l.in(;aieiii en dou-
ble hyperbole deux jeis mbusstu\ qui retoiiibaii'iii dans lus veTCS de* bu-
veurs. Pi es de l.i bouteille, sur une si pucoiipc.j aient (i^urt^s les luif^port' ails
de cini| macarons, et^miourde deuxg'u rrJer uriiésdi; queues encadrées do
belles insses et barbouillés dune eir.oyible iiioiis'.aclie , on lisait: Aux
vrès Itussarls de tu maur fi ancès ! Ce café était à Besançon, pnur les mili-
taires, ce qu'est à Paris, pour les provinciaux, le Palaii-liDyal. Ueuxaniis,
dont l'un [.ariait pour la Hollande, l'autre pour l'Italie, s y donnaient
rendez vous au retour, et ceux qui revenaient par hasard laissaient de
leurs nouvelles aux retardataires.
II.
Un soir que deux régimens s'étaient rencontr(?s à Besançon (l'un al'ait
traverser la frontière et l'autre venait de la repasser), le Cnfc des Droits
de l Homme ( l'on avait conservé l'habitude de le désigner ainsi) se trou-
va renqdi de milita res de diverses armes. Là, d'anciens amis se reiroùvi^-
rent, et se reconnurent au milieu d'un nuage de fumée de tabac ; et ce ne
fut. pendant plus de trois quarts d'heure, (|u'cxplosions d'amitié, de joie
et de surprime : que questions empressées, que réciis d'aventures toutes
plus pijuanies les unes que les autres; les cU'usioas de tendresse ne pou-
vaient plus s'évaluer que pnr hccioliires d'alcoul.
Les cervel es commençaient à s'échauffer. A peine, au œiiieu d'i (r'âcsiS
général, entendait on le bruit sec des queues de billard, qui, dans ces
temps barbares où la science du carambola;;»» était encore à naître, n'é-
tai< nt pas garnies de cuir à leur extrémité. Seul , assis sur une
bai.quetlc, l'œil vitreu\, la tète inclinée, l'air abattu par la mélancolie, le
Capitaine Bleu, paraissant étranger à ce tumulte, ne remarquait point,
tint il était distrait, quatre on cinq personne-i accoudées auprès de lui sur
une petite table ronde, lesquelles parlaient à voix basse en le regardant
avec curiosité. . ■ . '.i ■• "i r.-,'' ''<'
— Ce que V0U3 ditcs-là mé surprend , disait iih chi^f 'd'esc'StlrHrf'à'ni
mousiaches grisonnantes ; de telles habitudes sont loiti du caractère de
l'homme que je crois reconnaître: Pourtant, ce sont bich là ses tratts ;
n)ai^ il a une (ihysionomie de séminaire que je ne lui avais jamais vue :
où demi'ure-t-il ?
— Il perche sur le toit d'une arcade attenante à une église , dans nn
bouge d'où il est parvenu, à force d'argent,' h déposséder le sacristain de
Saini-Mauiice ; on lui donnerait le bàioii de maréciiaf pour abandonner
ce taudis, qu'il n'y consem irait pas.
— At-il eu bien des duels, depuis son séjour à Besançon ? ' ' ' ' '
— 11 les évite avec soin. L'autre jour, un jeune hOinnie se divcHis^Sit
à ses déiicns, le plaisantant sur ses habits bleus et sur sa ligure t\'. sa-
cristie ; le capitaine ne répondit rien ; raa's l'agresseur étant devenu plus
goguenard, le capitaine pâ'ii soudain et s'en fut.
Le coQiinandant parut stupéfait ;'i?t 'après un instant de silence , il re-
prit :
— Eh bien! savcz-vous pourquoi Morisset (Cïr tel est le notn du Capi-
taine Bleu), savez-vous pourquoi il avait renoncé autrefois à tuer des maî-
tres d'armes ?
— Lui ?..
— Oui !... D'abord, il faut vous dire que dès que nous arrivions
dans uie ville, il faisait demander le'i maîtres d'armes de la localité, les
insultait et les détruisait successivement. C'était, disait-il, par philamro-
pie qu'il agissait de la sorte, siienJu que ces professeurs d'esciime cau-
saifiit la mon d'une fou!c de bnur,jeois à qui ils dunnaieiit, avec des prin-
cipes incomplets, l'insolence sullisante pour se faire estropier. Mais Mo-
liasct, Fraiic-Coiutois de la vieille souche espagnole, aimait le duel com-
me nn Castillan ; d'une fiiçon romanesque, poétique. A la vue d'une belle
campagi:e, il demandait des épées. Morisset avait la folie du courage :
jouer sa vie était un ravissement pour lui ; le sang était sa rosée, le car-
nage son é'énieni, et, i>our qu'il soit encore debout, il faut que la furtune
l'ait f.ivorisé d'une manière inouïe.
— Morbleu ! commandini, si nous vous étonnions tout à l'heure,' Vous
nous le rende» avec usure!
— Doic, Moris t remarqua que tuer des maîtres d'armes était une' du-
perie, a Cela vous fait resprc e r par les populations, nous disait-il : mais
pour peu (pi'on ait be-oin de faire de l'exercice le matin, on h peine à
trouver une lame qui se frotte à la vOtre. » Du rote le capibinc, excel-
lent camara le, n'avait d'autre divertissement que'Celui-là. Les femmes ne
l'orcniia eut guère ; l'amitié avait sur lui pert'dè prise, le vin le lais-ait
froid ; les armes seules l'émoustiqijent cilcore. Il se plaisait si fort nux
jeux où le sang coule, que semblable aWlàlilTau il aimait la couleur du
s.iiig et rerh' reliait les vétemeiis rouges qu-, disait-il encore, lui réjo: is-
isnicMt l'a'il et lui montaient In cervçlle d'un joyeux désir de fi'rrailler.
Aussi . les jours de bataille, portait-il un Bianil manteau vert sombre, dou-
blé d'écarlate.
— Pcste ! quel démon I ""
— J oubliais de vous dire qu'il existait an monde un Ctre pour lequel
il eût risqué tout, jusiju'à son honneur. C'était un de ses cousins noiiiiiié
comme lui Morisset. ( On avait surnommé l'uu d'eux Morissot, au régi-
ment, aGn de les distinguer plus fiicilemeni.) Ces deux hommes, nés le
même jour, allaités parla même nourrice, ne s'étaient jamais quiitésavant
Il campigne d'Italie qui Its sépara pendant quelques ani^é^s. lU se res-
seniLlaient pour le caïaitèie, leur passion chevaleresque pour les armes
était éga'cmeiit exallée, ttleur tendresse réciproque et ut aiterdrissante
à voir. Je ne sais ce qu'est devenu Morissot qui, dans sa Jeunesse , avait
ru, à ce que j'ai oui lacoiittr, un (ils qu'il envoya tout j' une il I école de
Bricnne ; l'eufant, me dit-on, portait le nom de sa mère.
Ici le rommaiidant fut interrompu par un lieutenant , beau et grand
jeune homme, qui jouait au billjrd assez gros jeu , bien que son œil légè-
rement aviné lui donnât peu de chances de succès.
— Beii.amiu, lui dit le chef d'esradroii , ménage tes finances; nous
avons encore deux mois ù vivoter avant d'entrer en campagne.
— Bast ! répliqua celui ci , quand je serai à sec , je tirerai à vue sur
Dalcy.
— Et Dalcy ne se fera pas tirer l'oreille, s'écria le partner de
Benjamin : comme nous n'avons qu'une bour-e et qu'un cœur, il est aussi
iiidillérent que nous perdions l'un contre l'autre des millions en or, que
s'il s'agissait de millions d'assignats.
El les deux amis coninuèreiit leur partie.
— Ces deux oiriciers, reprit alors le commandant avec un sourire, .
sont les deux plus jo^isenfans. llss'aimcnt comme s'aimaient lesdcuxMo-
risset, comme s'aimaient Oreste et Pylado, Castor et Pollux. Uures'e. ii
est très heureux qu'ils jouent ensemble, car ils se sont si b'en gri.'és l'un '
' et l'autre, qu'ils per draicut jusqu'à leur ceinturon, s'ils tombaient dans lei
'griffes d'un aigrefin.
Pendant cet entretien, le Capitaine Bleu n'avait pas desserré les aents.
Seulement, et d'une manière presque machinale, ses veux avaient suivi
le lieutenant Benjamin, puis étaient tombés appesantis sur le front du
commandant. ot) i-t'£ '
— Sacredieu, s'écria ce dernier en s'adressant à ses commensaux, je
ne veux plus boire aujourd'hui ! (11 repoussa son verre loin de lui.) €s
pauvre Morisset m'attriste complètement. Il m'a regaidé, il me fe:;ard«
encore, et il ne me recoiinaîi plus, moi un de ses plus vieux camarades !
(Ici le commandaiit tordit avec ses doigts sa moiisiaclie, pour arriver im-
perceptiblement à s'essuyer les yeux.) Ah ! p,;uvres diables que i/ous
somm-'s! Voyez donc ce qu'on peut devenir, et dites s'il n'est pas dou-
loureux d'assister ii rabrutissemcni des âmes les mieux trempées':*
— Hélas ! le mal est sans remède.
— Qui sait ! je veux lui parler, le rappeler à lui même, le tirer de cette
léiliargie. On ne peuilaisacr un homme lentement mourir et, qui pis est,
mourir ainsi.
Et s'avançant vers le Capitaine Bien, le vieux chef d'escadron lui prit la
main en s'étriant : . .
— Morisset ! ne me reconnais tu pas?
Le capitaine iressaiilii d'entendre prononcer son nom et, sans lever les
yeux, murmura :
— J'ai reconnu ta voix, car depuis une heure je pensais à toi.
— Tu le souviens donc de nos beaux jours, i:e nos prejiières campa»
gnes, de notre ancienne amiiié de Irèrcs ?...
— Ce sont des choses d'uu autre temps...
— Biih ! ta lame ne vieilit poiat; et (|uant au fourreau , les soldats de
la république n'ont-ils pas été charpentés avec du fer?
— Tout s'use en ce monde, timi liiiit : j'ensuis la preuve.
— Tu es plus vigoureux que tu ne penses , et dès que ta stras las de
dormir...
— De ma vie je ne toucherai le pommeau d'une épée ; l'avenir est fer-
mé ponr moi.
— Tu vois les choses en noir.
— Tu le uompes : je vois tout en bien. Le bleu c'est ma vie.
— Que diable dis-tu là ! et quelle iUreuse aventure a pu te iroubler de
la sorte.
Au lien de répondre, le capitaine se détourna, et, f.iisautun signe «l'a-
dieu à SOI) camarade, se dirigea vers la perte.
— Ne crois pas, dit ce dernier ou le retenant par le bras, oe cn.is pas
que je te laisse partir. Ce n'est pas tous les jours qu'un retrouve uu vieil
ami ; le temps cl la guerre rendent la chose de plus eu plus rare...
— Si lu m'aimais , tu me permettrdis 'le te quit'.er ; la vue. comme
celle de tous nos anciens compigiuus, me rend malade, «.i rien ne me
peut soulager.
— Non, parbleu ! lu ne me quitteras pas ! je ne supporterai pas un lel
affront, ci dusse je me battre avec toi, lu^eras mon piisonaicr.
Le Capiiaine Bleu sourit tristement.
— J'aimerais uieux, du le commaiulant. risquer ma poitrine romre ta
lame endiablée, si cela te pouvait lomeire e.i appétii de courage cl de
bataiil. s , que de te voir ainsi dans la plus triste uoudialaDcc. Tu ue
donnes envie de iccheicher (|uerelle.
— C'est un droit que ch;cun possède ici ; res mess'curs tedironlque je
sers de but aux railleries des uns cl des .Tutn s. Si je n'ai pas encore pu-
pé ce cabaret de toutes ces espèces, n'en dois-tu pas conclure que j'ai
fait vœu de ne plus timcher à une épée?
— Serment d ivroune !
— Je ne m'enivre jauiais. Pailons d'autres a(ï ires : s'il eût été pi.<;s;!>Ji
de chai'iicr mes idées, ccrt.iinrs pcrsobues uui'uieut irioaipbé do tau rc-
i^
LE MAGASIN LITTERAIRE.
Bistancp;:. Pa'ol, Morand, Lecr.urbe m'ont obscdé IVfprit, et Omlct, pUis
fort (in'cux toi.s, n'a rcmponû. dans Ci lie lutte, (iauiix avaiitiigc que ce-
lui (lo se liroviilliT (!Our iu;:jours avec moi.
L" coiiimaiidaiit liumilié se caressa le menton avec résignation, et re-
venant à son propos p.ir une voie (l<^toiirM(5e, il murnuira :
— yii'csuli.neiiti loncotisin Moris.'ot, as tu de ses nouvelles?
— Morissoi !.. Pouripioi me parles ta de Wcrissot?.. QneUe est ton
inteniion ?.. inte; rompit le Capiiaine Bien d'iin^ voix al(Or<^p.
— CVst fiue je trouve f^uiprtaant qu'd tait însss:'" d;uis l'éint où je te
trouve ici. Il e>t des anectioiis qui ne ilevi aient jamais s'éteindre.
Le Cap iaiccl5'eu, vi!.leinn;enl asité, r^pli'iiia :
— Tu peux m'outragcr saas péril, je n'ai plus d'arnifs pour me défen-
dre. Auiref'iis on n'aurait pas iuipiim nient, en ma présenre, étendu sur
mon cousin Morissoi, i-ur mon lière, un soupçon uia^veillant. Si Moiistot
itait là... je ne serais l'a;, licla< î ce que je suis à ceiie heure...
Api es ces paroles, le Ca|ii;aine Bie;r laissa tomber sa K'ic s!!r sa poi-
trine ; et, sans écouler la réponse qi:c balbiiti.it le vieux dief d'escadron,
il demeura absorbé dans i:ne méniiaiion profonde. Quand il releva le
Iront, II' Ciuniuaud.int leprit :
— Si je l'iii alliisté, j'c:i ai du rcgrrt. Le bruit court que Morissot a
disparu , et rail ne sait ce t|u'i! est devenu. Tou.es les reclierelics dont
il lit l'objet ont éié v iius, ii ce qu'on prétend : je souhaitais savoir si tu
Ctjis mieux iuforuii à sonsajet.
— Tu me tendais donc uu piège?... Esplique-toi; quella est ta pen-
sée?...
Et, i:i . le Capitaine Bleu frappa sur la table avec violence, puis éten-
dit Il main sur ses yeux, en s'écnant :
— Oli ! si tu sais, il propos de mon cousin , quelque mystère affreux
qu'on m'ail tenu ca:lié , réveli-moi tout! 11 isttrup Wùi; JloiisïOl a (lis-
paru. Morissoi ! lui suiil au monde était pour moi queiquè chpsei.çtje t^p i
le verrai i las!...
Les (!einiers mots du capitaine se perdirent dans les sanglots ; il ca'Iia
sa lêle djus ses mains , les coules ap;)avés sur ia table, ei piciu'd avec
amcriuir.e.
— r^aissons-le , murmura l'oEcier. Un bomtne n'aime pas qu'on le voie
pliîurer.
Ils se levèrent donc, se pLicèrent devant lui pour lé cacher ti la foule ,
et tirent sémillant de .s'iuléres^er ;i la p.inie des joueurs de bi'brd.
Apr s quelques insiaiis. le Capitaine Beu saisit le cjnimandanl par la
basijue de so i Irac, et l'atiirant sur un lalionret :
— Gai (le loi, lui dit il, deparlerdenioiiiquiquc ce puisse être, ou de ra-
con:cr i.o'.re euiroiicii de ce soir. Les propos sjit odieux, et raltcniiun
d'auirui, quaiMi j'en suis l'objet, m'e>l Uv^ pénible. 11 me faut du bleu ,
du blei! eidusiicnce. ,
Lit di'siis, coaime s'il eût senti le besoin (le rèprenjre des forces, le
cnpiiaine Jlnrisset hut coi'p sur coup plusieurs verres de kirscbenwaser
de la vallée de Vuillafons, et peu à peu son œ 1 se ralluma comme le feu
(i'une lampe mourant d'inaniiion et dans laq-iel e on verse de l'iiuile.
A ce s;ne je vois, rciii il ensuiie le capiiain?, K-s recrues du régiment
sont bi U'S. Tu as lii i!c jolis olUciei s. Ces d; ux lienienans qui tiennent
le billard, et qui ont l'air si bans amis, f ont-ils de ton escadron ?
rr^ Oui ; mais ils n'en feront pas long-temps partie.
-irr, Touiquoi ? ,
— Parce qu'ils se feront casser la tète à la première occasion. Ces
enfjns 1 1, MorisseS, sont braves coinan nous l'éiiuns, et ils s'aiment
comme vous vous aimiez.... là, tu sais bitn, lui... et toi.
— Qu'ils sont hf ur« ux ! articula le capiiaine.
— Le plus grand des deux, Heiij miiii, a un défaut.
— T.-.nt pis, c'est, celui que je préférerais, et je me scfls, priCsque, ten-,
drc à son égard. La brave ligure d'olliri.'r ! ,; r i i
Sans douie ; n.aiscc coquin-là est po.-s('dé de la manie|dfi3,,q}tejg,
abslumeiit comme nous léiioiis m 92 et même plus taid.
— Lt tu apnelles cela un défaut ! s'éc-ia le capiiaine avec exaltation.
IMais soudain son visage se remliruBit, cl d'ui|e voix conccniréc il
ajouta : ,.;i:e) ol. y-'-
— Tu .15 raiîon, c'est pis qu'un défaut,,, t'est ;un malheur ; malheur
plus grand qu'il i!e pense, et ma sympathie ppur, lui se tourne maicte-
naiit en compassion.
Ce lut 1.Î tjur du coaimandant de déi>ndrc celui qu'il accusait ; mais
Jltiiisst.l restait pensif il regarder Benjamin, et répéliiit :
— C'est dommage !
— Allons donc, .s'écria l'ofScier en riant, tu as tué plus de bourgeois
qu'un évéque ne poiirraii en béâir, cl...
— Et ja\ais toit !... Ce sont des plaisanteries que je n'approuve plus.
rrrSai- ma foi, Morisset, tu as l'air d'un capucin.
— ^ S'il y avaii encore des capucins, je suis un homme qui en porterait
l'habit depuis cinq ans.
— En vérité !... s'écria le commandant.
Et dé.siu'nant du doigt les vcicmcns du capitaine, il poursuivit :
— Et l'amour du bleu, cooiment l'aurais-tii assouvi?
/ — Iknri, quand on est bon moine, on cherche le bleti dans le ciel.
Lc:ir enirelien fut iuicrroinpu en cet cnd;oit. A quelques pas d'i iix,
une dispute s'ét.iit cng.i;;ée, et, au n;ilieu du brui?: 'i-.;.s causeurs nedisijn-
guvrcul piiJ; C^.bcrd les au'çais de la qm-ielie. Le tUi.'ia';vS<;tiilrQii,s"a/»i^-
çi sur-le-champ ponr s'interposer avec l'anlorité que lui donnait son gra-
de, et rcconni.t avec c'iiiii;riii (|u; la plus vive altercaiion aval', ou ns sait
comment, commencé eutie Beiija.iiin et UaLy , tous deux échaufl'és par'
le punch.
Quand la colère s'omparc d'hommes étran^rers l'un à l'autre , il est
bien aisé de la refroidir : deux personnes, qii:; des relalio.is de simple
convcmnce mit sotivent rapprochées, sont également facilrs à calmer;
mais <[uand nue première p;iro'c aigre est échaii.iée ctic deux aiîii; qui
di'puis longues années se chéiissent plus que des frères, le cœur, atlcint
tout à coup jusfjiu^ dans ses |a'of')!ideui's, s'élir.iiili', se soulève, et sa dou-
leur s'exhale en repioches a.nei'.s. Une vie entière d'amiiié, de dévoûincnf,
d'esùiup, de coniiuiice uiutteile, disparaît comme ie sillon d'un éclair, et
tous les petits nu:!ges qui, de loin en loin, se sont glisses dans lascréiiiiô
du commerce iniime, s'accumulunl loul à coup, se ruent sur cet attaclie-
•neiit li lè!e où, comme dans un temple, s'i'laent réfugiées deux aines :
un instant d'orage bouleverse à jamais ce frôle abri qu'on croyait indes-
truciilde.
Durant cette discussion de Dalcy et de son ami, l'emportement niutual
fut Ijieniôt il son comhie; et c'est ce qui a toujours lieu entre deux in-
times, aîtendu que la connaissance approfimdie qu'ils ont fiiic de leurs
caractères réciproques les met à même de saisir, parmi iou:cs les paroles
fiqaanti's, celles qui atteindrotU le fond de l'amaur-propre.
Quant il l'origine de la querelle, il n'éLiit vas passible de la trouver :
Benjamin reprochai! à Dal, y les graini's d'épinaids qui germa ent dans
son orguril, et ce dernier qualifiait l'uniro de Télémaqud de garnison,
paroles qui semblaient à chacun dénuées de sens, mais non paj a Bnija-
miii, lequel allimait avec inuignatioaquc Dalcy. en prononçant ces mois,
cominettaitune ajiion infàaie et digne de châtiment; bur quoi ce derni^jr
s'écriait :
— Les menaces de ce guerrier ne sont pas redoutables; sa prudence
le tien' il l'ahri sous ua serment pieux; tant qu'il n'en sera pas relevé ,
il l'e peut mettre lin à aucune aventure, et il a l'espoir d'être à jamais cn-
cbalné ! , ,,,,
— Il est ignoble , s'érr'àit I^enjamin , d'abuser ainsi de la sainteté du
secret, .le vois trop tard le peu que vous vuiez : le mépris me venge de
vos perlidies. ^. ,,
— Le mépris est l'arme (Tu beau sexe, file convient à votre courage.
— Dalcy ! cria l'autre tWniî voix de tonnerre et en courant sur lui
arec un geste terrible, j'en aurai raison !
Cette scène se passait au miliiii du lumalîe causé par les curieux, par
les arnis qui cherchaient à pacifier les livaux et à savoir lequel des deu.x
avait raison.
J'jGqiic là, le Capitaine-Bleu , à qui les ditels étaient en suprême aver-
sion, (tjit demeuré triste à les contempleren murmurant avec atceriume:
— Deux frères, deux amis... les malheureux! quel chagrin ils se pré-
parent!
— 11 les faut séparer à h mimtle et nvant que, par une grave insu'le ,
ils n'aient rendu tout accommodement impossible : empaic-toi de Dalcy ,
je me charge de l'autre.
Le mouvement du chef d'escadron fut si rapide que Dalcy, qui cher-
chait son ri\al, se trouva face à face avec le visage froid et sévère de son
commandant, qui lui intima l'ordre de se rendre au (juariieret d'y garder
les arrêts pendant vingt-quatre heures. La résistance fut d'autant plus
légère que l'ollider supérieur n'entra pas en discussion avec le lieutenant
et que la discipline militaire , dont l'habi'.ude avait assoupli ce caiaeière
impétueux, le maîtrisa souiain. Il rerula peu à peu, et près de quitter le
seuil, exaspéré, il cria à son ancien ami :
— Dans deux jours, monsieur!
Benjamin ne put riposter au cartel, car le capitaine Morisset l'occupait
sufasamment. Comme il avait eenti qu'un seul mot ajouté à ceux qui
avaient été prononcés rendrait unealTaue indispeitsable, il av,;it saisi par
le bras ce furieux, et le faisant tourr.er deux fois sur lui même, il l'avait
lancé au fond de la salle. L'ayant isolé de la sorte, il s'était emparé de
ses deux poignets, et, malgré la résistance du jeune homme, le Capitaine-
Bleu, tant qu.: Dulcy fut dans la salle, tint son prisonnier immobile tomme
il eût fait d'un enfant. Les as^istans , accoutumés il s'amuser s;ins crainte
aux dépens de Morisset, étaient restés éhaliis, et le Capitaine-Bleu, fort
paisible, disait 5 Benjamin, écumant de rage : « Du calme, là, là! oh ! tu
ne m'échapperas pas, mon (ils. Tu vas rester fixe cl immobile , à la pre-
mière position, comme un saint de bois dans sa niche de pierre. »
Et, accablé de honte, le jeune lieutenant murmura :
— Lachezmoi, monsieur, je n'essaierai pas de fuir.
Ecoutez-moi, lieutenant, je poui rais être votre père, cl, comme tel,
je blâmerais tout haut votre coudui'c. Vous n'avez qu'un ami, et vous vou-
lez le jeter par la fenêtre? ■
— Eh ! monsieur, je ne m'occupe pas de vos affaires.
— Et moi je me mêle des vôtres , monsieur, parce qu'il me convient
de le faire, parce que vous êtes fou et parce que vous me plaise/.
Votre ami était ivre, et quan I on a, comme vous, toute sa tête, on doit
êirep'us généreux Jt moins irrascible. Une jolie querelle, ma foi ! qui a
coinmeiicé, dit-on, par une discussion politique.
Ce ton commeitcait à maîtriser un peu notre jeune homme. Wms les
badiuds du C'd/t (ks Droi's de l'IIommv, accoutumés à rire aa.\ dépens
LE BÎAGASIN LIT'ÏÉRAmE.
Û5
(lu Capi'aineBlcu , se rCjoaissaîeiit insoicanmcnt de le voir dans aa nou-
veau M)k'.
— Au surplus, reprit le t.'euienant. redevenu très calme, ce qai est fait
est fait, le viii e: iiiré, on le loira a iès-(l('iiiaiii.
— tt moi j aflirme qu'on ne le boira pas.
— La duel est iiiili-irensible , moiisi.'ur : pTemièrcment, f af f.l& pto-
voqiii':; ensuiie, U;ly, qui n'claitpas plus ivre que inni, m'a dVt des clio-
ses (loin seul je puis comprendre la gravité , des choses (jiii ciigcut iiii
sang. Eniin, j'ai promis de me batiic, et, de ma vie, je ne suis rcvcRiiSm-
md parole. j ■ ■
— Eli bien alors vous commencerez aOjoHrd'hui.
— Je jure ici. m irsieur, que je mi battrai.
— Je jure ici, monsieur, ([uc vous ne votïs battrez point.
— Et la raison, s'il vous plait ?
— C'est que je ne vcwx pas.
A ce* mots du Capitaine B eu, accoTnpatjnés (Vvtn $P.s(è feilH'èssFf', 'fë^ '
quel lit faire nue yri.nacc tièi driMa a sou larije fta'iit biir!)Caii , les h'â'iii-
lui-s du calé iir.»nt d^ tous leurs poumons, et recomiaonrèr^Mit i( s'niimstT'
du capitaii.e, coiiirae decoiitjjii!-. C'étut à qui lu; j.'ttrniit l'iiclabonsstirè '
de son cpnt. Le voyant ainsi hi;iné, Benjai.nn tle.iicui'dii imlécis. S'orii-''
set ilevinace qui se pissait cluus i'airi" du jeuue lK):ii;ue , et cor'upvoiinrtt"
qu'il f.iliait, pr)ur conserver sur lui une ccrt.ime atilorit-, re.corupr'iir à"'
l'instant même le respect de la foule, il y parvint au moyen d'une de ces'
inspiralioiis atissi siiu,)lc3 que siiigulicres.
— Riez autant qui! voas p!aira , leur cria-t-i! ; si je ne vous déd.iigmis
comme des enfans, depuis Ioiik temps je vous aurais tous fiil SiaWèr' piri'
les fenêtres. Et niain tenant, je vous engage à voUs taire.
Les rires redoublèrent à cclc injonction.
— Diantre ! s'écriait-on, le Capitaine r>!eu se r^'veilîe; quel Maclia'jéc!
— Tenez, leur dii-i!, voil'i tottt lie qu'il raé falii pour vdns reridVc pltis
poltrons que des avocats. ' ,
A ces mots, il s'empare viveiieiit t?a trois fannes de jonc q'w sa irnii-
vaieiii là, il eu baibouilic le bout avec de la craie blanche , il boutonne
son habit, 1 1 dit en riant à Benj ir.ùn.
— Tu V3.S èirf témoin d'un beau dUel.
Puis, s'ailfc.'sant aux deux fleurets les plus habiles parmi ces înSoléil'â , '
et leur rcmeiiant à cbaca;i une caime : ■' '■ ' ■ ;- ■ '; ly^ç, • -
-^ Je vous attaque tous detfx à la fols, s'êcria-îit en se mettant en f'drde,
et si je ne vous marque pas l'un et l'autre dé deu< poir'its lilancs avi-nf '
qu'an de vous ip'ait touché, je consens à û\ré aussi bH'c qnc vous rèl'?.
Les deux personnages, mis au déii dé l'a so'rtC,'at(di)ti'('tYi Morissf'l avec
un mt lange de surprise et d'ironie. Ce dernier, pour montrer SI snpérioiitf'',
se borne àlapirade. Los trois cannes vo ligent rapidl'ir.ent et se croi-
sent; mais aucun des combaitans n'est marqtié'. Tôut'îtiioiUjp l\i'0»l)itài>ié-
Bleus'érrie : -^■'•'- ''^""' '-""■' ^''"
— A mon tour! (Ses adversaires étaient devenus sérieuv.)
Morisset se tenait fort droit; sa caiine d •jou:iit, sans trop s'agiter, les
mouvemens de ses fivaui?. Une pns.'^o' trf-s vivo eut lieu, a.iVes'rJfioi un
point de craie blanciie apparut sur leurs poitrines. Le* 'sf.<'ci3(i'urs
pomsèrcnt un cri d'étoiinement : Worisscf ne s'éia t pas mê-se fenda. A
peine les deux cbampions avi'ient-ils paré une feinte (lu C;ip:iairie, qu'ils
reçurent la seconde botte eu plein csioîiiac. f^c Capi.aine-I]leu s'i'tail
feiiilu sur le sicoiui et la lui avait ponsséj si raide, que îc vainciï alla
toubcr à la renverse sur uue labic, aux huées de la muLimiie.
m. ,■
Dédaignant de jouir de son triomphe et de recueillir les éloges do la '
foule, Morisjct prit le bras de lieiijamin qu'il attira dans un coin, eu lui
disant d'un air Iles doux : ' .,
— Il fallait bien se délivrer do toutes ces brutes, sans leur faire aucun i'
mal, car ces gens-là ne sont tii médians ni daugereux. Ça, mou leîidre
ami, vous ferez coinii.e moi, \oak aurez la modération qui convient, et
cette all'aire se terminera bien. ■ i, • : ; ■! , 1 1 i , ; . ,
— Capitaine, répartit iJenjamiR, fatlc cœur profondément Wo.'fiéjifii'je
ne me battais pas avec Dalcy, je conserverais pour ^Iti- nne baiae pro-
fonde. • — ; i;. il
— Delà haipc conire votre meilleur ami ? Quel sort vous vous prépare?. !
Cro\cz-mui, inonsicnr, le plus malheureux sera le vaiiwfiieur; stm repos, son
honneur, ,>.(;ii c('iiragi' même, oui, son courage, mnHir.;iii dan'î cette vic-
loiie. Alil (|uand vous l'aurez tué, vous venez f(4m';ieiv il vo■!8é^a^l dm:
Vous venez comme il viendra pleurer dans v,o^ riv. s, c»:i)ine Kuites Us
jOiCS seront loin de vous, romnie vous seina trifto fcu bi.vouuu le soir des
jours ne bai.iille.... vous verrez.... i i:o.>.| oj ,)in> ■■ oj . ,. - ;,. ,■ -
— L"ini( ici que voin p, eiicz à iDes/aOfcmlons>me touche ; mais cecftmt
bat est nercssiire, inévitable, et je cerliiieipi'il aura licu; : , i ., • i ,
— t)li ! j'aHiraïc le contraire Irépliiui iVlo-is^et. cl pourl'ewpOçUer,
dusse je \oiisdhe.... \ous di^otouL... lion cher ami, nio r(:duiicz-v,oi.s
à celle épieiive, et refu.erez-vous (io,iiigi(;t\>^'e,'i> Encuie une l'";s et du
fomi (le l'urne (le cai)it.ùu(i.iessujSi«ual9i;mOj i»{ voms eu ccrj o-
ire père. ,.,,i ,,, ■ ,, , ,., . , _ ^^.
— Par mon père ! bilas ! je n'en ^iiiRl|JS,i,^wUç«Jt(l,«, ïiRUtcuai.l (,1 i;(ie
Voi.\ ,'<oi!ibie. 1 ,ir .
— Par \ o;rc mcr.e dyne, par volcc s^wm', paj; tout çç qt\e ioû^ re^t'Cdci
9U monde,,, ' - ' • i
— J'ni une mfre. .. et je n'ai jamais pu l'aimer.
— Sarreblcu , vous n'avez doue qu'un ami ? et vous voulez lui conper
la gorge.
-^ï)c!cl!es rcnexions, an moment où j'ai besoin <Je ma fermeté, ne sont
pas à propos, et Vuus me perineilrcz cnfiu. m nsicur, de...
— Je ne VOUS conn-ds pas, je ne vims ai janm-s vu avant ce soir : mais
si je parvenais à élouliVr celle déplorable ailaire où vous courez en étour-
di, si je vous évitais les remords, le.-* douleurs qui vou? attendent. j'Èurais
la s<Ulc saii-faciioii que je puisse encore éprouver, et il me semble que je
recouvrerais le repos que j'ai perdu !
— Il paraît, se dit Benjamin a lui-même, que ce pauvre homme, dont
l'innoccblî folie est li tfus calme du moacie, a quelquefois ses heures
d'eitaltation.
— Airtisr, poursuivit le'Gâpi'âineBleu en dirigeant sur lui un regard
perçant, vous tne proti/eilez que cette querelle n'aura pas d'autres sui es?
— Dit heures ont sôuné depuis long-temps, répliqua Be. jainin avec
un soUrii-e froid; iiest temps de se mctTC au lit : bonsoir, capitaine.
— V )(!S ne répondez pas ?
— Calmi /-vous, je dcu'eure d'accord de tout ce qui pourra vous plaire.
Noiis reprend: ons cet eitireiién tùi autre jour.
-i^ C'est là tout? réplifftjà'îdo'rssit. Donc, puisqu'il vous faut plus qW
de^raisoiis,'pL'iNqu''il laftt^ëmpltiryer, à vous réduire, celte arme dernière'
Quejcr.e ptds manier sans me blesser moimèiae, venez; sortons de
ceit/r m-.dwft el ^tiiv'ézrmoi. ''■■''' ■ ~
A ces mots, h; cnpilaiue cnlraîna le jeune licnter.ant; et les habitués'
du Cnf/! d''s l}rbiis de CITommê [is regardèrent s'éldi<juer et disparaiti'é
sans fere deréilcxii;iis.
Au innrirciit où ils tournaient à l'angle de la rue de la Bibliothèque et
du cloiirè Sauit-.Viauricé, on recueillit les derniers mots eu Capitaine
Bleu, ([ui disait à son compa:;iion : — Enfant, lu l'as voulu; eh bieh, ^ '
sauraî tout, quoi (mil m'en coule; mais, par le diable! lu n'auras plil^
envoie de te battre!
Laquelle do la Bibliothèque à Besancon élaît, r.Ioi's fomm'eaujOMr'rhm,
une des plus soliuires de la ville; mais les m2i£ons yéiai'niplus rares et
plus sombres encoVeM>es s.'tTrtfS*iilf'''''P"''s. 'les pc&|yirei-i, dés aCacias,
inclinaient leur verdirre pâle sur les nicraiiles de clôiure du chapitre de
.Saiirî-^;)unc(','(!V^ééouaiéh;'l'M'rs'f^''i(!'''i morte
K()tr.( '/eùpe^ lién^cr:r:'rd
l'a.Wtii&lî't iH'>r'rfI d:i C;ijVll:
;cs sur le pavé,
r sans mot dire, cé-lant à
.le curipritéexrité en lui par
Mori.sset. Benja^nin, d'aillr l'isprit aveatiireu.x, et n''éiait pa«
fùclVd (fè s'iiiiué>'àttî^,(ftr'rt i: : vcl ami. Lorsqu'ils' furent parvei.us
à l'extrémité de h '^tVo, soiis l'.iiLade Saini-ilaiirice, li Capi aine-Bien
tourna ton!--à-C(7iip '!.'uiMi-i'<(fbîi'e','d'uvrii une petite porte i:oire, sale
rouillée. Cl, ayant f.iii un si^'ne à son compagnon, il ectra. Ap'èsavo'r
traversé un ce/fridor Wc'.'ic:(ladé qué'q'.ies marches d'un esraiîer en li-
maç/în.'BéVij.tmi'ii ï*fc tMirv-a CâtYs Une chambre où Môrlssct battit le bit-
quft pdiii" isij'pi ocurerdè fa lumicff.
L'i-ppri' tilment du ca{)it.înc ((dit pire que le plus triste tau'îis de la
plus méchante caserne; son gralsHt émit on:bragé de de:!X rideaux de
serge bleue parc Is à cct;x qui vcïla'ent les vitrrs, r;piérés pour la plu-
part aveedu çap'er gris. Les cur.';',' inss, étaient percés de quelques clous
osi peu lalcnidcs pip's, mi vieirt i-liâ'p'è^au, une veste bleue et di'uvépét^
s- igiv 11 errent recouvertes d'un vieux lambeau d'i loffe tout gris de i.ous=
sièré. E«fe, letiroir d'une gi'osyé't/ihle eu c'nène coniennina gard?ibbe
du capiiaiii^'. Çà( et là était a'crochis'des morceaux de pipicr noircis par
l'hîimidité; c'étaient quelques porirails rf'oliicicrs célèbres durant la ré-
publique. S^r la clieniiu;'e qui servait d'armo re, se trouvait la légende
colorii'e d'fleiirieite et Damon, imprimée a Àlontbéliard sur une bcfe
fcalllê' (Tel p;ipièi' iifalmrtnaf It.
li éiait Kui'e <'■> ! ■ lire qtie \b fipitaiuc ba'ayait sa ch'^mbrc rf
faisfilt Sf'irllî'lï*! : uîu r^wé la chambre était fort mal balayée et
le lit eu dé.stu'drr.
IS'éanUinius, M t d'en air courtois un tabouret à son hflte. et
hii ayant présinu; ; i , : . ila"uma la s:e:ine. Il faisait froid. Benjarcin.
de q'.ii la té c icpicnaii du calme, fommeuiait à se demander ce qu'il
faisait là et potirqi:oF'il f' et lit venu,!" ''
Pour so^i co-noagiion'; paîsIlilerti^'Ct' à5?i' snr !e pied du lit, ?i cause <!c
l'absence des si.''i(\ . i' r. r i\--:'.'i (!:.r<h-r l'cvorde de son ri'S''outs. Il
pro:nei:asrsrep 'h unbrc , et les ramenant sur lai-
miini' d'un ;ii' i; : tés arrêta ensuite sur H i'"i-rin,
qui demeurait ce; usé , quo'que ]■ e ;
Cl de ♦!>?? r^::^ n . m m;l-cu de 1'. '-y
le plu- : ncrl de >
On iVe :i rh'si'-n •
ta'iic; , 'l'Oni s imil li-bcs
d'urfc i' '. ' causait ,ï Bon.ai
min un iiiai.uso i.iVi^di.i.iiie. Lo Ci u ajant oliscné Pin-
pression pro.liii'.e par cet exi'iie;» f.tr ! t, rfi'irmur.i d''.V;-.> t ix
Sourde :
— Il v n n
r' ^ ■■■
li ■ ... je
ri(;t;v ;
.1!:.
preaièi* consul qui se
64
-XE MAGASIN UTTÉRAIRE..
rf'ponda i par l'envoi du brevet de colonel, que je lui rendis. Je ne fis
paii (1- CCS deux ciiconslaiices à personne, (le peur d'exalier encore le
zèle d'amis obsiint's à me lircr de l'Oiaioù je suis ; je serais {lénéral à celte
heure, moi, qui vous parle, moi qui fais lionte au dernier soldat, moi qui
ne suis plus capable d'être le laquais d'un linancicr.
0 Q.a'l clianueincnt, n'est ce pas ?.., Eh bien! ceci est l'œuve non pas
même d'un reinorils, mais d'un regret, et d'un regret ellrayant ! Ah ! vou?
avez un ami et vous voulez le tuer, malheureux! licoutez-uioidonc et sa-
chez ce qu'il en coûte ! Il n'est pour un soldat , vous le savez, ni femme
ni cnfaDs. ni père, ni frères, ni cousins. Dans les années de guerre où
nous sommes, on se détache de tout ce qu'on a laissé dcrj ière soi, et le
monde n'est plus qu'un petit village qui a pour clocher le drapeau du ré-
gimeai. Cepemlani, comme le cœur a soif d'allection, quand un brave
compagnon se trouve à sa porlée, il s'en empare, cl voila une amitié sur
la(pielle on assume tout re qu'on eût éparpillé sur dix tètes différentes,
Lfc frère d'armes tient lieu ne père, de mère, de frère, de tous les amis
pussilile» L'amitié réelle n'existe pas hors des camps. Quand donc vous
aurez tué votre rher Dalcy, vous serez aussi désespéré que si vous aviez
assassiné votre f.imille entière. »
— Si je raimai< encore, vous auriez raison, reprit Benjamin ; mais
comme depuis son iniligne action je le méprise...
— Ah ! monsieur, vous l'aimez encore, parce que vous en parlez avec
passion et que l'on ne passe pas ainsi de l'alTection à l'indifférence. Au
jour de la colère . on ne prévoit pas l'amerrumc du lendemain... Grand
Dieu ! si j'eusse éié aussi coupable (|ue vous aspirez à le devenir, je n'au-
rais pu snp;niter le remords et je me serais fait mourir. Peut-être aurais-
je bien fait d'éviter ainsi de longs chagrins el d'aller là-bas rejoindre mon
pauvre Morissot.
— Morissot ! réprta le jeune lieulenaat en projetant sur le.Capitaine-
Cleu un lejjard d'étonnement. , ;,
— C'éiaii le nom de mon meilleur ami , continua le vieil officier. De
plus, il èi'it mon parent et noire afft'ction datait de, noire naissance. Mo-
rissot avait eu le bonheur de me sauver deux fois la vie , et il en était si
juvcnv qu'il lui f;ilhiit, en ma présence, dissimuler ces Iransjiorts dont j é-
lais jaloux. Le sort nous sépara, pour la premiers fois, en 1790, et nous
nous (|Uittàmcs sans pleurer, mais la mort dans le cœur. Oh! que ces
quatre années furent longues et pénibles 1 Un soir, h mon retour d'Egyp-
te, comme j'entrais au Café des Droits de l'Homme , j'entends le son
d'une voix que je reconnais pour la sienne. Je pousse un cri, je l'appelle
(car je ne le distinguais pas djns la foule) ; un colonel de dragons qui me
tnurnait le dos se lève tout à cuu|), m'envisage et se précipite dans mes
bras. Nos quaire années d'absence furent oubliées en un instant... «
A cet endroit de son récit, le Capit linc-lileu qnitia sa pipe, et, suffoqué
par l'attendrissement que causait en lui ce souvenir, il se promena à
gra ids pas dans sa chambre en se raidissant couire l'émotion. Tout il
coup , il se rapprocha de Benjamin qui l'écoutail avec avidité, et, lui sai-
sissant le bras, il murmuia :
— Deux heures plus lard... Morissot n'existait plus !
Le lieutenant iresaillit, tandis que le capitaine, la lêie cachée dans ses
mains, luttait contre un violent accès de désespoir.
— Vous assistez à mon supplice, monsieur ; ccpcnrlant je ne suis point
coupable ; la conscience dort en paix, le cœur veille seul, et il saigne
d'une incurable blessure. Morissot devait partir le lendemain : nous
avions beaucoup bu, comme ce soir; beaucoup parlé du passé et de no-
tre jeunesse, comme ce soir encore. 11 m'avait compté ses derniers duels,
je lui avais fait part des miens; nous étions plus heureux, plus gais que
des pinsons dans les feuilles.
» Ces duels, nous les aimions à la fureur. D'où venait csitc passion ? je
l'ignore. Cette vieille cité de Besançon, noire «t solitaire, entourée de
roches vives, couronnée de clochers et de bastions, celle place foice, à
la pliyjionoraie taciturne, où retentissent à tonie heure, au milieu du si-
b nce', les tronipcties miliiaires et les sonneries d'église, cx';rce une in-
fluence étrange sur le naturel de ses lils, tout imprégnés encore de la sau-
vagerie rude ei austère di'S vieux Kspagnols du duc d'Albe. Morissot cl
moi nous avions, comme bien d'autres, quelques gouttes de ce vieux sang
pUi[i d àcieté, et rien n'en avait tempéré la force. Les enfans de Bescn
çon ne s'entrebaitent po'nt comme les autres cnfms; ils ont des duels en
r<gle, des témoins qui prennent parti comme au bon temps de nos pères,
et i'all'dire se pas.'C sur les roches, eu dans quelque dehié d'un aspect
luuubre dont la vue seule donne soif de sang. Vous ne pouvez co:npren-
drê la quaniiti* d'admirables coupe-gorges, de siies funèbres et de sinis-
tres ree(]ins dont la nnture a gratifié les environs de ortie ancienne vil'?
de Ihilippe 11. L'aspect seul du pont du Secours, au fond d'un chaos de
rochers v fs, sur les(piels se dressent, telles que des tètis d'hydres, deux
(oricresses à la blanche deuiure de créneaux, aurait suffi pour inspirer à
C>:ïu la pen-ée du premier meurtre. Dans ma jeunesse, on ne parlait à
Besançon que de combats, quîde poitrines iranspercécs, que de morts
violentes. Les fouis même du voisinege étaient tout assombi les de poéti-
ques histoires de brigands. C'est dans ce lieu, notre patrie, que mon cou-
sin et miii, tiiut en lia'aillant sans cesse, nous dév.- rions les histoires che-
valercsrpn s des Castillans et des Maures, les poèmes du Tasse et de l'A-
rio te, scu s livres que nous ayons jamais lus.
» Monsieur , nous avons bien tué du monde sans scrupule, sans
pegret et avec bcancoup d'cniraiu. Cette passion pour les combats singu-
liers éteignit en nous toutes les autres. Qu'était le jeu où l'on risque
des p;èccs de monnaie, en comparaison de celui où nous mettions cha-
que jour noire vie so((5 <e c/ianrfe/(e/-. Les femmes, malgré notre jeu-
nesse et leur beauté, ne nous occupaient que d'une façon passagère : nous
ne tenions à la vie que par le plais;r de courir sans cesse après la mort.
» Il fivliait vous expliquer ce trait de nos caractères, vous dire ces bizar-
reries ininielbgibles pour tout autre qu'un Bizontin de la vieille souche ,
sans quoi vous n'auriez pas compris ce qui me reste à vous raconter.
» Nous venions, Morissot et moi, après nous cire retrouvés au bout de
quatre ans d'absence, de quitter ensemble lecafé des Droits de l'Homme:
ma main était appuyée sur SDn bras, et il s'écriait de temps en temps : „,
— B Quel bonheur, frère , quelle joie de se revoir ! ,,; j^
• Le plaisir nous portait à rire et à pleurer tout à la fois, c'était line
folie véritable. Je conduisis mon cousin à l'hôtel où j'étais logé.
» Comme iious traversions l'arc Saint-Maurice, sur lequel je demeure
à présont, Morissot quitie mon bras, se retourne, et contemp ant l'acgle
de rue où nous nous trouvions, il m'en fait admirer le caracière
grand et solennel. La lune dans son plein s'était levée derrière le
palais Granvollc , dont les grands murs , qui étaient noirs comme
de l'encre, dentelaient leur ombre sur le pavé. L'énorme pignon
que j'habite élevhii jusqu'au ciel son cône grisâtre et se dessinait en
clair sur les grandes volutes brunes de Saint-Maurice. L'arcade élevée
sur la rue semblait relléter dans l'ombre qu'elle projetait ses lourdes ara-
besques du temps d'A'bert et d'habelle, et au travers de ce fond noir' on
apercevait, comme au travers d'un télescope, les pâles arbustes roéléj
aux bàtimens du cloître, légers comme des ombres, et dont les lignes ef-
facées par la lumière bleue s'enfuyaient en perspective dans les biouil-
lards du fond.
»Tout dormait dans la cité, les temples fermés depuis la révolution
avaient pris le silence et l'aspect des ruines; les plans d'ombre et de lu-
mière se découpaient grandement ; on pouvait se croire égaré dans la
nuit au carrefour d'une viUc andalouse. La beauté de ce tableau avait
frappé Morissot. uious-j
— iiPour trouver son psys beau, rieil n'est tel que de le quitter! s'd-
cria-t-il. J'ai traversé vingt fois, dans nia jeunesse, ce coin de rue sans le"
remarquer; je n'y suis pas venu depuis sept ans, et voici que je le trouve
magniliquc.
— »En vérité, lui répondisje, ce carrefour ténébreux, entouré de
vieille architecture, serait un beau théâtre pour quelque lugubre aQ'aire.
»Ces réflexions avaient ressuscité les visons romanesques de notre
jeune âge, noire imagination se monta par degrés. Morissot , drapé dans
un grand manteau gris pâle, se tenait fort bien campé sur le bord de
la ligne d'ombre ; son sabre traînait sur le pavé avec un cliquetis char-
mant, et la lune semblait lirer des étincelles de son casque de dragon,
dont la longue crinière ondoyait au souille du vent.
— » Frère, m'écriai-je transporté d'allégresse, le bel endroit pour se
couper la gorge !
» J'avais posé ma main tremblante d'inquiétude sur la garde de mon ban-
cal qui vibrait dans le fourreau comme s'il m'eût compris.
— » Par ma foi, répliqua Morissot, tu as raison, cousin, ce serait une
volupté d'empereur que de dégainer ici.
— » C'est à n'y pas ri^sisler, ajoutai-jc. Ami, si l'on s'amusait un peu,
avant de s'alier coucher, que l'en semble?
• Déjà mon sabre llamboyait tout ruisselant de lumière. Morissot se mit
en garde en face de moi, après avoir retroussé son manteau, dont il re-
jeta la moitié sur l'épaule gauche ; ce manteau était doublé d'écarlate.
»Noire assaut commença au milieu de la gaité la plus vive ; nous étions
si heureux de faire des armes ensemble après une si longue absence, et
de savourer, de compagnie, des émotions poéiiques également seniiesde
part et d'autre ! on babillait tout en faisant des passes, et l'on admirait
l'effet galant des deux lames qui scintillaient dans la nuit comme des éclairs
dans un nuage.
»Le cliquetis du fer nous réj*uissalt d'une manière infinie, et le con-
traste de notre menaçante attitude iivec notre affection réciproque nous
f.iisait ressentir avec une vivacité plus exquise les forces de celle aeiiié.
Bicntôl, le jeu nous intéressa davantage; on chercha à montrer de l'a-
dressi', la jouissance se concentra, ou se mit en harmonie avec la gravité
des obicts d'alentour, les paroles devinrent plus rares, la respiration plus
haletante.
» 0 passion frénétique et insatiable des joueurs! la pente fatale nous
entraînait, et tout en le comprenant d'une manière vague, nous poursui-
vions celle partie périlleuse. Chacun de nous serrait la parade avec vigi-
lance, devinant la leuialioii d'autrui et craiguaut de céder à son propre
éblouissement.
1) Au bout d'un instant, on n'entendait plu? que le bruit de deux sabres
s'entrechoquant aveciapidilé. Tout 5 coup, le rouge du manteau de Mo-
rissot m'irrite l'œil (cette couleur m'a toujours chstouillé la prunclled'une
façon b'zarrc) ; voulant combattre celle iniluence, je me roidis; mais je
sens que l'écarlate commence à attirer la pointe de mon arme, et que
l'aimanlaiion s'accroît très vite, trois fois je murmure :
— « Frère, abaisse ton manteau, cache donc ce rouge, la prunelle me
démange.
» Trop absorbé par le plaisir pour m'enieiadi'e, il ne s'arrête pas, et s%
LE MAGASm LITTERAIHB.
w
lame glissant sous ma veste, me trace, de la pointe, une aiguillette sur la
poiirinr.
» Au léger cri de surprise que je jette, il demande :
— 1) T'ai-je blessé?
' ^ » Nou pas ! va, va toujours. J'avais retiré ma main pleine de sang et
ma vue retombait toujours sur cette doublure écariaie.
— » Ce n'est rien, murmura Morristot ; ah ! le joli petit combat!
— » Cache donc cette doublure I lui criai-je impatienté, tu sais com-
bien cela me déplaît,
. — » Est-ce que j'en ai le temps ? dit-il avec un éclat de rire.
' » Un nuage venait de voiler la lune ; les ténèbres m'inspirèrent je ne
sAis quelle secrète envie d ; voir du sang. Déjà ma main treiublottaii; je
fus blessé une seconde fois. Puis il me passa dans la cervelle un violent
dépit de voir que Morissot, parson obstination à laiiser son écariaie à
découvert, m'exposait à faire un malheur. Il me sembla que ce rouge me
bravait. Dès lors, mon cousin fut oublié comme s'il eût été absent, et je
coœbatiis contre... contre le rouge, et l'enivrement du duel commença
pour moi.
•> Cela dura pou. Morissot tomba à mes pieds le fi ont contre terre, sans
même exhaler un soupir. Il était mort ; je l'avais tué, monsieur, je l'avais
tué ! »
Et terrassé par cet effroyable souvenir, le Capitaine-Bleu, s'affaissant
sur ses genoux, se laissa choir sur le plancher. L'infortuné s'arrachait les
cheveux, et les convulsions du désespoir se joignaient à ses pleurs ; l'œil
fi.ïe, les bras croisés. Benjamin, plus immobile qu'une statue , contem-
plait ce malbeu eux. Morissot se releva pille, respirant[à peine, et articula
d'une voix saccadée :
— Maintenant, regardeï les effets de ce crime épouvantable, mai» in-
volontaire, et courez demain, si vous en avez le courage, baigner votre
épée dans le sang de votre meilleur ami. Vous savez déjà ce que font
souffrir les regrets, apprenez à coi naître les tortures du remords. C'est
une épreuve à faire, monsieur, et si votre rai-^ou n'y succombe pas, alors
vous serez assuré d'avoir un cœur de granit. ,
Depuis ce jour fatal, toute ma force s'est évanouie. Ces douleurs que
je m'éiais si bien faites m'ont appris à réilécbir sur celles que j'avais dû
causer à la suite de mes nombreux duels. Tout le sang que j'avais répandu
s'éleva contre ma conscience, comme unevfioue énorme sous laquelle je
demeurai englouti. Plus de sommeil, plus d'ambition, plus de courage,
plus d'amour pour la gloire, cette dernière passion de ceux à qui les au-
tres ont failli. Une terreur profonde s'est empivée de mon être ; la vue
d'mc épée me fait frissonner d'épouvante, et si je recevais une insulte,
moi le fpadassin, j'Irais me noyer pour ne pas me battre. La couleur
rouge est abominable à mes yeux ; et ceci, monsieur, n'est pas une folie,
reprit le Capitaine Bleu, c'est un supplice inconnu des hommes.
Cette nuance me cause un malaise inouï, une défaillance si douloureu-
se que, dès qu'un objet écariaie passe devant ma prunelle, je me crois
près de mourir. Oh ! n'eussé-je, pour expier le passé, que ce touraient à
supporter, mon enfer serait asseïcuisant ( Je finirai par me détruire pour
ôter de mes yeux cette lugubre vision qui uie poursuit encore quand ils
sont ft'rmés, car alors j'aperçois mes paupières comme un voile empour-
pré qui me sépare du jour. Me voici, jeune encore et courhé, comme le
plus vieux, sons le fardeau d'un chagrin qui m'épuise et m'abrutit. C'.^n-
tempk'z ce galetas délabré, honteux, mon ame est tout aussi dévastée, et
je ressens à l'égard de moi-même le dégoût qu'inspire aux autres ma com-
plète abjerilon.
Le sort n'a eu pitié de moi qu'un instant, ce soir. Il m'a donné 'a force
de vous conlier ce mystère , il a rattaché ma vie à l'espérance de vous
préserver de lourmcns lelï que les miens. Celle action sera une goutte
d'eau jetée sur le feu qui me ronge. S'il me faut tout avouer, mon>icur,
vous avez trouvé, je ne sais où, la clé de mon cœur que je croyais per-
due. C'est que vos traits font revivre à ma vue ceux de mou pauvre Mo-
rissot : quand je vous contemple, je crois le voir.
— En vérité ! répondit Benjamin d'un ton étrange, et, sans trop de pi-
tié pour cette douleur incurable, il ajouta :
— Vous ne m'avez pas dit ce que devint le corps de votre infortuné ca-
marade ?
— L'affaire n'avait pas en de témoins ; les lois pouvaient m'aticindre ,
me lU'tiir. 1,'idée de mon honneur compromis, de mon nom accouplé sur
les bancs d'un tribunal à celui des assassins; cette i;)ée, dis-je. apparut
vite à mou esprit et lui rendit sur l'heure le sang froid nécessaire pour
cacher cette aventure. Comme mon cousin devall partir à l'aube du jour,
je savais qu'on ne remarquerait pas son absence. Ces crnintes avaient
suspiiidu ma douleur, ma vi( time était pour molle corps d'un délit qu'un
meui trier vulgaire s'efforce de faire disparaître.
Dans un des plus sombres recoins de conc ruelle déserte , se trou-
vait une peiiit; porte h demipniirr e, qui donnait accès dans les jar-
dins de l'ancen chapitre de Saint-Uauricc. Celte culture, abandonnée
depuis la révolution , se terminait par un ancien cimetière dont se Irou-
vaii enironnée I abside de l'église , it dans Iciiuel la fureur populaire
avait violé plusieurs sépultures. I.a porte de ce cloaque céda tacileuient
aux effiiris que je lis pour l'ouvrir; je la refermai sur moi après l'avoir
franchie , et ayant déposé le corps de Morissot dans une tombe ouverte
que je scellai hans trop de peine avec des pierres , ]e me retirai avec un
talme surpr^nauti
j m Tjjcq uatsiq si teq àtJiOddc qo^X •
Les jours suivans furent horribles; mais je demeura' impénétrable. De
tels liVurts pour lutter contre le c'ésespoir qui s'emparait de moi, sont ce
qui m'a bi isé. Ces combats contre le chagrin et la peur m'ont annihilé ;
ils ont amené celte prostration dont je ne leviendrai jamais. Je crois tou-
jours entendre tomber , ave; un bruit sourd , les restes de mon pauvre
ami dans le fond de ce tom!)eau , ces restes chéris en présence desquels
je me répétais d'une voix Impitoyable :
— ïu ne penseras pas à lui, et lu ne pleureras pas.
Et je m'en fus sans leur dire adieu. ^
A ces mots. Benjamin frissonna de la tête aux pieds; puis il se Icràf
par un mouvement brusque, m:!rcha quel(UPS pas dans la chambre , et
s'appuya contre la fenèire où il resta pensif, les yeux levés au ciel. Il
garda long temps cette posiiire. Son aiiiiude silencieuse indiqua si bien
les distrai lions d'un homme sérieusement préoccupé, que sa coutenance
frappa Morissot toujours déDant. -,
— A qnoi pensez-vous donc? lui demanda-t-il rudement.
— Je pense à Dalcy, qui m'accusait de me tenir honteusement retran-
ché derrière un vœu solennel et de n'oser me battre avant de l'avoir ac-
compli.
— Quoi ! vous songez encore à celte affaire ?
— Dalcy ajoutait que j'espérais n'être jamais relevé d'un serment aussi
commoJe. Si l'occasion que j'ai cherchée toute ma vie, de remplir le de-
voir que je me suis imposé, s'offrait, et que m'abstenant de la saisir...
— Alors Dalcy aurait ra son. Un serment est une chose sainte à laquelle
on ne manque pas sans infamie si l'objet en est honorable ; j'ignore au
surplus ce dont il est question.
— De venger mon père, monsieur!... '
— En une pareille affaire, toute délibération est honteuse, cl il n'est
rien, ni dans votre cœnr, ni dans les inDueiices du dehors, qui vous doive
arrêter ; rien excepté la lâiboté. Mais vous êtes bien inconséquent, bien
étrange, vous, qui n'ayant au monde qu'un ami ne trouvez point de ran-
son pour ne pas le tuer, et, qui, ayant à venger un père, trouvez des mo-
tifs pour vous en dispenser.
Durant ces observation-!. Benjamin paraissait livré à un combat inté-
rieur des plus violens. A la Un, il prit une résolution, une gravité et un
culuie tout à fait espagnols.
— Vous dites vrai, capitaine, et votre avis me ramène au droit chemin.
Oui, si, cédant à de vains scrupulfs, j'abondonnais aujourd'hui un des-
sein dès long-temps conçu et enraciné dans mon ame, je m'en repen-
tirais toute ma vie. Cepeiidani, monsieur, je vous dois de la reconnais-
sance, et il est bon que je m'acquitte envers vous. Donc, et en votre
considération, je ne me batirrti pas avec Dalcy.
—Vous êies un galant homme , je le vols , et j'aurais tort de voust^-
commander le secret ii propos du déplorable événement dont vous avez
reçu la confidence. J'ai tout à redouter ; car malgré les périls de ma si-
tuation, j'ai conservé des objets qui dans un prorès serviraient de pièces
il l'accusation. Ces deux sabres, roulés dans une étoffe que je n'ai pas osé
déplier, sont ceux qui ont servi dans celle affreuse luiie, et le manteau
rouge de mon cher Morissot , ce manteau t.iché de sarg (oh ! je ne l'ai
pas regardé depuis cinq ans !), ce manteau est là, sous mon chevet. Je ne
m'en séparerai jamais. Si l'on atiaqua t ma vie, je ne la défendrais pas ;
mais si l'on me dérobait ces tféSors , je me ferais tner pour les dé-
fendre.
Le Capitaine-Bleu avait à peine achevé ces mots , que Benjamin , ('é-
crocliant les deux armes et prenant celle du colonel , arracha ensuite !e
manteau du grabat de son hôte épouvanté , et lui dit en lui jetant l'autre
sabre : Je m'empare de cet héritage , moi!... et si , vous couiinuez d'y
prétcnilre, essavezde le reconquérir.
A la vue de ces armes et du manteau dont les plis écarlat es marbrés
de sang vciiaient d'être déroulés , Morissot, frappé de stupeur , était
resté Inierdit, sans même s'aviser de r.nenir Benjamin, qui avait pajiné
la porte. Quand le Capitaine-B'eu fut un peu reaiis de cetie secousse, il
s'aperçut qu'il tenait ii la main son bancal, ce fer coupable de tant de mé-
faits.Son prenier mouvement fut de le jeter avec horreur : mais il se
souvint du lieutenant et courut sur ses traces.
Ce dernier l'afendait sous l'arc de Saint- Maurice. Il s'était revêtu du
manteau, et la doublure rouge mise en évidence entourait le corps de
l'ollicicr.
En le voyant ainsi costumé et dans ce lieu, le capitaine s'écria en re-
culant:
— Grand Dieu ! c'est Morissot lui-même!
Puis la couleur pnupre ayant fatigué son regard, il se mit à cherrher
du liWu, et sa léle machinalement se lourn.-» vers le ciel. .Xurun niisge
n'en ternissait l'azur; la line dans son pein adonrissali l.i nuance
du Urmameni sons lequel le pa'ais Cranvrl'e dé oupa t ses noires den-
telles itc granit. Ces ci constances rappelèrent au rapMaine le plusterr.lile
souvenir de sa vie avec tant de force qu'une pareille émotiini aujnt n-
téc de celle qu'il veiwii de rcssrniir lui fit peniic la tête. Cinq aniérs
disparurent tic sa mémoire, il se crut un instant en face de son ancien
ami. Benjamin ati ndlt qu'il fût revenu de cette errenr. et comme le rapi-
laine lui demandait son nom et l'explicaiion de sa conduite, il lui répon-
dit :
— Je suis Celui qui le hait, celui qui vengera l'homme que tu as ajsas*
aluét Ja raii\ cberrhes'lu, dan» Je uc *iis quelle fpll? ptntzkre, one cv
u
LE MAGASIN tlTTÉRAMŒ.
case à ton horrible action. Le r olonel ne cherchait pas à ta tuer, j'en suis
sur, cl lui, c'est ion or*;uoil infcniiil qui, lilessO par une (■■gra!,'iiure (|:i'll
l'ava i failf, l'a poussé à l'c^oiger licliciueiii. Uiircacls-tuiUyuc, uiisc-
rable !
— ncndcz-moi ce que vous m'avez pris, monsieur, et couvrez-ram en-
suite il'iniulcs et c'e honle, je ne m'y opposerai pa.s car voui iic voudriez
pas livrer à la justice le secret d'où mon honneur dépurl.
— Je ne sais ce qu'il me plaira île fairo, m.is je yai'Je ces dt'poujllos.
Brise, meurtri, attiial ju.'iju au fond du cœur, cl frappii de tous Its cô es,
je veux du sang, iji ce n'est vous à cette heure, que te soit Dolcy (lemaio,
car une vengeance m'est due.
— En ce cas, dit le malheureux Morisset, il vaut bien mieux que ce
soit moi qui mente.
Mais au lieu de se mettre en garde, le Capiiaine-Bîeu, dont le sabre
Toiiigeait dans i'air, piciinhitçà et là, combaliu entre sou ancien naiurcl
et sou idée du momi'i.t. Il voyait tournoyer devant lui la ducoraiio.n iu-
gubre devant laquelle s'était dénoué le drame déplorable qui l'avait
perdit.
— C'est horrible ! s'écriait-il ; se retrouver ici la nnit, avec des armes,
et en face de cet cufant qui lui resjcmljlc cl que j aimais déjà. (Juelle ex-
piation ! . , ,
Cfpenflant Benjamin ne savait coinra?nt s'y prendre pour animei^ le Cyi-
piiaine. 11 ne voulait passe nommer, c'ciU peut-ê're été rendre le
duel impjSNil.le , et pourlai4 son e.xaluition croisante lui faisait croi-
re à la néc(ss.té de ce combat qu'il aviiil rischi. Or , il n'ttait pas
d'humeur vcr-alile. 11 s'approcha de Morisset pour l'oi tragfr ; mais un
seniimi'iii de coitipassion re'S,i( ciutuse l'en cmpéclia. 11 es.'aja .'ans lé-
sultal les propos Ls pus !rovoq»a;;s; enlirj, il piipia légcremenl de sa
puiiiie le liane du vieil officier qiii boniiit. et la bée fauve cntr'ouvrit
l'œil ; m;;is e:lc ne tardj pas à le refermer. Crue teniaiivc cul néanmoins
un cllet, en ce que, par son iiisiii.ct de nature, MorissiU commença ;i le-
puusser, sans so meilre eu garde , la lame de son aavcisaiic, aljii de ne
pas élrc atteint.
— 11 fait ton fér.Ml'.er sous ces vieilles murailles ! dit Benjaiain de l'air
d'un honnne qui savoure unevoh'pté exquise.
— Si'ri)i'ni ! groinniea le capitaine.
Du plaide siMi bai. cal, le I cuienaiit choquait le Tr do son ennemi,
de taçon à [iruduire en c iqueti-* bien cxciti.ni. l'eu à peu, les pcr. iissmus
des deu\ armes lir. nt vibrtr les neifs du vii u\ jcldai ; son liras frémis-
sait d ime sensation iin]uièle iiui t!;ontait jusqu'au cœur , dont li s liaue-
mei s i-e préciiiiaici.'t. Au bout de quelques minutes de cet exercice, le
Capitaine- Bleu s'écria :
—Non ! non ! c'est à moi de mourir. Silence, ma lèle ! Frappe donc,
treuibleur ! qu'cliends-iu ?
— (Jue lu te tiennes mieux ; tu n'es pas de force à faire ma partie.
— BaLi ! répondit le capitaine, en lui portant deux ou trois bottes assez
Le'.les.
Le lieutenant se hûia de riposter afin d'engager l'auîre davantage; car
il voulait comballre loyalmn nt et ii ks risques et pénis. Il y eut un peu
de silence ; le capitaim- se plaisait à la parade, cl la jouait avec w art ti es
vaiié. Hiinîôt, dans riutervalle qui s-''parait les dég/geinens , Ijin;amin,
en ta ant le fer, s';.pei çnl que 1rs do;gis de l\Iuri.--sut avaient pris de la vie
et (le lidéf. Puis, anx r'avons, de 1 1 lune, il vit i\n.'. le vieux spaiias-sin, tout
en féraillant, riait sans biuit. Soudain ure révoluiion h'dpcia : le poignet
du lioi.liumme devnt un ressort d'acier, sa poitrine s'eUaça, sa lame de-
vint légère, impalpable, et ii cria de tontes ses forcps :
— linfant ! cache donc ce roug'^ ; je lu ûle ! je brûle! va-l'en !
Des e(! moment, B njamin prit la chose au sérieux. A S.on tour, il s'ef-
faça, lint son pied IVrnie et l'iril ouvrit. '' ',,.;''
— Ce rouge ! ce rouge ! i épétail Morissot d'une voix étouffée.
Trois minuies après, son adversaire gisiiit, percé d'outre en outre,
aux pie is du capitaine qui contenvla son stiJjrc victorieux avec une joie
cnfiniine. .
Bieniôt Benjamin ce souleva de terre et fit signe qu il voulait parler.
Son adversaire s'étant penché sur lui, le lieutenant articula d'une voix
faible: . . ,.
— Je puis maintenant vous plaindre, vous aimer et votis le dire ; car
j'ai re!!'|li mon devoir. Vous direz à Dalcy....
— Que dois je dire à Dalcy ?
— Vous lui porurez les aUieux de son ami Benjamin, cntendez-vou?,
du lilsdd colonel Morissot.
Rappelé i\ lui par celle révé'a:ion, Morisset poiissï un grand cri cl
tomlia a la renverse. Ce fat le d.'inier éclair de sa raison.
A Id pointe du jour, oa troma, sous l'arc Saint-Maurice, le corps du
lieutenant. Les perquisitions faites cbezie Capiiaine-Blcn, qni l'evait em-
mené, n'enrei.t aucuns résuitat,'--. Le vieil officier avait disparu ei on le
chercha vaii.cmenl pendant deux j^urs.
D.>lcv, qui ap rail ardemment à se couper la gorge avec son bon ami,
tomba dans le désespoir eu apprenanlsa fin iragique.
IV,
Deux mois après ce duel dont tout Besançon s'était entretenu , «ne
ronde Uecavalefie fut attaquée à l'improviste par uu hoaitae déguenillé
et armé d'un banra'. On s'elTor;a vainement de s'emparer de lui, il glissa
cnlre les j iinbes des chevaux et s'enfuit en criiint :
— C'est moi qui l'ai tué!... c'est moi qui l'ai tué!
Dali y, qui CMinmantlait cette ronile, reconnut la voix da Capitainc-
Cleu. Brûlant de venger son ami, il s'éla;iça avec ses ho:nraes sur les
traces du lueiuliier, et l'ayant atielnt à i'angle d'une rue, il descendit de
cheval pour s'emparer de lui. Morissot, adossé contre la muraille, fit
bonne conienanee; on croisa le 1er, eti'oUicier tomba entre les bras de
deux sobiais acconrns à sa défen-^e.
('eci avait lieu sous l'arc Saini-Jlaurice, où le Capitaine-Bleu errait pous-
sé par I luibitude.
Tandis que l'on se-ourait Dalcy, deux autres cavaliers se disposèrent à
se saisir du coupable qui ne cherchait pas à s'enfuir; mais ils le virent
tournoyer s r lui-même, chanceler comme uu homme ivre et tomber en-
fin sur le pavé.
Sa boni he ôiait souillée d'écume et son visage violet. Il était mort Vain-
cu par une attaque d épilepsie , et n'avait pas reçu la plus légère bles-
sure.
Ces aventurer avaient donné une sombre réputation au carrefour St-
Ma'.iricc. Disedlieiers, des musca'Jins, des incecyaliles. ayant examiné la
localité, la irouvéreiil pnéiiqne. Ce coin cul liien vjie une sorte de vugue,
on commença à s'y battre la imil, et celte mode fit fureur parmi les geus
comme ii lalil, si Ineii (pi'on fut obligé de i.lacer dt^u.x sentinelles sons
l'arcade fatal-'. Mais d'puis que deux faciionnaires postés lii eurent I ingé-
niée e idée de s'y enireiucr sous peéiextede tuer le temps dmam leur
f.idiou, (111 n ■ lu;s a dansée lieu qu'une guérite qui en fu retirée à l'épo-
que (lù r.:n cumuiença de denio ir l'arcade pour assai. ir la luc de la Bi-
bliothèque. .^. FraSCIS VVEK.
W®uveltes h Ses. nsmaz.
[Livraison de juin.)
La France est îi la iCte tie la civilisation européenne : c'est une question ré-
solue,
Puisipi'il n'y a pns im seul FrDn<;ais ([iii ne l'airirme.
Et comaïc tous les ;uilrcs peuples ont l'Ualsiîude de redire et de refaire ce que
nous r.voiis dit et fait, ils crient en chœur :
« La France est ;^ la tête dé la civilisation européenne. »
C'est l)icn flatteur pour cous, et c'est là ce qui nous fait souvent regarder la
colonne.
Mais les autres nations, comment arrangent-elles les affaires de leur amour-
propro ?
Quelle singnli(>re maïuc d'imitation les pousse à vouloir être heureuses absolu-
ment à noire maiiitTe?
A reproduire nos phases politiques, à copier nos uniformes, nos anciens bulle-
tins, notre nouvelle éJoquence, à se donner, comme nous, trois couleurs natio-
nales.
Car c'est le premier acte de régénération d'un peuple que de se donner Uois
couleurs.
L'iispagne a été le plus loin possildc dans ce plagiat de la France.
Elle a dc5 députés qui cnlendenl la séance orageuse loul aussi bien que les
nôtres (pour le bavardage il n'y a plus de Pyrénées), des généraux qui disent crji-
nement à douze soldats mal pajés cl mal velus que quelque chose les contemple
du haut de n'importe quoi ; qui n'entjcnt jamais dans uns bourj;ade habitée par
un barbier, ca servante et un mulet, sans se faire- précéder d'une proclamation qui
commence ainsi :
« Eroicos abitanCcs ! »
La iialion espagnole est brave, patiente et ingénue comme une nation vierge.
Le premier sabrcur qui a mis la main sur sa destinée n'a pas trouvé un contradic-
tcui' pour lui (lire : <i Mais une si grande usurpation n'est excusée que par la
gloire, et lu n'as que de l'adresse ; et si lu veux imiter le grand Nspoléon, prends
dans sa vie, dans ses discours, des modèles et non pas des formulaires. »
Uu jour, Kapoléon, nommé empereur, pro- Une auoc fois, Espartero, nommé régent,
noina devant le sénat le discours sui- iirononça, devant tous les pouvoirs réu-
vant : liis, les paroles suivantes :
Discoens de napoikon. niscoens d'espartero.
0 Sénateurs, la vie d'un citoyen est à « La vie de tcul cilojen est ù sa po-
sa patrie. Le peuple lran(;ais veut que la Irie. Le peuple espagnol veut que je lui
mienne lui soit consacrée. J'obéis i sa consacre la mienne. Je me soumets à sa
volonté. volonté.
» En me donnant ce nouveau gage de » En me donnant celle grande preuve
saconllance, il m'impose le devenir d'é- de conlianee, il m'impose de nouveau
laver le système de ses lois par des in- le devoir de conserver ses lois, la con-
sl'itutiousprévojautes. sUiulion de l'étal et le troue d'une
Il l'ar mes cliovls, par -. otre concours, jeune orpheline,
par la conlianee et la vijI nié de cet im- » Par la confiance et la volonté du
mcnse peuple, la liberté, l'égalité, la peuple, par le concours du corps légis-
prospérilé de la France sunlù l'al)rides iaiif, jiar les efforts d'un iiiinislére res-
caprices du son. ponsable unis aux miens, l'indépendau-
» Le meilleur des peuples sera le plus ce, l'ordre public cl la prospérilé natio-
lieuveux, connue il esl le plus digne de nale seront à ral)ri des caprices du sort
l'être, et conlcnt alors davoirété ap- el de t'incevlilude de l'avenir,
pelé par l'ordre do celui do qni tout » Le peuple espagnol sera aussi heu-
émane, à ramener sur la terre la jus- reux qu'il rnériie de l'être, el, content
lice, l'oidre et l'égalité, j'entendrai son- alors, je verrai arri\er la dernière heure
ner ma dernière heure sans regret et çle ma vie sans inquiétude sur l'opiuioij
sans inquiéiude sur l'opinion des gé- dés génC-rations fulm'es. » ^-^ ,
néraiious futures, n -" ^ _ - — i
LE MAGA§IN XITTÉRAIHi:.
U1
Il n'csl pas posiibic do Imiter plus cavaliOienieiit une noWe nation.
Si ce nVst pas là une allusion i des piojets qui ss dissimulent encore, c'est
une cruelle injure faite à l'érudition de sts conij)ulriolcs, dont quelques-uns pou-
vaient connailre l'oiigiiial franrais.
Daill.uis, quand un peuple vous investit de la dictature, on peut bien faire
pour lui les iVais d'un discours neuf.
La rogtnca du jojaume d'iîspagne vala^it mieux qu'une tiaductiun.
H. Dclossert s'acliarnoà l'cxéculion d'une csjièce de réççlcnicut qui interdit i
quelques cafés du boulevarl, et iiolannnent au cafii de Paris, la faculté de placer
des cl>ai3"s et des labiés devant leurs étaliliiscmcns.
C'est-à-dire que sur tous les points, l'obtuie autorité (!,> la ville ne s'occupe
que d utcr aux mœurs leur ori;;inalilé, aux promenades leur cliarnie pittoresque.
Ix plan de M. Delessert Ji'est pas diJKcile à pénéirer.
Ancien élégant, jadis palineur, cavalier, joueur de paume et de billard renom-
mé, il no.us fait payer les frais de ses rcujords, et, 4)o,ur expier les Inillans déran-
genicns de sa jeunesse, se propose de rendre la vilis de Paris sage et ciMiuyeuse
comme Genève.
Au second acte du Ffrï/sc/iw/;;, pendant la scène de rin\ocallon infernale, un
uSUuelelte s'agite sui' la sctine, et cette appariliou produit sur le puLKc une ccr-
.liiine sensation.
Ce squelelle est vérila!;le, et l'iiistoire en est fort cnritnr.e.
lia 178C, un jeune bomme de dix-buitans, faisant partie des élèves surnumé-
raires de l'école de danse à l'Opéra, et nommé làoismaison, devint amoureux de
Mlle Nauine Doriial, élève comme lui, et lille de l'ouvreuse do la loge du comte
d'Artois,
Mlle Nauine euflaimna par ses coquetteries la naïve passion de son camarade,
et lui donna des espérances jusqu'au jour où elle trouva de belles moustaches à
I\I. Mazuiier, sergent-major cuniniandant le poste des soixante gardes-françaises
qui faisaient le ser\ice de l'Opéra.
. Eojsmaison vit son nialbcur, le jugea in'épara4)le , et ne pensa plus qu'à la
vengeance.
Un soir, au coin de la rue Saint-Nicaise, où étaU situé, comme on disait alors,
l'iigtii de l'Académie, il attendit, après le spectacle, le passage des gardes-fran-
çaises et alla lésolumenl prendre à 'a gorge son bourenx rival. Ma/uricr eut d'a-
bord ri{l('e de tuer sur la r.lace son agresseur ; mais sa jeunesse et sa pcDite taille
(ireul sourire le galant soldat. Sur scni ordre, trois bomnies détachèrent les bre-
telles de leurs fusils, attachèrent le jeune bomme furieux et le déposèrent sous
le péiyslile de l'Opéra, où H passa la nuit ainsi garroté.
Le lenden:ain, de grand malin, 'e sieur Deraeru, gardien de la salle, trouva
Boismaison, qui avait fait de vains efforts pour se délier, apprit de lui l'aventure
de la veille, en ril beaucoup pour sa part, et ne manqna pas d'en égaj-sr tout le
théâtre.
Boisraaison, bafoué par ses camarades, eut la fièvre, se mit au lit et mourut en
faisant un singulier testament.
11 léguait son corps à 51. Lamairan, médecin attaché à l'Opéra, et qui avait nu
cabinet dans l'hôtel même.
Le pauvre jeune homme priait M. Lamairan de garder son squelette dans ce
cabinet, pour ùlre, après sa mort, encore près de celle qu'il avait aimée.
Malgré les vieissiludos de rAcndénïic royale de Musique, les incendies et les
antres causes qui l'ont transportée jusqu'à la rue Lepcllelier, peut-éti-e aussi par
un respect tradilionnel pour la doniière volonté du jeune figurant, son squelette
n'a p.is cessé de faire parlie du matériel de l'établissement.
Ll la vie du théâtre a recommencé pour lui.
M. Duvcrgierdc Ilauranne n'a pas toujours été épilcptiquc et malfaisant. Dans
sa jeunesse, il se i\rait à des plaisirs mépilsables, mais iinioccns.
M. Luurgicr était vaudevilliste, et uiauMÙs vaudevilliste, connue il est au-
jouvd'liu, uiauvai. publiciste.
Les i vrages de cet homme grave et sérieux ont disparu de la mémoiie de
tous excepté deux :
Vue visite à Orcina-Creen.
Le Jaloux oinine il y en a peu,
Nous fait des rceheiches inouïe- pour en retrouver des excnudaires.
Kous désirerions donner l'analyse de ces préludes politiques : ils sent perdus.
M. Duvergier est devenu un honime trop nnpoi tant pour que ces butoixls de
sa jeuuL'sse osent encore se montrer.
Î\I Barba en a pas de nouvelles.
L'incendie du Vaudeville en a carbonisé plusieurs,
Ceux que la liiMiolhèquc roya'e devrii avoir abrilés ne se trouvent pas.
11 nous reste à suppi u lés I ihliepfiles, les auiateuis de eolleclions, de vouloir
bien nous mettre sur la trace de ces petits \ai,niensqni élaicul, absolument par-
lant, fort ridicules, cl qui duiveut l'élre devenus bien duvautage, eu raison de la
fausse gra\ilé de km' père.
Le despolisme décimal règne en France. Il faut se souuiellre. Ne nous eu
plaignons pas : c'est poiu' notre bien.
Malheur au petit niareliand <ini s'aviserait d'instrumenter dans sa boutique avec
de vieilles mesures et do vieux poids. La police ;mrait bientôt fail une desccnlc
dans la maison jiour coiilisquer les Ufirçs et çctsscr lcsi)i((oI*Uu deijiiquaut, qui,
C« outre, paierait l'ameudc.
7'uut cela est à merveille ; on a des lois décimales ou on n'en a pas. Quand on
en a, elles doivent flre rrspcclées ; seulement je voudrais que le gouvernement
chargé de les faire observer les observai, et qu'il ne donnât pas lui-même l'exem-
ple d'une contravention impunie.
Eh bien 1 notre monnaie de billon, telle que le gouvernement la conserve, no-
tre monnaie de billon est une violation manifeslc de la loi décimale, un fait per-
njanent de lèse unité métiiquo. Je prends pour exemple le liard. Cela vous sem-
ble bien peu de chose qu'un liard, et je vous dis, moi, qu'un liard est une énor-
milé monétaire dans noire numération systémaliquc; un liard est une anomalie
morale, une provocation constante à la désobéissance aux lois, car le liard est
une contiavenlion privilégiée par le pouvoir, un flagrant délit autorisé. Et qu'où
vienne, après cela, nous parler du grand principe de notre charte, de l'égalité
devant la loi ! Où est celle égalité? Comment ! voici cet ancien poids, qui s'ap-
pelait la livre, frappé d'une proscription impiloyable, à ce point que, s'il s'avi-
sait de se montrer daus le commerce, il serait condamné à mort, avec frais et
dépens, sur la simple constatation de son identité. Et, à coté, le liard, cet ef-
fronté survivant d:^'S duodécimes déchus, vient impunément violer la belle unité
do notre système monétaire, et passe sans difficultés de la caisse du trésor à celle
dos particuliers !
Celle impunité, je le répète, est un scandale. S'il y avait delà justice et de
la logique dans nos lois, le liai d serait prohibé, et il n'y a pas de liaid en con-
Iravcnlion qui ne dut vini/l sous d'amende.
Je n'en ai pas fini contre le liard. 11 est la sfurcc de désordres trop fùchcux.
On peut l'accuser d'être complice des petites exactions dont le pauvre est souvent
vicUme dans ses pclils achats. Ainsi, ou doit compter par centimes. C'est la loi.
Hais le centime, monétairement parlant, est une fiction : on n'en a fabriqué,
pour ainsi dire, que pour échantillon. 11 n'y a que des liaids. Supposez qu'une
l)auvro femme, en faisant le matin sou pauvre marché, ait à payer une fraction
do ((ualre centimes. Elle est forcée do donner quatre liaids. Le fort denier est
toujours contre elle. Toutes les fois qu'elle doit payer une fraction de sou, elle
est a peu près sure de payer en plus toute la différence entre le liaid qui existe
cl le centime qui n'existe pas. Cet impôt est plus lourd qu'on ne pense, car il se
renouvelle à chaque instant.
Comment donc le gouvernement n'a-t-il pas fait disparaître le liard anormal et
déprédateur ? — C'est que celle mesure se lie à la refonte du billon. — liais
alors qu'il refonde le billon. — Oii ! mais c'est une grosse affaire. — Faut-il en-
tendre par là qu'elle soit bien onéreuse? — Eh! au contraire, il y a de l'argent
à gagner pour le trésor. — Pourquoi donc ne fait- il pas celte opération.'
Ma foi ! demandei-le-lui. C'est qu'apparemment il n'a jamais le temps de rien
faire.
L'opération de la refonte est si bonne, que le prince de Monaco, si l'on s'en
souv ieni, s'était chargé de pounoir la France de nouveaux sous. Toutes nos villes
commerçantes lui adressaient des commandes. Le gouveniemcnt a démonétisé
les sous de Monaco, en disant : o Je veux faire cette atfaire-lj, » et alors il ne
l'a pas faite.
Lue chose nous étonne, c'est que !\I. Humann, qui, en ce moment, se trouve
obligé de presser avec tant do force l'organe de limpot, ne se bâte pas plus de
réaliser le profit do la refoule. En refondant le billon, il refondrait nos pièces da
5 francs (pii sont aurifères. 11 y a encore là un beau bénéfice à prendre.
Un certain nombre de nos pièces de 5 francs sont de petites mines d'or. Le
commerce les exploite par l'allJnage perfectionné, l'ourquoi M. liuuiann ue s'cni-
presse-l-il pas d'ajouter le bénéfice de celte exploitation au bcuélice de la i^
fonte du billon?
Le commerce pétitionne pour que cette réforme ail lieu. SI. Humann a promis
do présenter une loi l'année prochaine. Mais, du vole de la loi a la fin de l'op^
ration, il y aura loin. Il faudra faire à la Jlonuaie un vaste outillage dont la con-
fection demande plus d'un an do travail. ïi JI. Humann ne prend pas ses mesufïs,
il se passera bien du temps avant que notre billon ne soil en liarmouie avec nos
lois, cl que uous soyons débarrassés du liard.
Le Cls d'un père riche demande à son père deux mille francs pour aciieler uu
cheval.
Le père étend le bras et maudit 1res bien son Cls.
Si le même lils avait demandé cinquante mille francs pour se faire doudCme
d'agent de change, avec la porspoctive do pord;e non-seulement la moitié de celte
somme par suite d'une dépréciation des charges, mais encore l'aulre iQ,<Blié el
plus encore dans des spéculations dont il aurait pris le gaOl,
Le père auiail senti une larme iuonder sou visage, et, levant vers les ctcax sa
prunelle attendrie, se serait écrié :
0 Quel heureux père je suis I mon &Is seul te besoin de s'occu|icr 1 •
Toutes les familles en sont là.
Quelques jeunes gens de boime cl riche maison ayant |)erdu Sô frsiics au nb Ih
dans une seule nuit, leui-s parons oui reconnu la nécessité de les faire interdire.
Un jeune duc qui n'avait jamais pris d'actions bilumincuscs, qui ue s'était asso-
cié à aucune usine, à aucune cnlrepriso d'extraction de diorbon, cl an lieu de
faire aller les antres çn dteniin de fer dont il aurait pour sa pari et avec sou àr-
gonl alinieulé l'exploitation, avait préféré aller lui-mOmc dans do très IkUcs voi-
tures : te jeune duc vient d'être interdit.
Enfin, uu pauvre diable a qui la ualuro avait reHij*^ ses dons avT<" uw malice
toute purliculière, puisqu'il clail venu au mondes l'état do pliénomène iiiqni^
tout, m«às que lu l'vrtuue avait giatitic de quelques componsalions, faisait d« spa
&s
LE MAGASIN LITTÉRAmE.
rjïcnt un emploi légilime. Pour plaire et se faire oublier, il fallait qu'il se fil or
comme Jupiter.
Une de sos Danaés ne l'appelait que son lingot.
On \ient aussi de l'interdire.
11 en est tout interdit,
Et veut se faire archevêque.
ÎI. le Iiaron James de Rothschild avait un jour engagé quelques personnes qu'il
nppclli", mais qui ne se disent pas ses amis, à chasser à sa terre de Ferrières.
0 Vous pouvez, messieurs, dit-il, tirer tous les lièvres que vous voudrez : mais
je vous prie de ménager les hases. Et pour que vous ne vous trompici pas, j'ai
fait couper les oreilles à tous les lièvres. Vous reconnaitrez donc les femcUîs à
leur coiffure, qu'on a laissée intacte. »
Entrés en chasse, les hôtes de M. Rothschild ne tardèrent pas à s'étonner de la
quanlilé surnaturelle des hases qui passaient devant eux, l'oreille haute et comme
pour les narguer. On attendait vainement l'apparition d'un quadrupède incomplet
sur lequel le fusil put s'abattre sans violer les prescriptions du maitre.
luipalienté de celte mystification, dont le gibier paraissait complice, un des
chasseurs se décide à lùcher son plomb dans le rible d'un animal qui avait toutes
ses oreilles.
Il est reconnu que c'était un véritable et beau lièvre.
Le chasseur prend son couteau, lui coupe les oreilles, ne se gène plus h partir
de ce moment, et fait a ses autres victimes la même opération.
Le soir même il retournait à Paris avec uu chapelet dans lequel étaient enfilés
les trophées de la chasse.
Et le lend.^main M. de Rothschild recevait avec une bourriche le billet suivant :
0 Voici ma chasse : je ne veux rien avoir de vous ; et en échange du plaisir
« que j'ai pris, je vous apprendrai, si vous voulez, comment on coupe les orcil-
» les, ce qu'on ne sait pas faire chez vous. »
Il ne manque plus rien au daguerréotype.
Il avait réussi à reproduire des points de vue, des paysages, des monumens,
qui se reflètent dans cette plaque métallique aussi distinctement que dans l'eau
d'une rivière.
Ce qui était, pour les arts, une découverte immense, attendu qu'on no peut
pas faire passer une rivière précisément au pied de tous les monumens qu'on
veut dessiner.
Mais en voilà bien d'une autre.
Le daguerréotype fait des portraits : moyennant une faible rétribution, qui
Tarie de 5 à 20 fr., il n'est pas un garçon de café qui ne puisse s'offrir ses traits
chéris, et avoir de lui-même un portrait aussi noir, aussi vaporeux que s'il se
mirait dans l'eau du ruisseau.
LES riCEO.\S.
La galanterie française, cette ancienne galanterie, qui vivait de scandale, d'es"
prit et d'infidélités, est complètement dénaturée.
Les mœurs italiennes, avec ses cavaliers scrvans, ces amans qu'on fait durer
vingt-cinq ans, et qui sont plus esclaves du ménage que le mari lui-même, ont
déteint sur les mœurs de notre société.
Un jeune homme qui craint d'alarmer sa famille par des amours échevelés,
cherche un amour du monde , et se voue à l'existence passionnée et laborieuse-
ment jalouse du pigeon.
Il va faire la roue auprès d'une colombe à la mode , épanouir les plumes chan-
geantes de ses ailes, renfler son jabot, s'efliler le bec , et pousser des cris gé-
missans , jusqu'à ce qu'on lui réponde par les douces agaceries d'un roucoule-
ment étouflé.
Alors les deux amans s'aiment d'amour- tendre ; on en fait part à ses amis et
connaissances, et le genre humain tout entier, le mari excepté , qui ne sait pas
ou ne veut pas savoir, est prévenu que deux pigeons nouveaux vont embellir du
spectacle de leur passion les réunions de la société parisienne.
Quand vous voyez une colombe s'abattre sur la crête d'un toit, n'étes-vous pas
sur de voir bientôt son mâle amoureux et inquiet?
Ainsi, dans le monde , on annonce madame une telle toute seule et sans son
mari ; a cinq minutes d'intervalle apparaît monsieur «n tel.
En général , on suppose qu'ils sont arrivés ensemble, et dans la même voi-
ture, jusqu'à la porte cochère de la maison, et que, par décence, et pour ne pas
afliclier les mystères du colombier, ils se sont séparés pour un instant.
La colombe , entrée la première, s'assied avec un air d'aisance affectée, et di-
rige son œil d'émail vers la porte.
Le tendre pigeon se présente, fait ses petites salutations obligées , et tout haut
demande froidement de ses nouvelles à la colombe , comme quelqu'un qui n'au-
rait pas voyagé tout à l'heure dans le même coupé , patte contre patte , aile
contre aile.
Au grand dédain du cocher habitué à conduire sans malice et sans regarder
derrière lui son pigeonnier ambulant.
Pendant la soirée, le pigeon a mille petits soins pour la colombe. Plus sou-
mis qu'un mari , forcé souvent d'aller où il ne voudrait pas , empêché d'aller où
il voudrait , et où va le mari qui s'y amuse , il faut que , pour l'amour-propre
du volatile auquel il s'est voué , il affecte de lui tenir son éventail , de rire , de
eauser ; comme s'il y avait encore quelque chose à dire ; d'apporter des glaces ,
Iles landwicli», de romasser le bouquet qui tombe, de poser des lasses de thé sur
les meubles, d'accomplir tous ces petits actes de domesticité amoureuse qui font
dire ,i chacun : Ah ! voilà des pigeons qui s'aiment d'amour tendre.
Quand la soirée est finie, le pigeon dit d'un air nonchalant, et comme s'il était
galant par occasion : Voulez-vous, madame, que je fasse appeler vos gens — Je
veux bien.
Et le couple se dirige vers l'antichambre, s'enveloppe à la hùte de tous se»
manteaux, et grimpe dans son pigeonnier à quatre roues , qui devient presque
toujours une arène dans laquelle on se reproche mille choses très graves :
D'une part.
Avoir feint de pleurer d'attendrissement pendant que madame **' chantait.
Avoir fait valser madame *'* deux fois et avec des étreintes passionnées.
D'autre part ,
Avoir agacé le pigeon de madame ""', lui avoir dit avec intention qu'on allait
tous les jours aux Champs-Elysées à quatre heures.
Avoir trouvé de bon goût une épingle qu'il porte et qui n'est que bizarre.
Comme les maris permettent fort bien à leurs femmes de se donner au monde,
sans être forcés de les accompagner, l'espèce des pigeons pullule beaucoup, et il
arrive qu'on puisse souvent dans une seule maison compter jusqu'à dix couples,
diversement intéressans par leur beauté, leur plumage et leur constance.
Ce qui plonge dans un ridicule amer les femmes qui se font suivre d'un mari,
ou dans une embarrassante solitude celles qui vont toutes seules, et n'ont pas fait
de choix :
I! se parle entre les pigeons un langage, il s'organise des choses, des plaisirs,
des parties auxquelles la femme encore conjugale, ou la colombe isolée , ne peu-
vent prendre aucune part.
L'espèce du pigeon dont nous parlons est connue dans l'histoire naturelle sous
le nom de pigeon ordinaire, ou pigeon mondain. C'est le captif volontaire ,
comme l'appelle BufTon.
11 suit partout sa colombe.
Aux courses de chevaux, celle-ci se perche dans une tribune en évidence.
Lui, sur l'hippodrome, se rengorge dans un costume panaché, et fait raille gia»
cieuscs gentillesses à la manière des pigeons culbutons.
Au spectacle, il vient s'abattre dans la même loge, toujours comme par hasard,
et savoir si l'on est content du bouquet qu'il a envoyé.
A chantilly , quelle nuée de pigeons I les échos de la forêt en sont encore à
répéter les roucoulemcns qu'ils ont entendus.
Tout pii/eonse préseule généralement sous le plumage de pigeon mondain;
et cependant l'hiver il est tendre, discret, servile.
Mais quand vient le printemps, le plumage tombe, et alors la malheureuse
colombe recomiaJt qu'elle a donne son cœur , son amour, sa ^ie , à un pigeon
fuyard.
Le volage prend les plus mauvais prétextes pour échapper aux devoirs et aux
sermcns du nid :
Une cari iêre à suivre sérieusement ;
Un mariage à préparer ;
Des chevaux à acheter en AngletciTC.
La colombe désolée, mais consolable, cherche des distractions , et demande i
l'air pur des champs des émotions honnêtes et calmes.
Mais les séducteurs d'été , ces trouble-mégages qui courent les châteaux ,
comptant sur les chances d'une galanterie d'autant mieux reçue, qu'a la cam-
pagne il y a moins de concurrence, viennent rouler des yeux de feu autour de la
timide femelle.
Elle ne résiste pas long-temps. Le pigeon ramier, qui prend son nom de son
"Oiit pour les bois elles arbres, est très fascinateur. 11 organise des parties de pê-
che , de cheval, des promenades au clair de la lune; et dans les châteaux qu'il
visite, on entend toute la nuit des bruits de porte, des piétiuemeus dans les
conidors :
Le ramier fait son nid.
Les femmes qui vont aux bains de mer y rencontrent le pijfcon des roches
qui aime à se suspendre aux falaises, à voir le choc des lames , et à coqueter sur
le galet.
Les bisets ou pigeons voyageurs parcourent en troupes les villes d'eaux : Aix-
la-Chapelle, Badcn, Ems et les Pyrénées.
Les ménages à la mode du monde parisien sont tous dans cette condition qui
présente à étudier un des cotés les plus variés de l'histoire naturelle.
Les maris sont négligeus, grognons ou occupés d'affaires industrielles, politiques
on autres.
On les enrichit souvent de pigeonneaux d'un plumage accusateur, et dont
la ressemblance avec le père est constatée et souvent même adruirée dans le
monde.
11 faut qu'une femme soit bien vertueuse pour qu'elle se résigne à mener sans
pigeon une vie décolorée et languissante.
Et l'isolement fane ses belles années si elle ne choisit pas
On un pigeon cavalier qui lui prête des chevaux de selle et la mène à quatre
dans les promenades publiques ;
Ou un pigeon pattu un peu épais, mais riche, et qui peut suppléer aux misères
de ces pauvres pensions que les maris accordent en rechignant pour la toilette de
leurs femmes;
Ou un pigeon tambour , c'est-à-dire un officier d'état-major, bien posé sur la
hanche et qui fait respecter sa colombe ;
Ou im pigeon paon , remarquable par sa beauté, que toutes les femmes envient,
qu'elles se disputent et dont l'élégance reflète à jamais sur la vie d'une femnie<
LE MAGASIN LITTEUAIRE.
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csiiùce du pigeon musicien n'est pas dterUe par Valmonl de Comare , le na-
alistc.
\, Celui-là roclierchc les vieilles colombes battues par l'âge , et déplumées par les
agitations d'une cxisLence orageuse.
Le pigeon parlementaire n'est pas décrit non plus; mais on a de sa race de-
puis l'invculion du gouvernement représentatif, et il est assez recherclié, parce
qu'il enrichit le nid de bureaux de tabac, de croix dlionncur, de billets pour les
tjux d'artifices et les messes des Invalides, et nourrit les pigeonneaux de petites
sous-prcfjctures et de recettes particulièjes.
hc pigeon parlementaire est celui que les maris gênent le moins.
Ainsi donc va le monde.
^;^.Et pour expliquer l'utilité, l'agrément, le charme djs pigeons, il n'y a qu'à
'Tàisser parler M. de BuETou, qui avait mis certainement ses manchettes les plus
fines pour écrire le passage suivant :
«Tous les pigeons ont de certaines qualités qui leur sont communes: l'amour
> de la société , la douceur des mœurs, la fidélité réciproque et l'amour sans par-
» lage , la propreté , le soin de soi-même , qui suppose l'envie de plaire ; l'ait de
s se donner des grâces, qui le suppose encore plus ; les caresses tendres, les mouve-
» mens doux, les baisers timides; on feu toujours durable, un goût toujours
» constant, et pour plus grand bien encore, la puissance d'y satisfaire sans cesse;
» nulle humeur, nul dégoiit , nulle querelle. Tout le temps de la vie eiaployéau
» ser^ice de l'amour et au soin de ses fruits. «
Quels modèles pour les maris s'ils poui aient ou savaient les imiter 1 (1)
ETUDES DE VOYAGES.
BJ 11 M è V c.
REPAS D'ADIEU.
. 0 Messieur.', ]e propose un toast fantastique à notre illustre ampbylrion
le piiiii'o Pokiloir.
— .\!cssi> urs, je vous dénonce le préopinant, Raphaël Désiré, poète
yriijue ut drainalique, coninie lininensémcni ivre !
— Je repropose mon toast au prince, remplissez vos verres.
— Vive le piiuce !
— Vive notre ami!
— VivePokiloUl
— Vive tout!
Tduic celle belle logique se débitai!, par une folie soirée de l'hiver
18.")..., entre onie heures et in'nult, autour d'une tal/li: servie avc:: un
goûiet un luxe asiatiques, dans un bel liôtt'l de la rue de llivoli. Les ac-
teurs de celle joyeuse ^cèiie étaient cinq beaux jeunes gens, dont quatre
Français de naissance ei du reste, et un llussc (|ui n'était Russe que
de naissance. Celait , je vous assure, un homme d'un graul rœur, d'un
esjirit délicat, d'un caractère cbarniant, que ce Russe. (Juoif|u'il fiit bien
jen'io encore, il avait déjà beaucoup voyagé e! panant beaucoup appris.
Cl il possédait parmi ses talens le talent rare de bien dépenser de magni-
Cijucs revenu''.
Or, le prince Paul Pokiloff, au moment où je vous fais faire sa connais-
sance, était venu passer le carnaval à. Paris, et le lendemain il devait se
reineiire en roule pour la Russie, qu'il brûlait de revoir, malgré les eu-
chanicinens sans fin lie mure mélropole; tant il est vrai de dire qie le
ciel \u\u\ a un pouvoir d'aitraclioii souvent iriésisiible ! Dans ses voya-
[.'cs h Pari.f, l'okilolfs'éiait fait beaucoup d'amis, ou du moins beaucoup
rie coiii|iagnnns de plaisir se disant leN. Mais vraiment ce prince 1. avait
tou< les bonhetir-;, (ar dis amis vrais il eu avait lioiivé qual'e, et voyez
si ce n'e.'-t [las nicrvellleuv ! il se les était conservés même a|)rés leur avoir
prè é de l'argent. Je vous le dis en vérité, il avait tous les boiilieurs. Ces
(piaire amis, ce smit les joyeux fous (|ue vous venez d'entendre tout à
l'henrc déraisonner si niirillquemenl. Voici leurs portraits.
R.iph.ië', le pnèie. est un dnux et frais jeune hom ne de vingt ans ; oui,
il a il peu pi'és cet âge d'indécision où nm ame poéii [ue voudra t par-
toui'.r lou es les voies de l'.irl. Ainsi Rapliaé a l'ait jusiiu'ici avec la même
srdeur des vers, des romaiis, du diame, de la roiueui ■, do petits articles
et lie petits vamlt\il es. Dans tout cela rien n'esl coiiqilel, mais on rerou-
iiail nue plume iieiupée de poésie, ci l'o i prévoit que du jour où elle
aura clmisi sa roui-, rlie y traceia glorirusemenl le nom de R 'ph. ël.
Que M vous m'en demanile^ plus, j'ajnuieiai (|u'jl est d'une taille
oyeiiiie, (|ue .'■es rheveux sont blonds ( l siiyem, ses yi ux doux et uié-
ip<(ilii|i!es, d'un bleu pâle, sa bouilie d'un ios.'. icrue, mais pure, enlin
ne ses mains oui uiu' grande .Mi.ivilé de lonne.
Gi berl, le peinire d'histoire, a bien vingt huit ans : c'cl un talent
dans toute sa vi..'neitr ; il ii'et l'éK-vc d'au un maîlie, son pinceau est
hardi, orig'iial, brûlant! tiilbeii e.si doué d'uu eoura.s'e éprouvé, d'une
persévérance à fatiguer le sort. Sous une cnvelop,ie ile fer il cache un
(1) Ces petits livras obtiennent toujours un grand succès ilc cm-i»siii;. (Civct l'Witcur
eue (l'Enghcin, 10,) '
lOiLLEt 18U, •— îone 1
cœur généreux et sensible. 11 est robuste et de haute taille ; sa voiî est
viliranie; ses cheveux et sis yeux noirs, sa ûgure brune; voilà Gilbert au
physique et au moral.
Ovide, dont vous vous rappelez sans doute avoir entendu prononcer le
nom tout à l'heure, a été pnèie, et aussi p^iuire, et aussi scul.iteur, et
tout ce qui n'esl pas du métier. Il a eu des succès et des cliules, des
cliules moins rarement. Du reste, il jouit d'un revenu assez agréable cl ne
médit pas irop de l'existence. Il est loin d'être beau, et pourtant on dit
de lui : << C'est un homme charmant. •> Ses amis l'aiment bcaucou|)-
Eiii'in Prosper, le dernier des quatre, ne ressemble en rii n aux autres :
il n'a jamais brillé nulle part et probablement ne biillcra jamais ailleurs.
C'est un très beau garçon, aux manières élégantes, onié d'une très belle
fortune, mais qui malheureusement n'a rien appris et dont la vie e.-t tes-
tée oisive ; cela le rend malheureux, et cependant il ne peut pas se donner
assez de force pour se livrera quel(|ue élude sérieu-e, le medieur reihèdu
contre l'eninii ! Prosper est un de ces hommes qui le malin, (|uan 1 ils se
lè>ent, voudraient êire au soir; qui n'ont pas de souvenirs, pas d'tspé-
rances; qui courent les plaisirs sans jamais rencontrer le plaisir, que le
vulgaire envie et qec plaint l'homme intelligent. Ce qui empêche P/osficr
d'elre tout à fait tiul. c'est son bon cœur, qui ne s'estjamais démenti, ei
sa compla sance extrême pour ses amis.
Au bout (le qnelipies insians d'un silence causé par l'arrivée d"u.i su-
pcrba plat de meringues, Pokiiolf reprend :
— IMes amis, mes bons amis, c'est demain que je vous quille, vous In
savez. Ce souper est pcut-èlre le dernier que nous faisons ensemble, la
vie a tant de hasards I Si vous m'en croyez, nous garderons chacun notre
raison pour le moment des adieux. Vous me comprenez, n'est-ce pas ■:"
Plus lard, ([uand nous nous souviendrions vous de moi, moi de vous, nous
n'aurions qu'une idée confuse des derniers momens que nous aurou»
passés ensemble. Cela noiis serait triste, amis,
— Mes hdèles, dit Raphaël, toujours un peu étourdi, mais qui néan-
mnins avait vivement senti ce que Paul venait de dire, mes fidèles, mon-
seigneur vient dédire là une grande vérité. Ce cher Paul ! penser que de-
main à cotte hcur'tci, il sera déjà bien loin de nous, lui, l'ame de
nos réunions ; en véri:é cela m'afllige d'y penser!
Et tous tendirent la main au bon Polikoff. Ils n'avaient point de larmes
aux yeux, ils en avaient tons, en cet instant, au cœur...
— Que ceci ne vous alUige pas, mes excellens camarades, dans un an
je serai de retour à Paris. Nous sommes aujourd'hui k 27 février, eh bien !
au prochain carnaval vous me reverrez.
— Un an, objecta Prosper, c'est une éternité!
— Le fait est que pour moi celle aunée-Ià va être atrocement longue !
dit Ovide.
— Un an, ajouta Gilbert : je mourrai d'impatience avant.
— A mes yeux, soupira Raphaël, cette année-là c'est l'infini !
— Mais, pour Dieu I messieurs, qu'est-ce donc qui va vous faire paraî-
tre celle année si longue? Voyons, sont-ce des embarras d'argent pour
quelqu'un de vous? parlez; est-ce autre chose que je puisse arranger ?
Mais parlez donc! '
— Hé as! lu ne peux rien pbur moi, dit Raphaël : tu ssis que malgré
mes longs travaux, je n'ai pas emore eu le plaisir de voir reprcseuicr
une de mes comédies, cependant on a accepté hier ma Femme phUoso-
plie au Théâire-Français ; nuis en même temp-, on m'a dit qu'elle ne
pourrait être jouée avant ini an. Quelle triste vie je vais vivre jusque-là!
— Juge de Bou impaiience, Paul, en apprenant que d ns un an nviu
frère, mon bon irère lldmoiid sera ici, de retour de New-York. .Von Ed-
mond que je n'ai pas vu depuis onze ans !
— Et abus (]UPlle joie ! n'est-ce pas, Gilbert? dit le prince.
— luiaginrz-vous un peu, dit Ovide, ce que c'est qu'a mer, cire aimé
et aileudie toute une année peur épouser celle qu'on aime. J'en suis là,
moi, messieurs : les parcns de ma bi le Blandine m'ont accepté pour leur
gendre ; mais des aflàircs de famille font relarder aussi long-temps le ma-
riage.
— Et toi, Prosper, qui te fait tant désirer l'hiver prochain ?
— Moi ? moi, ce sera un an de passé, et 1rs jouis sont si longs !
— Messieurs, s'écria le prince en riaut intérieurement d'une pensée qui
venait de frapp' r son esprit, buvons !
— Mais la reeommandaiioii de loulà l'heure ?
— Oubliez-la cl buvez. Teiuv, voici de >i> ux \ins d'Espicne remplis de
mille verlus. Al'ons, vos verres, et l'oyei les p. nsi es souibrcs. Mes ami».
1 1 vie réelle est tiiste ; heureux donc celui qui >ali .se U.ire une vie d'il-
lusions et rêver éveille, ce ui là est un sage, eroyez moi. Jouir c'est *i»re,
et le prieripe de relie vie là c'est le plaisir. Jouis>ons donc du plaisir jus-
(jU'à la folie, ce sont les plus fous qui sont les pluso^cs!
— Rien illi ! A lioiie !
Au mnineni où deux heures sonnaient, le prince seul ^tiiit éveillé et
debout. D'un œil joveux il regaidait ses quatre couvircj, qui dormaient
bruyamineiil d'iis des pos uics originales.
— Rieu! dit-il.
A SIX CEMTS LIEl'ES DB PARIS.
Vingt-trois jours après ces scènes de folle, une chaise de po'lo, remaf^
quable par la solidité de sa construction et soigueusrmeot fermée en de*
hors nu moyen d'un cadenas, s'arrêta devant un hOtcl de la Mlle de Su*
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
frate, dans le gouvernement de Saratof, entre le Don et le Volga. Quel-
ques heures auparavant, une autre chaise de poste était arrivée au même
hOtel. Un homme de bauie tai'le et de manières éléRantes en était des-
cfndu. et après iivnirdonm'! quel(|ues ordres, il s'était mis à une fenêtre.
Quand il eut vu s'arrêter sous ses yeux la seconde voiture, il quitta son
poste d'observation et alla lui même ouvrir la portière fermée au cadenas.
Quatre jeunes gens s'élancèrent alors à terre, et en reconnaissant l'hom-
me qui les tirait de celte espèce de prison ambulante, ils furent saisis
d'une \iolenie colère, et on eniendit sortir presque simultanément de leur
bouche ces exclamations peu paciliqucs :
— Lâf he !
— Oh! lu le battras!
— VU Cosaque !
— Tiens ! défeiKls-loi !
— Allons, messieurs, un peu de patience, que diable ! Ne vous donnez
pas en spedacleau bon peuple et suivez-moi.
Vous avez reconnu, n'est-ce pas, les cinq amis de l'autre soir ?
Les (lents serrées, les pcings crispés, les quatre voyageurs suivirent
Pokiloir dans une chambre meublée avec un confortable plus parisien que
loiiiloiinieii et au nill'cu de laquelle une table (ort bien servie était dres-
sée, connue pour braver leur colère.
— M cssieius, dit le pi ince, veuillez prendre place, vous ne voudriez
pas me lutr à jeun.
— .Vais, en vérité, je crois qu'il nous raille 1
— Allons donc, messieurs, quittez un peu votre air farouche ! si vous
saviez comiue vous êies laids avec vos barbes de vingt-trois jours, vous
airioz beaucoup de peine à ne pas rire.
Les quatre amis se regardèrent et ne se trouvèrent mutuellement pas
1res beaux.
— Mais où diable sommes-nous ici? demanda Ovide , dont la colère
s'était déjii apaisée à la vue de la table.
— Où vous êtes, messieurs? à six cents lieues de Pcris, à trois cents
lieurs au-ilelàiie Saint-Pétersbonrîr, à Sarefia, colonie de Moraves, et à
cent quatre-vingts werstes des hordes des Kalmouks.
— \ l peut-on vous dcniaiider, mouseigneur, ce que signifie cette plai-
santerie heaucmip trop prolongée ?
— Commençons pur nous asseoir, et dinons; nous causerons ensuite
de tout ce a.
— Messieurs ft ma'heureux confrères, cria Gilbert, je proclams le
prince Paul Pokiloff rnomme le pins elfronté de l'Univers; mais man-
geons dalord, car il ne nous expliquera pas son infâme conduite avant
d'avo r dîné.
On dîna, moitié riant moitié grondant ; puis le prince, ayant demandé
et obtenu un grand silence, commença ainsi :
— Ves amis...
— Oh pour ça !... enfin, va toujours.
— Mes amis, vous devriezme remercier et baiser la trace de mes pas!
Lors de no. re dernière enirevueaP.iris, le soir de ce dernier souper qui
TOUS a amenés ici, vous m'avez tous exprimé avec chaleur voire désir d'ê-
tre p us vieux d une année : celle année qui vous séparait, toi d'un frère.
Ici d'une épouse, toi d'un succès, loi d'une autre année, vous eussiez voulu
l'avo'r passée à lout prix, elle vous semblait ne devoir jamais hoir. Re-
merciez-moi, messieurs, je vais vous donner les moyens de la vivre sans
ennui. Je vous ai dit que depuis quelques années que j'avais quitté ma
Ru<;sie, je brûl isde la revoir; je ne vnus ai pas dit une cause moins im-
péiieuse, mais puissante aussi, qui me rappelle dans ce pays. Je suis char-
gé par mon gouvernement de faire un relevé exa';t de l'état actuel des
peuples ka'mouks, et je vais passer une dizaine de mois parmi eux ; com-
me je ne compte pas m'amuser pendant ce temps plus qu'il n'est conve-
nable, j'ai pensé que ce serait ingénieux et suriout agréable psurvous et
pour moi de ne pas nous quitter. Il me restait à vaincre vos hésitations :
l'un n'aurait pas voulu quitter sa fiancée, l'autre ses tableaux, l'autre son
Paris, que sais-je moi ? En supposant que vous ayez consenti, vous auriez
voulu faire des préparatifs (t aller diie adieu à tout ce que vous laissez ià-
bas; moi, je ne pouvais retarder mon départ d'un seul jour; donc pen-
dant que vous sabliez les vieux vins d'Espagne, je vous ai laissés un ins-
tant et j'ai donné mes ordres. Quand je suis rentré, je vous ai fait boire
des vins chimiquement préparés ; cela vous a procuré d'abord un som-
meil profond, puis pendant vingt jours un allaiblisseinent maladif qui, en
Tous enlev.int toute force, toute volonté, vous livrait sans défense à mes
proj.'ls ; j ' vous ai enfcnni's dans ma chaise de, po'te; vous y avez été
,<jien iiou ris, j'espère! Depui- de x Jo..r.s seulement vous êtes guéris et
JUS a e', la conscience de vd'resiu'i un ; aussi depuis deux jours a-t-on
"u une piiiie irliii.'à vous co;, tenir dois voiiecage. Bref, vous voilà,
jie.ssieni'r;. N' me qipii'7. pss. et d; lis dix n:ois je vous ramène à Pari^.
C.eicndant, que celui d eii:re vous «lui rcuieiie trop sa capitale pour
piiuvcir .s'en p iver si loiif-u-nins piifie, toit ce que je possède est à son
service, il e.'t Itli e de p.iriir ; lui ox (p^e r. 1 1, je lui lais don de ma chaise
de post'", ce scia un sowvcn r di- nis vowa es.
— ^ a foi, dii lî.M li'ël, je sera's nniinicnaiit bien fou de retourner dans
ce pro'ai:(u(- Paris, il i oi ivgn r dans ces contrées une poésie sauvage
dont je veux me |)énOtier.
— L'n peintre (.st bien partout, c'est l'amant en titre de la nature, il
D'est rien que son pinceau ne puisse saisir ;|e reste.
— Ah ! mes amis! j'aime bien ma Blandine; mais, ma foi ! elle sera
ma femme bientôt, et de long-temps d'ici je ne pourrai voiries Kalmouks.
Je reste. i:t toi, Piosper?
— Moi, je ne vous quitte plus.
— Kh! allons doue! bravo, messieurs; mes amis, je vous ai retrouvés.
Vous voyez bien qu'il ne faut que s'emendre ; hein ! si vous m'aviez tué?
Allons, allons, vivat! nous ne nous séparerons pas. Demain nous com-
menç'ns nos courses; ce soie, vive le plaisir!
Le lendemain, les cinq jeunes gens se diriiièrent vers les huttes kal-
moukes; mais à sept vversies de Sarefta ils s'arrêtèrent pour visiter la
foniainequi porte le nom de cette ville.
La fontaine de Sarefia est placée dans un site assez pittore.>;que ; une
plaine iimnensc s'étend sur la chaîne des collines qui l'avoisinent , et l'on
aperçoit une partie du Volga qui coule dans le lointain. A la uistancede
douïewer.^tes, on voit la forteresse de Jaritza sur le Volga. Les ruisseaux
qui serpentent sur le penchant de lamoniagnesontombragés par despom-
miers sauvages, des ormes, des chênes et d'autres arbres.
La source qui fournit l'eau h la fontaine est très abondante ; elle est en-
vironnée de seize autres petites sources qui jaillissent à l'entour. Plu-
s eurs essais ont prouvé que pour les qualités minérales ces eaux ne le cè-
dent en rien à celles de Carl»b.id; cependant depuis plusieurs années les
pèlerinages à la fontaine de Saref.a sont devenus tiès rares. Plusieurs
causes contribuent à cet oubli des étr ngers : d'abord l'incommoiliié de
faire pour s'y rendre sept werstes depuis Sarefia, puis la''écouverte qu'on
vient de faire de la source du Caucase. Les Russes d'ailleurs, assez géné-
ralement, ont du mépris pour ce que produit leur pays. Du reste, le
meilleur témoignage qu'on puisse donner de la bonté des eaux de cette
fontaine, c'est le grand usage qu'en font les habiians.
En quittant les arbres qui entourent Sarefta, la petite caravane se trouva
en peu d'instans au milieu d'une plaine i.nmense, dans laquelle elle n'a-
percevait que le ciel et la verte campagne.
On peut comparer le pays des Kalmouks à une vaste mer où l'œil des
habitaiis .^ert seul de boussole. Imaginez-vous une étendue de quatre cents
werstes, où l'on découvre à peine un petit nombre d habitations sur les
bords (ie quelques rivières. Ceite immerse contrée est entièrement privée
d'arbres ; on n'y voit que quelques arbrisseaux, des collines et des marais,
et il n'y a guère que le Kalaiouk auf]eel ces accidens puissent servir de
guides, car leur régularité empêche un étranger de .se reconutître. Le
Kalinouk nomade, lui, sans apeiccvoir la moindre trace de chemin et même
sans employer une grande atiention, conduit ses chevaux et ses chameaux
pendant plusieurs centaines de werstes comme un pdote dirigerait son
navii c.
Gomme ils traversaient la plaine, devisant gaiement sur les choses in-
connues qui frappaient leurs yeux, le prince dit à ses compagnons :
— Vous ignorez sans doute, messieurs, l'origine du mot kalmouk?
écoutez-moi, vous allez l'apprendre. Les kalmouks s'appelaient Euleuies;
mais ce nom est devenu si inusité parmi eux qu'il n'y a que les gens ins-
iruiis qui le connaissent. Ils s'appellent eux-mêmes Cbalmouks, parce
qu'ils na peuvent pas prononcer difl'éremment, et StrahUnberg fait dériver
ce mot du tariare-russe kalbak (un bonnei). Pourquoi ? Est-ce parce que
les Kalmouks portent des bonnets? Mais les Tartares et plusieurs autres
peuples en po tent également. Il est beaucoup plus probable que ce mot
vient de khalimak. Abulhasi même paraît confirmer notre opinion en appe-
lant ce peuple Kalniak ; suivant celte expression lariare, le mot kalmouk
signifie ou iniidè e ou dérivé. Laquelle des deux signilications faut-il donc
adopter? tous se déclarent pour la dernière et trouvent par là occas-ion
d'expliquer que, lors de la séparaiion de ce peuple d'avec les peuplades
voisines , celui ci conserva la lige de son origine et reçut le nom de Kha-
limak, ou son dérivé Kalmuk, Cette opinion paraît appuyée par les an-
ciens livres mongols, où il est fait mention d'une grande iiibu du peuple
kalmouk, dont une partie s'était établie dans l'origine aux environs du
Tbibet, tandis que l'autre l'abandonna et se retira vers l'est, où elle finit
par se confondre avec d'autres peuples voisins du Caucase.
Comme le prince Dnissait son discours, il Dt apercevoir à ses auditeurs
un Kalmouk qui, monté sur un très beau cheval, s'avançait de leur côié
avec une grande rapidité ; quand il fut bien en vue :
— Tenez, mes amis, dit le prince, voici un beau type de la race que
nous allons voir; voici un vrai Kalmouk.
— Oui, dit Ovide, oui, cetbommelà, dont le soleil éclaire si bien la
tête en ce moment, est de h race que j'appelle la variéié mongole, r.icc
d'hommes occupant presque tout l'est et une piriiedu nord de lA-ic. Oui,
c'est bien cela ; le teint d'un jaune brun suie légèreiiicni foncé, les che-
veux noirs et rares, le vi.age aplaii, large aux poinmctics, énoit au men-
ton, les yeux écartés, le nez peu proéminent, les (iiciUcs f ra' des ci très
détachées, les iniiehoires saillantes, la fêle qnadrangulaire. Dans cette
figure, ce menton étroit, ces milchoires saillanii s, si raient des sii;iies ];hy-
siognomoniques assez apparens de méchanceté sice.sveux écariéseï ces
p.immettcs larges ne signilia-ent pas le contrtiire, d'où l'on pourrait peut-
être conclure, si l'on éiaitirés épris de Lavater, qu'il y a aulant d^' bonié
que de méchanceté là-dedans. Cette espèce d'hoinmes a eiisniic, !e plus
habit'iellempiit, la partie supérieure de la tête assez f.iitcment dé\elopi)ée,
ce qui, indice assiz commun delà vénération, pourrait espiijucr, ce me
semble, le penchant de ces peuples asiatiques a fabriquer des quantités
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
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de (licu\, dans leurs religions idolâtres, pour satisfaire leur besoin
d'adorer.
Le Kalmnulk était arrivé iusqu'à eux. Pokiloff lui fit un signe et arrêta
snn fliiv.l; le Tartare arrêta le sien, et les quatre Franc 'is liront halle à
!■ ur tour à quelques pasdn prince, qui parlaitau Kalmou kdans une langue
lude et gutturale. Bientôt ils virent ['okllofi se remettre en niarciie, le
T artare à ses côtés, et ils rentcmliient leur crier :
— Mes aiïfis ! nous avons un guide ; vnici OuliaL-lii qui nous en servira.
J'ai arrangé cela avec lui, et vraiment il nous sera bien utiic, car déjà il
vient de n(iu> dii e que nous éiions dans le chemin le pUis long pour arriver
aux b,-bit;iiions de ses frères; Kdssons-le nous conduire.
Le Kalmouk prit la tète rie la caravanne et la men i si bien que vers le
sor elle se trouva en vue des huttes dune horde qui campait sur le borJ
d'un large ruisseau.
— Ah ' messieurs! dit Raphaël, messieurs, je vous en prie, arrêions-nous
un instant; laissez-moi un peu contempler la ville d'aujourd'hui de ce
peuple nomade, toutcj ces huttes, qui me rappellciit les demeures des
cast. rs; que toi tcelameplaituu peu plus que la rue Uichelieu ! C'est
éirangc et beau !
(i luert s'oia t arrêté aus'i, et sur un album encore vierge duquel il
s'^t,:it mmi il esquissait il gr.nds coups de crayon la copie du saivage
tab!cau qui sh déroulait sous ses yeux,
— Oh ! oh ! dit Ovide, vo là, sur ma foi, des chevaux d'un grand mé-
rite; nous ferons connaissance avec ces gaillards-là.
Prosper, éionné de ce qu'il voyait, promenait continuellement ses
regards de ses amis aux huttes, des hutles à ses amis, et il répétait avec
quelque peu d'envi; :
— Ma s c'est qu'on dirrit vraiment qu'ils sont contcns, qu'ils s'amusent !
Quand dune m'amuserai je un pu moi?
La hutte d'un Kalmouk rcss'nible à une grande quille arrondie qui pa-
raît ;ppuyée sur descUindn sen bois de trois à quatre pieds de hauteur;
la circoiiféienceest de six à huit toises. La chaipvnie consi;e, vers le
Las, d;iiisiino espèce de ircilligc en bois; vers le haut, dans uu assem-
blage de plusieurs perches placé s obliquemcui et réunies au sommet par
une espèce de couron ^e à laquelle elles sont attachées. En dehors, ces
huttes sont recouveriesd'unc sorte de feutre fixé avec de forts liens Li-
biiqués avec du poil de f hameau. Lorsqi'on fait du feu, on se contente
de leverlaconvertuiedc feutre qui est siu' la couronne supérieure, alin
de laisser à la fumée un libre passade.
Il faut avoir vu de pareilles hutles pour se faire une idée bien précise
de leur construction. Eli s résistent à la pK.ie et aux orages les plus
viole:is. En hiver elles tiennent plus chaud, et en été elles mettent mieux
h l'abri du soleil que les tentes de toile à voile de nos soldats. Le séjour
des Kulmouks nomailes ne se prolongeant jamais guère plus d'une se-
maine dans le même lieu, i s ne pouvaient rien inventer de plus com-
mode f|U(! ces huttes, qu'on peut faJIeaient démonter et transporter sur
des chameaux.
C'est en imitant la nature que les Kalmouks durent imaginer des habi-
tations couvertes de feutre. Leur vie errante dans des lieux où le bois est
rare em, écha ces noma<les de creuser, suivant l'exemple d'autres peuples,
des cavités commodes, ou de cinstruire des cabanes avec des brousail-
les et des piquets. Fatigué de coucher en plein air, il est possible que
l'un d'euï ait eu l'idée de construire, avec la laine de ses moulons, une
espèce de hutte sur le midèle du nid si connu dans le pays de l'oiseau
appelé ?vHi6',vy()g-e( (1). Cet oiseau remarquable prépare avec une sorte
de laine nue espèce île sac alun^é qu'il attache avec tant d industrie aux
petites branches que ni le vetit ni Ls orages ne peuvent endommager sa
demeur'^ llolianle. Il sea.ble que vuilî» la méihoLle qu'ont suivie les aïeux
des K.dmouks pour se forme'' des huttes, qui, dans la suite, ont été per-
fecliennées et rendues solides au moyen de pièces de bois. Les Kal-
mouks, ne pouvant établir leurs huttes qu'à terre , furent obligés de s'é-
loigner du modèle qu'ils avaient choisi et placèrent leurs consirurtions en
sens contraire, en mettant l'entrée de la cabane dans la partie basse. La
ressemblance entre ces nids et les huUes est si frappante, soit par la forme,
soit par 1 éidlTe, que la petite dilfércncc de leur position ne peut être une
objreiion contre ( eitc hypothèse.
L«'s tentes kalmoukes (lui appartiennent à une horde, ou grande divi-
sion de ïe p -uple no naie, sont assez éloignées les unes des autres , alin
de i;r'icurei- l'es l'iaees plus eoiniu )d s à leers nomlireiix troupeaux. Les
pnii ip;iu\ quailiers ilans-ime li^r le sont le quart, er du |)iiiice, le quar-
tier (Il s irê res et le ni'relié qui, dans 1 1 langue k.iluionke, ainsi que dans
Il lanyiie lusse et dans lu l,iui'::c lartare, est dés gué snns le nnm de La-
zav. Au oiir de ces trois quiiriiers soin pl.icéesles huttes communes, qui
ne dil'.èn lit de celles dis peisonnages plus ilisliiijiués que parce quelles
sont un peu plus petites et plus ou moins sales et aérées.
COSIVEUSATION PITTORESQUE. — LE STATUAIIIE.
Les voyageurs se rendirent, quel.iups jours après leur arrivée, dans
une hiilte de jiislice, eu se Iroinail le prince; relie d
eiiKirrlie aiipi Os de lui
était indispensable pour obtenir sa prot<;ction pendant tout le temps
(1) Espèce de mésange nommée ptniulin.
qu'ils devaient passer dans ses états, puis c'était une orcssion d'étudier
les mœurs kalmoukes dans toutes leurs variétés, et les Parisiens s'étaient
b en promis de n'en perdre aucune. Ils trouvèrent donc le vice-kh;in as-
sis, comme de coutume, les jand)es croiséps, en face de la porte, et éle-
vé sur des couvertures de feu;re et des tapis : ses deux Gis aillés é aif nt
assis à sa droite; ils avaient devant eux des coupes en bois remplies de
viandes.
On indiqua aux voyageurs, dans un coin de la hutte, des coussins faits
avec des couvertures île feutre, en leur faisant signe de s'asseoir. Ils obéi-
rent sans se faite prier. Alors commençi une longue conversation entre
le vice-khan et PokilolT, qui parai sait connaître paifatcment la langue
kalmouke. Pi'udani l'entreiien, dans lequel nos quaire amis virent bieo
plusieurs fois qu'il s'agissait d'eux, ils purent observer à leur aise l'habi-
tation ( t ceux qui s'y trouvaient.
Le prince k.ilmouk leur parut âgé de quarante ans environ; sa phy-
sionomie était belle, il pm tait uu vêtement de soie et tenait à la main son
chapelet. Tout en parlant à PokiUlT, il semblait rontinuer menl,demeut sa
prière, en faisant rouler dans ses doigts, avec beaucoup de vitesse, les
grains dont le rosaire était composé. Oans !a hiitie il y a aii deux caisses,
une mach ne kalmouke pour l'argent et un l^ng piquet fiché en terre, gar-
ni de petites branches courtes, aliu d'y pendre les boDiiCL-. Sur une es-
pèce de table en forme d'autel on vnyaii plesiouis coupes d'olTrnnde ; au-
dessus étaient suspendues plusieurs images des dieux. En faceceite table,
la princesse était assise sur un siège élevé recouvert de soie ; des prêtres
l'entouraient. L'entretien du vice-khan et du priuce étaut terminé, ou prit
le thé.
Pendant la conversation, on l'avait apporté dans un grand vase de fer
qu'on avait pi icé sur un pied en bois. Quand le signal fut donné, les
ghelloungs, oupréties, qui étaient préseiis, sortirenileur coupe du linge
qui l'enveloppait, et celui qui avait fait le ihé, après en avoir ode t la
première coupe aux deux, remplit les coupes des prêtres ei ensuite celle
de la princesse ; puis avant de le goiiier, chacun lit une courte prière : nos
Français s'inclinèrent pour ne pas inéconteiiter le pouvoir.
Lorsque l'on eut pris le thé, chacun se re:ira silène eusem°nt. Ainsi se
termina la présentation solennelle des voyageurs au prince kalmouk.
Le thé est pour beaucoup dans la vie de ces Tartares : i s s'en prire-
raient diffic Icinent. Une autre b'iss n, dont ils fout grand usage, c'est le
Icliigan, lait de cavale, qui eu lui-même a quelque chose d'enivrant ; les
prêtres surtout en boivent en grande quantité. Mais la boisson ordi-
naire est de l eau puisée dans des étangs ou des citernes et que nos \ova-
geurs parisiens trouvèrent h :rriûle à boire. La nourriture la plus habi-
tuelle se compose de vacl.es, de moulons et de chevaux, qu'on fdit rôiir
entiers sur un tas énorme de charbon de fumier, ou bouillir dans d'im-
menses chaudières.
Si l'on devait juger du mérite d'une religion par les actes de ses minis-
tres, ou prendrait uneopinionbien mauvaise de celle des Kalmouks. Leurs
prêtres étaient bien les hommes se rapprochant le plus de la bête par
leur voracité que les cinq amis eussent jamais rencontrés. Ils buvaient en
proportion.
La religion de ces peuplades est une des branches nombreuses de l'isla-
misme. Le nombre de leurs dieux est considérable, et le culte qu'on leur
ren 1 n'a point de règles précises.
Les prêtres kalmouks sont divisés en trois disses. La classe inférieure
se compose déjeunes ecclésiastiques qu'on appelle viandchis, la movenne
compri nd la réuni on des prelres d'un ordre inférieur ap, elés glu t mit ;
la classe supérieure est composée de giitUoung. Cuire cela, chaijuc or-
dre possède encoieun préiic d'un deeré plus éminent r,u'on nomme /j-
wrt. Les fêtes de cette religion soni 1res nombreuses, l'ne des plus iia-
portantes est la fête d'Uriis, qui célèbre le renouvellement de l'année et
pondant laquelle le lama nomme les nouveaux prêtres. Ils ne doiveut pi.int
contracter de mariage ; mais, s'ils ne lienneoi pas à l'estime *\cs autres
prêtres, ils peuvent prendre une concubine, et alors il se retirent avec
quelques parens et quelques amis dans un lieu écarlé, où ils exercent la
médecine et li science des augures.
La place sur laquelle les huttes des prêtres sont construites et qui s'apa
pelle la kliourottll est toujours située près de Vocrsura, ou pilais ou
prince, et consiste dans plusieurs huttes qui ne se distinguent des antres
que par une meilleure cuuveriure de feutre. Klles sont plarOi s isolément,
à ouelquc dislance l'une de l'autre, ni décriveni, vers la s.iison où noes
sommes, une ligue ov.de qui, da'is la k''Oiiro((iV, p.r.ùl re.ii|ii.r l'esiace.
de deux vversies. C'est (l.in> la place vide in;crieurc que Ion remarque les
huitesdcsiinécs à la prière.
Qi and les voyageurs iiiient admis à visiter la hutte du lama, ils y trou
vèreni un assez gr.md nombre de prcires qui, placés dovani l'autel de
l!ourkh;.n, exécutai, nt une mnsijue assez moni.iun'. Ln îles priircslcs
plus d slingués, placé à la gauche de l'autel, p.ic.issaitron i;ire cciic mu-
siipic a>ec une pciiie i loche qu'il trnaii à la main. Les au;r< s pjèlics a-
vaieiil dillérens inslrnmens, qu'ils appellent le buri', le biiclikur, le
\i.iiii;lirrf:ui' le giin!;iloun^, et le Ifilaiiji.
I.c Oui Ci la lormo d'un tube Ion.; de trois aunes environ ; il est en
métal ei rompnsé de trois nu iceanv qui s'adip'ent e\ac ement l'un av<x
l'autre. Pour le son, on peut le comparer à cciui de la ^uqucliute uu dii
buccin.
Le tisclikurr est une espèce de flirte : la pièce du milieu cft faite de
52
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
bois dur ou d'os; l'cmhouchurp , «linsi que In resle , est p.inie en
cuivre, paiiic ea firbianc; IdluDyucurdccetiaslnimciucsld'eiiviiou une
aune.
Le {(an^dound es! une trompette de tôle ou de laiton que les kén-
ghcrgUtis euipli)'ent tour à tour avic le kcnghcri;iu\
Li' knighf.rgdéi;^^. une espèce pariicnlière de laiiihour, qui est couvert
d'un bout à l'autre m parthi-miii. Li's (k'uvcôli's, (|ui sont p'als, se lou-
vent à une pclile distance l'uii de l'autre. Sa circoii^rcnce approche de
celle dcstMid)ours. Il est porté à une ci'itaine hauteur sur ua bâtou, et
on le frippe avec un mailli't en foinie de dia^jon.
Le <5r7i</ii'- est une sorte de cymbales qui, .l.uis le milieu, a la forme
d'une ciupe de chapeau. Deux de C'^s platines sont employées, en les
frappant l'une contre l'autre, tmiùi sur loule la surface, tantôt sur la
moitié s> u'euiciU ci ((ui'lquefuis sur les bords.
îuiajïiiu'?, rjuoi brut se l.ilt eiili'ndre quand tous ces instrumens jouent
dans p'u>ii urs huiiei à la fi'i«. Durant les Icies, cette mus que dure coii-
tiiiue^li'UK'iii peiiiliiii (;uelijues lu uies du matin et du .'■oir. Peu lant les
pauses (!e la iriiVe ou seiut du lait a{,'ri (tchigan) ; les piètres nicmt'S
sortin ni pour tllor prcn Ire cette bc)is>on et se reposer quelques instai s
de cetii' longue séance. Le piince Polkulf cl ses amis, pour se rendre
agréables :uv piètres, furent forcés d'.ivalcr plusieurs coupes de l'inill-
gne liois-on ; en ri coinpeise, un >ieu\ ghelloiig ies conduisit (bvaiit
l'autel, au-dessus du(|uel étaient suspemlues les imigcs de i-es dieux, et
là, apiès leur avoir reroaiinandé de tenir leurs drapeaux devint leur
bouche, alin (|uc leur haleine ne profaaât pas les diviiiiiés, il \ou'ut biin
kui' en décMner les noms, tous [dus ou moins facihsà [ironoiucr. Les
piiiiciî'nux ét.iieiit Dchakdcliamoiini, le plus granl des dieux ; puis Ta-
mail Dugos. OkinTenglwri, Tsagaan, Dara-V.kc, NojonDura V.kc,
ISidonOtr. Ustiklclii, Maidari, Munsoacliari, Erltk-Kliun et bien d'au-
tres encore.
Les images de ces dieuxsont ordinairement peintes sur des toiles jaunes.
Gilb' rten pegnil p'usieurs à la grande satisfaction des lidèles. On lait plus
d'hoiini'ur à d'; uiri\ dieux. Leurs ^lalueseii bronze avaient été furuluespour
la pUipnrt dansqiielqiies villes lie la Ru (•ied'Euri.p!-,ei elles étaient a-sez bien
cséculées pour qu'Ovide en lit couipliinenl auxghe.loun^'. D'iuliesdieuxi n-
fin et ieiiti(iutsiin|,l meirt en tei re, et c'éiaieni les pretics eux mêmcsqui
les peu iss. ieni avr-c une h ibi été vi aiment remarquable.
Plusieurs mis Piosper fut témoin de cette fabrication de diviniti's : le
pauv e jeuie liomme, qui avait tspéré qne ce voyage dissiperait son é!er-
r.cl ennui, s'ennuyait toujours, et eu voyant Gilbeit, Rq)liaël, Oviile et
Panl mener la \ie avec leur insou -iance accoutumée, il m aidissait le sort
qui, tout en paraissant lui avoir donné les démens du bonheur, le rendait
si II alheureux.
Il arriva qu'un jour en examinant un mandchi quireprodui;ait une imaie
du dieu /l/«((/(»/, Prosper l'ennuyé eut a faniaisie diuiiter le travail du
jeune pi élic ; ii t'ouva sous ses d li^it* l'aigi'e moins rebelle qn'il l'avait
cru, Cl eu asez peu de temps il parvint à lui donner un^^ forme humaine
plus corrccic que celle donnée par le mandchi à son Maidari.
Quanil les comiiagnons de Prospcr virent son ouvrage, ils le raillèrent
sur ce qu'il avait de grotesipie, mais spirituellement et avec iniention.
L'a p eiiii statuaire, un peu piqué, résolut iic preiiilie plus de temps tt
de produire (|iieli|ue chose qui prélat moins à la critique. Quelipies jours
après il alla trouver 'Jans sa Imtte un vieux uhellouii^' auquel on avait
conlié 1 insigi.e lionueur de riéer une nouvelle staiu-' du giand Dcltakd-
chuouid. En lui sounieiiantson ébauche de Maidari, il lui demanda des
L'çons et lies conseils, lui «lisant (tlatieric tuute-p, lissante sur les prêtre*
kalmouks) que la religion lamite Ini sembliit si admirable qu'il re-
giiderait comme un seprème bonheur de pouvoir reproduire digne-
ment les images de ses dieux. Le vieux ghelloung fut tmché jusqu'au
cœar de celte déclaration ; il consentit avec joie à apprendre en statuait e
à l'rosper t'îUt ce (pi'il savait lui-même. Bientôt l'apiiniiti, meitani à iro-
fit les leçons qu'il recevait et les principes que le goiit lui donnait, fut en
étal d'ollVir à l'appréciation de ses amis un dieu assez bien conditionné.
Cette fois il n'en reçut que ces encouragemeus, et à dater de ce jour-là
Pfosper ne s'enuuya p.us.
PETITE JUSTICE. — GRANDES FETES.
Quelque te.Tips après, la horde quitta les bords du Don pour aller cam-
der sur les boni du Koiima. Kii peu de temps, toutes les teiiies firent
démoulées cl chargée-i sur les cliaiieiux. Le trois ème jouraprèi le dé-
part des bords du Don, on les établit dans une verie et fraLhe camp.i-
gne.
Chez les Kalmouk', la just ce est reniue par le prince lui même, assisté
ùcstii ■iari;atci'i. Pcn ant l-'ur se'jour i armi les peuplades, le prince
Paul et ses compagnons eurent occa ion d'assister ii une audience solen-
nelle présidée par le vice khan dans la hute de justice.
Lor.-q e le prince y fut assis, les sargalcld q i entraient s'approch'»-
reiit de lui l'un après laulre. plièrent le genou droit en inelinant leurs
corps et t luclièrent av c la main droi e le bras gauche du pi iuce, ce qui
est chez eux une marque de respect et de saliii. Le pi iiice louchait de
même la maiu du sargalchi, qui, après cela, s'cluignait à reculons et
B'asse^ait.
Les prince» kalmouks çt mongols ont depuis un temps immémorial ce
conseil pa-iiculier [sarga] (1). qui cependant ne peut jamais faire oppo-
siiion il 11 ur poiaoir, puisque le « hef du conseil a la biculié de di'()oser
les membres .a voloiiie. Les devoiis dos sari^atcld, ou meuibres du con-
seil, ont toujoi.rs été, comme aujourd'tini, de s'occuper des atlaiies du
peuple avec le chef. La sart,'a est composée de liuii memhies. Vers lati
17()1, Oubaclia ajant été nommé succi sseiir du klian Doiiduk Daihi, le
gouverneur iu.>se trouva bonde mettie des eniraves au pouvoir de ce
prince eu déciilaiil que les surgatcld seiaiinl allai liés au coir^eil des iif-
laii es étrangères ; • l aliii de les lier davantage aux ntéréis des Uusses, on
leur arcoiea \\n trailenient annuel de cent roubles.
Lors'iue les Kalmouks sont obligés de prêter scrmen', on suspend dans
la hiiiie (le îu>lice une image qui représeiiie oïdinaiiement le dieu du
temps [Olchiibani).
L'usage vciit qne le pi. lignant n'd a été blessé dms son droit par celui
contre (pii est poiii'e la plainte charge un autre de la urcsiaiion du ser-
ment, (equi est ordinairement coiUié il un prèlie. C"t airangemeni, si
nous réiléi hissons iiien aux b.<>es de la religion kalmonke, n'est pas mal
iniendu. Un ciaiinel ne craint pas du ciMnineiiie un nouveau ciinic, et
lin homme qui ne craint pa> d'ai laquer la propiiété des autre» n'au'a pas
beaucoup de resi)ect pour la sainti té u s rnient; un vo'euret un meur-
t ier ne se feront au un scrupule de conscience d'en f.di e uu laux.
PoiiC éviter les faux leriuens, la loi des Moi gols exige que celui qui
se plaint fasse jiisiilier f-a plainieparun serment suis qu'il soit permis à
celui contre ijui elle a éié poriée de pouvoir se justifier. Cepeudaiil cet
usage n'est p.is exempt de certains abus. Chez les Kalmouks, le serment
n'est prêté le plus souvent que pour des discus-ions d'argent , et la
formule dépend de la giau'leur de la dette. De légères plaiules < x geiit
peu de cérémonies; (juand elles sont graves, il en e;t plusieurs ([u'on doit
ODserver. Le serment que les voiageuis virent prêter était pour une
plainte de six roubles. Un certain nombre d ■ prêtres et de l.ric- éiaient
assi-i sur deux lignes, qui coaimeiiçaienl à la pet te huPe : à ijUelque du-
lance brûlait un l'eu de fumier sec, alin de pouvoir allumer unelaniirnc
lorsque la cérémonie commencerait. Les accusateurs et les accusés éiaient
encore dans la sarga du prince, oit l'on cherchait à terminer l'allaire
sans en venir au .^erment.
Lnlin les accusateurs et les accusés | aiurcnt accompagnés d'une suite
nombi euse. L' ur di' ( ussion continua jus(|u'a ce (|u i's lussent en présence
de riiuag', ei même encore quelque temps aiip'ès d'el'e. Enfin, celui qui
prêta. t eseï ment sejeta trois foi~ à terre en proaonçaiit devant Olcldihanl
iC' expressions que nos l'"raii«;ais ne purent comprendre ; il s'avança en-
.'uite contre l'.iuage ei la toucua de sou Iront. Les as istan> kal Mouks en
lireni autant par esprit ue religion; l'image fut roulée, et l'assemblée se
sépara.
Les trois grandes fêtes principales des Kalmouks sont: l'uriis, qui se
célèbre au commeucenu ni de l'.nné • et que nos Europ eus n'avjient pu
voir; le zagaan. qui signifie fie b'anclie (tqui se célèbre dans Je pre-
mier mois (lu printemps, et la soulla, ou fête des lampes, qui a lieu vers
la fin de l'automne. CtS deux dernières fêtes surtout sont extraordi-
ua'res.
Quelques jours avant que le tagaan commençât, les instrumens de la
kououll, i.éjii familieis aux ortilles des cinq amis, se firent tntendie,
bien tpie le f/oid excessif qu'il frisait alors oi.ligeât les prêires d'allumer
du feu dans leurs huttes de pnè'C, d'au ant pus qu'ils y étaient assis sans
bonnets ni gants. Ces huiles fment nrnées inténeiiiement de i idéaux de
soie et les autels cliargés de lOupes d'ollraihle, garnies, pour la pi pan,
de figures er piiie : à côié de ces coupes ou pi .ça des morceaux de pâ c
plus grands, qui étaient renplis de bi un e cl formaient une espèce de py-
ramide ; l'auiei lut en outre orné de superbes lap'ssi ries.
La léiedu 2ai,'(Mn fu instituée en rhonneur d'une victoire remportée
par Dcliakdcliainuuni i^uv six f.ux docteu s qu'il cul à combattre pen-
dant uiM' semaine entière ; en mémo re de q':oi la léie ■ ure toute une se-
maine. Penilant ce temps de prières, \m s lence parfait ré^na dans les
huiles des kalmouks, et les dévots se renilin nt h la kourouH pour y faire
leuis prières. Le vicekhan et son épouse en lireni autant.
Les prèires eé'ébrèri nt par des ..•liants et es jeux la nuit du dernier
jour consacré à la prière, qui esi la niême que l.i dernière du iroisiènie
moi. d'Iiiver ; et le matin tle la léte, la nege lut enlevée au «levant de rha-
que kliouroalL Une iiii ige de Dchukdctiaminmi y liil élevée el abri éc
par un parasol, d«- m; nié e cepeinlanl que le LSonrklian pût recevoir I s
premiers rayons du soleil. De clia(|ue côie de riUMLe daieni des coup s
d'i iïrande et des 6«/('/ijy, placés sur des laltl-s, de\ani lestpMlls on vm.ii.
dans une écmlle, un i;ios lialing eu b:'nire, dont f s Ignés (|ui éiaiint
tracées dessu; se dii igcaieiil di côté de l'image. Au b ver du soleil, les
trois prêtres b s pins d stiigués de la kliniiroiill. poilaiil des esi ères de
cymbales, s', ssireiit sur des tapi, de fi u're, tandis (|ue d'autres, debout
ei a-s s, foriaaienl un demi cercle. Di s letiill s écrites en lanj-nie lan^ontc
éia eiileleiiiliips sur les genoux des prêtres. Pétulant qu'on ch.inlaii, des
troupes de Kdmouks s'apiirochaieit de l'ima/e, se pro.sti roiiieiu (le\aiit
elle, puis fais lieiit proc ssioniielleiiienl le loui' des huiles où l'on se i éuiiis-
sail, et e iliii ils ven. tient se placer peleniele au rende p lU ■ assister i.ux
cérémonies religieuses. Le boid, qui était assez (if, à cuse de I h. ure
, , , -■ — 1 ^»
(1) Cette expression vient du mot ear qui signifie $ommanrlçm€Pi.
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
55,
tiès tratinale à laquelle se faisnit coite cérémonio, Oiait fort sensible; et
rt'ix'ii iam les pieires qui fai-ai-nl p. itie de la céi t'iminie éiaient nus, « t
Kl plupart ava cMi les cli'ivcux c lupés ras, sans qu'o.i put remarquer que
ic II 01(1 les incoinr.ioilât.
I a prière «"lant tHrniim'ir, les prêtres et nnc grantle pariie de I.iïqucs se
rendront dans la grande lui te di; réunion, dnns l'inlérieur de l.i((uelle
I imagede Dtluû,(lcluiniinmi, les ligur. s le Oaling el les ciup sd'oUVandes
(urei.t pniitiC''. Les pieires clia:ii{ieiit une courte |;rière iiprès laquelle
ils se letÈreni subiit-niei.t, et cliacuii fli. rlia ù s'approc'ier des nna,'es
suspendues dans l.i buit', pour li's loucher a'ic le rr.ni. I,a foule (jui était
«îuiréc dan- Li lii/tt'i en litaiiaiit; rtle* prêtres antique le p'uple,
iprès avilir iQUi'lié les ini ges, revenai nt sur leurs oas pour s'aecos;er
l i'ci, roquement en er ant : « Mèndou. » Le tuQiulte était si grand que l'on
recevait des cou s de ions côtés.
Les cris de mèiidim cl les scrrcmons de mains ayant duré quelques
insians, les prcties s'assirent sur des lapis, et on apporta du llié et d i
reaudi'->ie. En uièuie temps on di>iril)iia dans l'assemblée des morceaux
de Viande gilee, et après re déjeuner, la réunion se sépara.
F,n sortant de c< tie cérémonie, on se rriid.t riiez le vice-khan, qui,
assis avec son épouse auprès di fi>yer, recevait le salut du zai^aaii de
ceux qui cnir..ieni; et celte aidi'iice, desiinée à recevoir et à rendre ce
salut, dura p!usd une lieiire. Lors de cette létc, il est d'usage de pot ter à
sa ceinture du fâieau, du sucre, des laisiiis de C'iriiiihe, des ligues et
d'auti es fruits secs, et l'on se fait léciproqueraent des prés>us, pendant
qu'on <lit et qu'on répond mcndoii. Les Kalmouks, oiéme les plus
d stingiiés, font porter après eux un petit sac, contenant les fruits qu ils
donnent et reçoivent.
Après cette réception, le vice-khan se rendit avec son épouse à la hutte
de>a nèie, pour y faire lesalut du zw^aan, et il alla ensuite chez le la-
ma. Le prince étant revenu, le lama viut 1»; voira son tour, et le vice kh m
lui céda la place d'Iionncu". L'eau-de-vic et le vin tariarc furent alors ser-
vis ii pleines coupes aux assis ans; les prèircs ne (levaient qu'y ireaiper
leui s iiuig s ; liien peu repend.mi obser> èreiit cete restriction, lanlis que
les auliosi't ineiiie les priiiripaux 6atkîc/a' cherchaient à se dédommager
des temps d'abstiiiencc.
Le prislavv etil'au res Kaltnouks de qualité se réuniront rhez le vice-
khan pour dîner. La viande et le riz furent servis gelé-, parce que le
nombre des ci>nviveset W. grand fr<.id (in'il fa sait avaient ernpéebé df; les
faire eliaull'er ; mais les boissons dini'nuèrenl un peu le froid, tt cba :ua
retourna chez >oi avec l'esprit fort gai.
Pendant qu'on se n'jouis-a t ainsi dans les buttes du prinre, on s'ac-
quittait à la kIwurouU d'une cérémonie religieuse qui se fait avec des li-
gures en pâte cimpnsée <le farine et de in:e'. Les Kalmouks ont tant de
"»! néraiion pour ces figures qu'on ne les a|ipror he qu'avec respect elqu'on
n'ose pinnt !■ s toucher avec les mains nues; ils regardent même comme
un crime d'en approc'ier la b',u<he à cause île l'hileine. On ne les fiit
que pour les srandis fetcs ; et quand elles ont une fois ligure sur l'autel,
on les jette dans les Ilots. Aussi on se rend t le soir procesionnelleinent
sur l'S bords du Koum i, pour y jeter celles qui avaient servi à la fête du
zugaan, que les prêtres et les laïques, les femmes et même les lilles, ne
terminèrent qu'à moitié ivres; .'■i bien que les gardes du prince furent
obligés de veiller tous les cinquante autour de sa hutte.
La fête du zugaan dure depuis le premier jusqu'au huitième jour du
premier mois du priinemps ; et comme le preuiifr jour est célébré avec
plus de pompe, on I appelle le grand jour de la fcie zagaan. Le secoiid
jour fut célébré chez le lils aîné du prince, cl 1 s autres a la khonroutl.
La gaîié produilr» par l'usjge des boissons ne se faisait pas seulement re-
nia quer clii z les prcires par les discours, mais encore par les dunies et
les cr.ants.
La daii.'C et 1rs chansons qui ne sont pas religieuses sont défendues aux
prcires; nia^s pendant la fétr; <lu zoguan, les buklrlii le,> plus .sages mê-
mes ne se coi' foriircnt pas rigraireuseuient à celte défense. On dansa
lieaucoiip da'is la hutte du prince, on cha la duiis les airlrcs ; mais chez
les prelres, l'iviess; les excitant à un sciitlm''nt religiiuix, ils se faisaient
apporter les images de Dourklian pour les lo.chir avec leur fioil. Le
prince 1 1 >a famile étaient pré;>cns au repas, mais ils buvaient avec plus
de niiJih iMtiori.
Le dernier jour du zapian devait être célébré chez le lama ; mais soit
dévo'ion. soit éroiioni c, il s'excusa. 0"i"il •' '•' iinautilé di' lii|iieurs bues
a cet c fête, qu'il sullise di; dire que chaque khourouU acheta un tonneau
tic vin Cl un tonneau d'eau d(^vie.
La féie des lampes îiri iva : c'est la troisième et la dcrn'ère des fêles so-
lennelles de l'année, riusicnrs jours avant celui où elle coiiîmence, les
prières journalières de la \<hoiiroull, le main, ii niuli cl le soir, sont f.ii-
tes avec plus de cerénionii- pour se préparer il 1 1 fête, et l'on n'y ép irgne
pas les inslrumens de mnt'iipie, tandis que dans les hi.lles particuicres on
célèl re ce temps de pi ère avec du vin iiriarc et en jouiiri aux caites.
Celte léie tire son nom de la manière dont el'e c t Cilébrée, c'est-à-dire
en allumant des lampc^ {soiilUi on kalninnk sii^iiilie lum/w) ; elle est con-
sacrée par les K Imiroks à l'eler leur naissance co.iiiniiue, et sa di-pos tioii
est vrainieiit singniièrr'. Le Kalnio 'k ipii est né la vei le est cous derë, ce
jour lii, comme ayant un an. Le jour do la fête arrivé, chacun s'occupe
des dispositions de la cérémonie qui a lieu sur le soir lorsque les éioiles
couiiueiiceul à brii'cr, I.esla>'ic^ faites avec uuo csjièe de paie, sont
remplies de graisse, au milieu de laquelle on fixe un brin de la plante
nommée parles botanistes slipacaitUlatu. qu'ils entourent d." coton pour
servir de mèche. Chaipie lauil.le kalmnnke a une lampe commune, qui a
autant de mèches qu les memb es de inute la famille réunie ont U'an-
néis; ces lampes sont placées ensemble eu sipari-ment.
Les personnes de di^linr tion f.nii élever au devant de leur hutte une
espère d'autel nommé dcnd'r, qui est suuveirt aus-i placé auprès de la
kkourouU. Leur hauteur est ordinairement celle d'un homme, i's ont
trois à quaire pas de long sur la nioit é de large : ils soni composés de
bi anches tressées et posées sur des morceaux de bois, el on les recou-
vre de çazon.
Lorsjue la nuit approcha, les prêtresse rassemblèrent auprès du déri-
der de leur khoaruull. A côié de chacun des autels brillait un petit
foyer que les prêtres en'ouraieni en attendant pour allumer les lampes
que la famille du vice khan sor îtdesa brille pour ouvrir ie cortt'ge. EnOn
le prince et la princesse parurent, se mirent à la tête de la prec>ssion
et marché en i suivis d'une c ur nombreuse, pendant que l'image de
So(«/.oa//a était portée en procession au son d'une niui(|ue brujanie ,
trois fois autour de l'autel ; à chaque fois, le prince, sa fami le et lous les
assisiaiis se priis;ernaieiit. Le mouvement de la miiche clian;'eait suivant
la mesure de la musique, et l'obscur ité la plus profonde régnait dans la
forêt (lu Kouma, au milieu de laquelle la fête se ce ébrait. La place où
l'autel éiaii élevé et autour de la(|iielle te faisail la procr ssion, éait pleine
de fossés, de irons et d'inr^galités qui auraient rendu cette marche donge-
reusepour lous autres que pour les Kalmouks; ceux-ci, qui, pendant le
jo ir, ont la vue perçante comme le fauron, (t pendant la nuit comme la
chouette, exécutèrent leur uiarr he sans s inquiéter. La procession 0 ainsi
le tour de l.i khouroull, ensuite chacun revint dans les huttes célébrer la
fête en buvaut et en jouant.
PE.\SÉC A PARIS.
Neuf mois et plus s'étaient écoulés depuis que nos amis de Paris avaient
commencé à visiter le pays des Kaluiouks, et ils ne cunuais;aient pas en-
core à moitié les mœurs si variées et si bizarres de ces piMipl is riouia ic.-.
En étudiant leurs coiituines lout originales 1 1 nouvelles pour eux, ei par-
tageant leurs voyages malgré les mauais temps el se fo, l fiai t ainsi piiur
I aven, r contre les intenipé. ies des sa sons, picirant des notes sur ce qui
intéres-a t le plus chacun d'eux dans Min art ou dans ses goiits, le temps
avait passé bien plus rapirlement qui s l'avaierrt cru.
p,.Celi.î des cinq (|ui semblait le plus heureux de ce voyage c'était Pros-
r. Chaque joi r maintei ant il cotisarr.it qur-lqui's heures à pi trir, à
s^'ulplr/r avec des instruiiiens grossiers mais précieux pour 'ui. r^c peiiies
hgurines dans lesquelles un artiste aura t reconnu une touche vigo rreuse
•^t presipie inspirée du talent il coup siir, du génie peut ê re. Il par.int
un jour à copier un Kaim^uk dans son cotuine original et reçut sur son
œuvre les félicitations naïves de toute la horde et celles plus inteLigcnics
et non moins siiuères de ses amis.
<■ (Jui m aurait dit j imais. rr p t.iit il souvei't, qu? ce seraient les Kal-
mouks, lin peup'e p, esque sauvage, (Innt j'ar long-'.eini s ig^ oiv l'evisicrcc,
qui me donneraient les priMiiières notioi s de la sculpture :•> Bravis Kal-
mouks, va! M je pouviis m'y dôr-idr r, je vous embras>eia's ! •
Errhu, voyant appincher l'é.ioiine de leur retour en Frarrcc , les cinq
compagnons d'aveiuuies, qno'qn'il leur res;ât beaucoup de choses à éiu-
d ce dais le pavs. ilurriu su ger au d.'eari. .Malgré les épreuves un peu
périiblis qu'ils y avaient ea i subir, ils ne rerroncèrenl pas ii l'irlée de ic-
veii r u'i jour- le vi-iier encore. Prosp. r sijrinut eonsidér.iit ce voyage à
f ire, dans l'avenir, comme une deiie de reconn; issance. Le jour où 'par
l'entr émise de Paul, les Français lirenl leurs arlii ux au vice-kliau, lut un
jour presque irise puur toute la hurde; ils avaient été borrs cl auréibles
pour cir.curr : on les regretta. Le vieux ghellrving i|ui av.iii uroniré son
tiri il Prosper, surtout, éprouva un vériiàblj chagrin de se séparer dcson
élève.
Le prince Pokilofféliit atiendu pir de nombreux amis dans sa ville ii,i-
lale, la molerne rapiiale île la liii sie ; les o dresde son gouvcr. luiint
l'y rappela eut d'aideuis pour y rendre compte de sa uii>siun ; -es amis,
qui ne vnuaierrt p^s le quitter, l'.iccomfajiièrenl donc à St-Pcier.-bouig.
Dans la cité impériale, 'oui sembla ad.iiirable aux q- aire Français; lo
frais souvenir de ee qu'ils venaiêi t d'êpr-onver chez les Kalmm ks tl'uu
et) é, de l'autre l'espoir île ri'vnir Paris dans que'(|ues j"ur'', ronciuralciii
il rendre tout charmarri ii leurs Viux. Ils descend. i eut h l'hOlel d-' le..r il-
|.ns:ie ami , que la s iciété de là cap:l.le tt uniit de fê es pen.lani Irois
jours. En artistes toirj<rurs passionnés pour leur art , llaphaël ei Gilbert
vlsiièn ni lesaMiiumens épais dans les quaia'iie-deux quart ers de Sainl-
Pêtersbourg , l'aeadéc i<; i npérialc, la cii.;deile, les trente-cinq grandes
églises, la statue équestre de Pierc 1" fun.liieen broiiii>. sur un rocher
de granit et du poils de trois niillions, grand smvcnir de CjtlnTitie II.
Ovide les aceompag: ail; en hominr d'éruili ion cldog'ilt sur toutes rho-
se, il donnait son avis, souvent impiiriani. teiijours umL'. Pr<itp<r. peur
qui la vie eiail plus douce c' les joirr-s moins Imigs dei u s que r. ri i.'c la
l'Cii'plirie s'était révélé en lui, pioliiail maintenant de re qu'il cnicn lait
au ant que de ce ju'il vovai. Le ciecroac était l'aimable cl sava.,t prin-
ce Paul, qui faisait les hoimei;is de son Pcierîbourg .^vcc une grâce cLar«
maille, :. . '
54
LE MAGASIN LITTÉRAIRE,
On partit. Je ne vous dirai pas les mijle folies que la joie du retour et
les c.spi riiiiccs (lui les ailcinlai nt à Paris Creiit (léliu-r à la Iroiipe
joïei se. et e vous fciai yriirc. de ia rouie; il'aillcurs ils ne regardaient
p lis ri^i), Paris était au bnut. Berlin, Hanovre, le liLiii, Bruxelles n'eu-
rent d'ei.x que des regar is rapides et d<s ad.iiirali'ins sius entliouàd.Mue.
Air.'s lini eli'S, ils passC'r'iit par Lille, par Arras, pjr Auiitus; ce lu
uu soir (|u"ils se trouvèrent dar/s celte dernière vi le.
I.e prince Paul Polikufl'eui alors un de ces capiices que vous savez : il
se Mit en tète dajiiuiir un épilogue à la eoinèdie qu'il venait déjouer
avec ses (juaire aints, et de l-queile leur enleveiiieiil de Paris avait èlé le
pri.liiiiue. Ils étaient descendus à Pliôlel de France, Paul y comiiiaiula un
souper sp eiidi ;e, et ses a.iiis, qui n'el.'it nt plus séparés (pie par une nuit
du lU! lie ieurs voeux, le féièient (ligneineni ; pour cela, ils hureiit avec
une p is 'vér.mce a.liniiahle, et firent si bien que le prince put aisément
leur d.inner des vins priparés de la niéine façon que lavaient été ceux de
la soirée du 27 feviirr. La même cause produ sit les mêmes ell'ets, c'rst-à-
dire qu'on transporta les quatre voya^jeurs endormis dans la cliaise de
pote (lu prince, (|ui cette fis ne les quitta pas, sans qu'ils lissent seule-
ment miuc de vouloir s'éveiller.
RÉVEIL.
Il 8iilîit d'une nuit pour venir d'Amiens à Paris , et d'une nuit bien
couiie, qeaud on peut, comme le prince russe , éionner les poslil ons à
f()|ce (le géHi ro.siié. Uoiif le lendemain du souper, la chaise de posie
s'iirréail dev.-!nl l'iKMel d'oii elle é:aii partie uu an auiiaravaui, rue de Ui-
voii. L(?s qiîatre anrs ne s'é'i.ient pas réveillés. Le prince deniamla la
fliambre ()ui avait v j le souper, et l'ay.int o!;tenue, il y Ut remeitre louies
choses absolument dans le même éai qu'a la lin de celle exii a.aganie soi-
rée, pu's il y lit iransporlcr ses c iiiipagnous. Tout ( c'a deuiamla assez de
temiis. Eniin, vers la lin de la nail qui suivit l'arrivée delà caiavun'', les
voyaseur.-. s'éveillèrent à peu pi es eu même temiis. Le prince l'okiloiT, de
fjiiijo liens ce récit, m'aassuréqie cemoaicii avait élé l'un des plus ddi-
cicnx de sa vie. « Vous pensez bien , m'a l-il dit , qu'ils se l'rouèrent les
yeux au moins trois fois, puis qu'ils les ouvrireui aussi grands que la
caisse d- votre bu''get. »
— Allon-, mes auiis, dit Paul, le jour s'avance, je vais bientôt partir,
rijveillez-vous tout ii-fail : nous n'avons plus que peu de momeus à resicr
ensemble.
Ilaj.liaél se leva, et d'un pas vacillant encore il alla écarter les ridcaiîx
d'une Iciielre ei revins s'asseoir tout bébété : il avait vu tout siinpleiiicnt
les pav( s lie la rue de liivoli écla res par le gaz, un innocent fac kinnaiic
qui soiillliit drfos ses doigts, pu s les arbres, ei à sa gauclie nu dessus du
gia.ill'in de Marsan, une lueur naissaMe, pree.iicr rayon du jour.
— Par saint Nicolas, reprit Pokil If, vous -dormez adinirabL'uient, mes
convives lii n-aimés; si viuis vous étiez ciiieiidus lout à i'ùeure. vous (ai-
gi'Z à quatre un cœur de r nllemeiis plus éiiergi'pn^ que la valse inler-
nale de Robert : c'est une idée que je donnerai à Bei lio/.
Il é:ait iicuf heures du matin que le priiiee n'ava l pas encore réussi à
con^ainrrcscs ai is qu'ils asa.eni rêvé et qu'eux n'avaient pas encoie pu
se peisua Ur qu'ils n avaient pas rêvé.
La dispute était Irèî chaude.
Lu dumesl que; tous quafe coururent à lui.
— Mim ami, s'eciièient-ils eus mble, quel jour sommes-nous?
— Aujinud'luii, dit le garçon, c'istle 28 février. Mais, tenez, messieurs,
voici Irnis lettres qu'on m'a dit cire extrêmement pressées, car b s per-
sonnes qui les ont remises cliei vous avaient l'ordre de vous les porter
paiioui oij Ton croiraft pouvoir vous trouver.
— Donnez.
- — Voyons.
— Doiiiiej donc.
Pi-'pli. él, Ovide et Gilbert ouvrirent précipitamment leurs lelircs et di-
rent en m 'ine temps :
— l'arbleu, je savais bien, rarls, le 28 février ISZ... Nous avons
vieilli d'une année, ce D'est point un rêve.
Raphaël lut :
0 Monsieur,
«M. 1" directeur du Théâtre-Français a l'honneur de vous prévenir que
«la c(Mnédie en ( inq actes et en veis, la Femme philosophe, dont vous
«êtes l'auteur, va être mise en répé ition aujou'-o'hui. Il vous aliend en
))ce moment au ibéiitre pour régler avec vous quelques disposiiiuus pré-
«paraioirts,
)>M. le directeur vous prie d'agréer, etc. »
Au revoir, Paul, tu es un bon autocrate ; donnc-iaoi ta main, au rc-
oir. Oh! quelle joie!
JU naphaêl soriil en courant.
Oviielut:
« M(/n clier gendre, j'ai appris par votre dernière lettre, datée de
«Saint Pélersboui g, que vous deviez arriver à Paris le 2,î de ce mois;
«nou.s sommes au :i8, et je ne vous ai pas vu. Je vous apprends avec plai-
»sir que nos emb irras sont terminés. Accourez donc embrasser voire fu-
Dluic et nous (liie le jour où vous voudrez l'apptler voire femme.
» Je vous embrasse, elc, •<
— Paul, à bientôt!
Et Ovide s'élança sur l'escalier.
Gilbert lut :
« Monficreimon Gilbert! je t'attends chez toi depuis une heure, où es»
0 tu ? Viens donc, je meurs du désir de l'embrasser.
» Ton Edmond. »
Le peintre ne put pas dire un mot, lui; il Ferra ia m in de Pokiloffà la
lui br^iyer dans la sienne et renversa deux fauteuils pour gagner la porte.
— Allez, joyeu'i fous, dit le piince, ne calomnioz jamais la vie. Et toi,
Prosper, n'as-lu rien (|ui l'alten I à Paris?
— Oh ! si, mon bon Paul, répnndit le nouvel artiste; ce qui m'altenc
ci, c'est le travail, c'est l'aride Phidias, c'est peui-èire la gloire!
I>AIL VVER\ER.
{Traduit de l' allemand.) — (Mutiée des Familles.)
DRAMES ET HISTOIRES MABITIBÎES.
I. li» ITosix.
Depuis douze jours la frégate la Circé était à l'ancre en rade d'Oran.
Sa I oijue sveUe et mignonne, que léchait une lame douce et bien égale,
se balançait nonchalamment au milieu des sombres bouées, ailendant
sans impatience l'ordie d'appareiller pour la côie de Fiance. Mais qui-
conque avait pu admirer, à son enirée dans la i ade, lu belle frégate a ors
si vive, si liére, cl comme un cguc éclatant, toute rehiisanie aux rayons
du soleil africain, n'aurait pu la reconnaître à celle heure. La plus jolie
femme, dii-on, ue doit pas elie vue sluis t iletle, et depuis douie grands
jours, Circé la pimpante, comme l'appelait son vieux conimandanl liai ol,
avait oublié de faire la sienne. Les cordages pendaient aux mâts coaime
des boucles de cheveux en désordre, sa voilure, à demi-carguéc, rappelait
parfaitement uneiobe mal po lée, et son bus terne et poudreux pouvait
être comparé à un gant sa'e et tléiri à la main d'une femme à la mode.
Quille était donc la cause d'un pareil changeme.it? Circé, qui avait
coinpié jusqu'à ce jour de si nombreux adorât 'urs, allait-elle enlin ron-
naîlie la honte de i'abanJon? Devait-elle être rangée parmi ces Ciirônes
obseures et délaissées, destinées à périr à l'amarre, comme une malheu-
reuse condamnée au poteau du piloii? Grare au ciel ! t.lles n'étaient point
les destinées de Circe, etccsqueliju s jours d'oubli devaient passer ina-
perçus dans sa cariière qui allait devei.ir plus brill mie que jamais. De-
puis douze jours la providence d .■ la Circé, son a Imii aleur passioiiné, son
roi, son ainani, son père, le commandant Harol eiiiiu, était à terre avec
l'éi-t major; l'équiiage était en congé, et il n'était resté à bord qu'un
lieuienant et queiijues maielols. Mais l'ordre d'appareiller arriva entin.
Au I reaiier signe de comin.indement, tous les matelots furent à leur post(3
comme un seul liomme, ses voiles éiendireni leurs grands bras de fauiô-
mes pour subir la visite qui annonce le départ. Le mouvement, la vie, les
cha- ts joyeux recoaimencèi eni à bord, et la Circé reprit son allure heu-
reuse et ses brillantes couleurs.
— A quelle heure le départ, lieutenant? dit un jeune aspirant qui re-
tournait avec bonheur vers la côle où il avait nue mère à embrasser, de
douces atleclions à retrouver.
— Demain, à quatre heures, les dépèrhes du maréchal gouverneur se-
ront apportées; à tinq heures on lèvera l'ancre, lui répondit sèchement
l'ulijcier.
— On lèvera l'ancre, et le commandant est encore à terre!
— Il attend sans douie vos ordres pour revenir à bord, monsieur.
Celte dure réponse à une question bien innocente dans son indis-
crétion coora vivement les joues du jeune homme. Il vnu ul s'excuseï ;
mais quand il releva la léte, le I cuienani était déjà loin ; l'aspirant se rap-
pela qu'il était marin, c'est-ii-dire que toute rétlexion lui eiail interdite,
il éioulfa ce dernier cri d'une liberté qu'il s'( n'orçait chaque jour de mè-
tre à néant, cl alla demander .i son hamac l'oulili de ses lèves dorés qu'il
avait un par un semés dans le sillage du vaisseau. C'était eu clfei chose
inaccoutumée qu'un si long séjour à la tôle, pour un vieux loup de mer
comme Harol, (lui ne sentaii ses jambes solides que sur le plancher de
son vaisseau. C'est qu'Harol soleniiisat à table, au milieu de jojeux amis,
son dernier voyage. 11 allait dire adieu à la gloire mariiiine, se faire pékin
comme un bourgeois de Paris, et comme il le disait dans son langage
eue g que : le vieux requin devenaii barbillon de S 'ine. Apre ^ vingt-cinq
ans d'honorables services rendus à son pays, le commandant Harol n'était
point mis à la retraite, on le rappelait à Paris, pour (irofiter de sa vieille
expérience dans la grande question des armemens qui se traitait alors.
Harol, qui avait bien acq ils le droit de demander ei de recevoir, avait
obienu la n:iiiiinaiion de son neveu au commandement qu'il allait quilter,
et le soir dont nous parlons il était encore à terre avec son état-m^qor à
qui il venait de déclarer qu'il n'était pus son commandant qie jusqu'à la
côte de France, et que là il remettra t ses pouvoirs à son neveu F.-é-
déiic.
Il était onze heures, depuis long-toups le sr.uper était fini, les verres
de punch à demi-vides, le ra onnemeni des visages, l'éclat des yeux an-
noiiçaicut que les choses avaient élé bien fji.es; on en était au second
dessert, c'est-à-dire à la pipe, et chacun des eo!ivi>e se livrait avec laut
de cœur à cette doû'Ct . . -.- -c.^.. <- i^cint; an ou pouvait uis-
tinguer les Lommes -^ ui cQjfcés dans le nuage épais de fumée qui rem-
plissait rapparit'inciil, et qu'une personne du dehors n'aurait pu y péné-
trer sans courir le risque (l'être asphyxiée. Les conversations éiaient
chaudes et animées, on parlait pnl:tii|ue, et l'on soutenait avec feu la
iliese si clière aux marins, de la supéiioriié de l'armée de mer sur celle
de terre.
— Tout ça c'est de l'écume à la proue de ma frégate, fit le comman-
j (lant Haiol en bourrant de nouveau sa pipe, et vous vous lancez vous
autres dans la politique, comme une goélette à peine sortie du chaniier,
q li voudrait lutter de vitesse avec notre Circé, la plus line voilière de la
l\léditerranée. Mais, mes jeunes marsouins, vous avez beau ouvrir les
ouies et battre di^s nagerons, vous ne serez jamais d;>s cachalois. Je vous
ciitenils, depuis une heure, débiter un tas de niaiseries à f.iire couler bjs
un vaisseau de 94. Eh! mille sabords, il y a un terme à tout. Pour
pai ler des marins, il faut les connaître, et vous autres, troupeau de
goélands d'eau douce, vous n'avez fait connaissance avec eux que dans
les livres ou en Imaginative. Celui qui soutiendrait qu'un marin n'est pas
supérieur ii un .soldat de terre déraisonnerait autantque s'il voulait p acer
le canard au dessus du cygne. Eiifans, c'est le comniantlani ilarol
qui peut décider la question et prouier qu'il y a autant de distance entre
un marin et le plus crâne des pi-kius qu'entre un vaisseau de 120 canons
et une chaloupe. — Allons ! qu'on remplisse les bols ; c'est du rhum qu'il
nous faut celte fois ; qu'on appoite du tabac frais, nous avons encore une
Leure avant l'eaibarquement , dit-il en consultant sa montre ; je com-
mence, et, à minu t, mon histoire sera finie :
0 La journée avait été chaude; de douze vaisseaux nous étions restés
à sept, et nous en avions coulé bas huit aux Anglais.
»La nuit éteignit le feu des sabords et permit de se compter un peu;
ma foi, ce n'était pas une longue bcso^tne.
«J'étais lieutenant sur le vaisseau VEote, et je fus chargé de faire l'appe
de ce qui restait d'hommes vivans sur le navire. Trente-deux répon.lin nt
sur deu\ cent quarante que nous étions le miiin, et encore ces trente-
deux n'étaient-ils pas tous complets. Par exemple, tout le monde avait un
ap)>étit de requin, et ça se comprend : on avait oublié de déjeuner et il
était huit heures du soir. On lit une distribution de vivres avec double
ration de vin et d'eau-de-vie, et après une bonne heure employée à jouer
aciivemeiit des mâchoires, tout le monde ronllait à bord de l'Eole, excep-
té les hommes de quart et ceux qui avaient quelque chose de moins dans
la membrure.
»11 y avait enrore un homme qui ne dormait pas et qui n'en avait
guère envie : c'éiait le lieutenant en premier, Mar<el, qui éiait passé ca-
pitaine pendant l'action, et qui, pour la minute, commandait VEolc; un
brave homme comme la mer n'en porte pas beaucoup!... Un verre de
rhum brûlé à sa mémoire ! »
Et le vieux Harol, après voir vidé un énorme verre de punch, essuyé
sa moustache giise et rallumé sa pipe, continua :
(I Vers les onze heures, le commandant Marcel me fit appeler et je me
rendis aussitôt à ses ordres. Je le trouvai assis devant une table où étaient
épars quebiues papiers avec une bouteille de sauviHage toute pi éparée.
11 avait la tète foricment comprimée entre ses mains, et une pensée qui
n'était rien moins que gaie lui sillonnait le front comme fait une proue
de vaisseau qui entame la vague. A mon arrivée, il releva la tète et me
dit:
u — Eh bien ! lieutenant Uarol, que pensez-vous de VEolc ?
» — Commandant, lui répondis-je, je pense qu'il s'est bravement con-
duit et que les Anglais sav( nt à présent si les bordées tout bonnes.
»— Ouidà, mon brave artilleur; et avcz-vous visité votre navire du
pont jusqu'à la cale?
»— Non, commandant.
» — Combien croyez-vous que nous ayons à attendre pour être coulés ?
» — Que dites-vous, commandant ?
» — Je dis que j'ai tout vu ; à cette heure, nous avons quatre pieds d'eau
dans la ca'e, elle moule d'un pouce par quart d'heure : calculez mainte-
nant.
» — Mais les pompes!
» — Oui, les pompes, elles pourraient nous sauver si vous aviez deux
cents bras vigoureux pour les faire manœuvrer; mais que tirer de trente-
deux hommes dont douze sont blessés? D'ailleurs, demain au matiu nous
serions prisonniers des Anglais. La llotle n'a pu nous rallier, nous som-
ines au milieu des ennemis, et la nuit seule nous protège. Au lever du
jour nous serons perdus ; la niitrai;le a déchiré nos voiles, mis eu pièces
noire mâture; nous faisons eau par vingt endroits à la fois. Tenez, depuis
i|uc je vous parle, nous nous sommes rapprochés d'un quart-d'heure de
la mort.
» — Eh bien ! commandant , qu'avez-vous décidé? qu'ordonnez-vous?
»— D'abord, tuonsieur, que nous mourrous plutôt que d'aller peupler
les pontons de l'Angleterre 1
» — Bravo !
» — Puis que nous allons tout tenter pour que l'ennemi ne puisse pas
dire qu'il nous a roidés bas; moulez sur le pont , cl appelez l'équipage
sjns roulement de tambour,
(1 — J'obéiiî,
»-Ahl
» — Commandant?
»— Faites mettre le grand canot 'a la mer ; je serai sur le pont aussit
que vous.
"En cinq minutes tous les hommes de l'équipage étaient éveillés et
réunis autour de moi ; il n'y en eut qu'un qui Si! fit un peu attendre à
l'appel, et il n'y avait pas de sa faute : un bra.e jeune homme d'aspiraiÉ
dont le père était le plus ancien matelot de VEole, et qui s'» tiil fat en^
doumiager l's deux jambes par un ricochet d; boulet. Cependant, en se
traînant sur les mains, il arriva avec les autres. En ce moment le com-
mandant Marcel parut. Il n'avait plus la figure que je lui a^ais vue en
bas. Son œil reluisait comme une étoile; son fi ont était droit cl lisse
comme un beau mât tout neuf. 11 semblait qu'il venait nous apponer
une bonne nouvelle. — Eiifms, nous dit-il, la journée a été lielie, et
l'on parlera de vous quelque part ; mais il y a une caaniére de njieux finir
encore, et je vais vous la dire. \JEo(k, tel que vou; le voyez, n'a plus que
vingt minutes à vivre ; si la nuit était moins noire vous jùiieriez vous-mê-
mes que si nous ne voulons pas couler, il faut nous h.îlcr de partir. Le
canot est à la mer, nous allons y desceiidie ; ainsi, de ce côé I', il n'y
a pas à s'inquiéter. Mais il ne fmt pas, enlanï, que les Anglais pui-5ent
se flatter d avoir fait cou'er 1 /iy(c; il !aut, au Cinlrnire, que lo;i riise
que, plutôt que de se rendie, le brave vaisseau a préféié sauter. Vovcz-
vous d'ici le tour que nous jouons à l'ennemi, qui comptait nous happer
demain comme les requins nos pauvres camarades, qu'ils n'auront pas
non plus !
» Un mouvement se Cl dans l'assemblée , le commandant Marcel re-
prit :
n — J'ai tout prévu; dans cinq minutes le canot est au large, dans dis
minutes le feu sera à la sainte-barbe. Mais qui mettra le feu? c'est ce qu'il
faut décider à l'instant et vivement.
» Un grand trouble succéda a cette étranse proposition ; on parlait de
tirer au sort, de prendre le plus vieux, ou bien encore de faire une traî-
née d'artilice.
« — Allons, cria le commandant Marcel, hâions-iîons, ou si vous n'o-
sez pas, pat lez, vous auties. Je resterai, moi. pour sauver l'honneur du
navire, car tout ne sera pas fini après cela, il faudra un autre vaisseau et
ce sont les Anglais qui le fourniront.
» Pendant que le comtiiandtînt haranguait ainsi le reste de son équipage,
une scène déchirante avait lieu entre le >ieux matelot Pierre et la^piraut
blessé, son fils.
»— Pète, lui disait l'enfant, permets-moi de rester; de toute façon, ta
le sais, il f.ul que je meure ; eh bien ! laisse-moi rendre ma mort utile et
glorieuse. Tu as été fier tantôt d'ciitcndre mon élosre, lu le seras encore
quand plus tard on te serrera la mAu en le disant : Vous êtes Pierre Gros-
nois, le père de l'aspirant, oh ! c'était un brave !
»— Et ta mère? répliquait le pauvre Pierre, suffoqué par les san-
glots.
»— Ma mère. Pour la consoler, tu lui diras que je sais mort en prn-
saiilii elle, et tu lui porteras la croix qu'on m'a promise. — Puis fc !c-
tournant vers le commandant Ma rel : — Conniandant, s'éciia-t-.l, fai;es
descendre l'équipage, je me charge de la sainte b.irbe.
» A cet ordre solennel comme celui d'un su|)érieur, tous s'emprcssè-
rent d'obéir, et chacun détila devant Joseph silencieux et lui sern nt avec
respect la main en signe de reroiinai-since, d'jdmiralion et d'éicrncl
adieu. Trente hommes etidcnt déjà dans le ranot, et il ne restait plus sur
le pont de VEole que Pierre, qui len lit son fi's étroiicaieu; embrassé.
/) — Pars donc, père, disait ce dernier en le repoussant.
» — Non, laisse moi, je veux rester avec toi,
0— Y penscs-tu? Et ma pauvre vieille mère qui t'attend, qui a besoin
de loi, et que tu ferais mourir, entenrisiu?
» — Elle mourra tout de raènic quand elle ne reverra te p!us...
»En ce momt'ul on appela Pierre de la barque.
»— Allons, pi'Tc, du courage, ne cotnpromctspas les amis, ma mon
deviendrait inutile.
»— Eh bion ! mourons ensemble ; ils se sauveront sans moi.
» — Tu oiililies l'ordre du commandant... ,
» — J'oublierais Imui pour rester avec loi.
a — C'est impossible.
» — îi le veux, te dis je.
»— Et dans crt'c Iniie at dente, désespérée, Pierre et son fils étaient
presque en dehors du navire, susp'^ndus au dessus de la barque, lors^i;c
dans un dernier tll'orl qui les réaimail tous, l'aspiraui pncipi'.a son père
dans le canot :
» — Adieu, lui cria t-il, vis pour ma mère.
«Un in.stant aprè.s ils étaient déjà loin àe VEolc, et tout était rentré
dans l'obscurité et d.uis lu si'ence ell'rayanJ.
»Sur le canot, toutes les respirations éiaient suspendues. l'S regard.^
étaient plongés dans Ks profon.teuts de la nuit, les oreilles aileniivcs, on
n'entendait que le liattem.iit des caniis.
«Tout à coup u;c étincelle jailli au noir bnriion, une impercortibic
lueur s'allunn, et fut aussitôt suivie d'éclats foudroyans; c'était ronimc
le premier jet d'un volcan en fureur, puis tûul rentra dans les ténèbres,
et le sileucc de la mort régna de nouveau sur la mer. — L'Eole n'était
plus!
»A la terrible c.xplo;>i.)n, un boiuiuc avait tressailli, mais aucun cri dq
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LE MAGASIN LITTÉlUmE.
s'tMait fait ontendre ; il sYHait défié de lui, le nialhonrenx père, il s'était
bâHliiiiné; et ce coiira^'e sans exemple, c'était le salut eiii canut, cai- in
ce niomvut il se trouvait à dix brasses de la fiégate anglaise la Cily-
Lomlon.
„_ Amis, dit à voix bafse le comman lant Marcel, je vous ai dit qu'il
nous fallait remplacer Vtole; voilà une fr gale (lui nous ira; il ne s'agit
plus que delà pieiulre. Ktouiez hieu : Dix lioinuies, armés de crochets
lue j'ai fait préparer, vont luoDtir à l'abordage et pénétreront pir les
labords; div ai. très se feront hisser à l'aide des câbles; I-; reste g.irdera
,« canot, et ira au liane gauche paur détournei- l'aiieniio!! de l'ennemi, »
On obéit à liiisiant, et b s préparatifs se lire t avec ordre, quoique
«vcc aicleiir, mais dans le plu> protond silence, car le niuiail.e bruit, le
plus léger thoc pou-ait les perdre. Un seul homme restait étranger à celle
(ulilime manœuvre, c'était le malheureux Pierre : étendu dans le fond du
canot, il semblait en proie à des ^pasnles violens, et personne ne s'ap-
prochait de lui, lant on respectait sa doulear. 11 était il ce moment terrible
toriuré p.'r un mal étrange, indomptable. Au moment où le sacrilicc de
son hls s'accomplissait, un cri terrible, arraché a ses entrailles de père,
ava:t été refoiib- dans sa poitrine, mais y avait provoqué une irritation qui
devait se aianifister par une toux éelalanie. Le courageux matelot lullait
avec rage contre son ennemie, f-a gorge se gonllaii comme si elle allait se
dé( hirer, sa peitrine se soulevait et se nieur Hissait contre le bois de la
barque, sa re^piralion silllante perçait le tiiple bâillon que sa main crispée
clouait sur ses !èvres ensanglantées. Un moment, le courage l'abandonna,
il cédait, il laissait s'échapper les rauques accens de celte toux qui allait
perdi e tant de gi us de cœur, lorsque la pensée de son lils, et de son mar-
tyre devenu inutile, lui rendit les forces du désespoir... la lutte dura quel-
ques inuans encore...
— Ah ça mais enfans, s'écria Harol en consullant sa montre, minuit
est sonné t i» la nier!
— Ohîdegr.ice, commandant, fit d'une seule voix tout l'équipage dés-
appointé, un moi, un seul. Pierre, Pierie!..
— Eh bien! Pierie ; il était irauquillemcnt couché sur le dos, son cou-
teau enfoncé dans la poArinc!
— Et les autres?
— A demain, à bord de la Clrcé.
£5. ISi'ut^3@.
Denuis la veille , la Circé voguât toutes voiles dehors vers la cûtc de
France; contrariée d'abord par un vent de S.-O. , elle avait repris enfin
sa marche acioutuiui'c, et pour le moment (ilait dix nœi)ds à l'heure.
Le temps était brumeux , l'épais brouiilird qui enveloppait la frégate
avait amené de bonne heure la nuit et forcé le ca, itaine d'orginiscr le
serv cède quart. Retiré dans 1.' s.ilun avec f s oITiciers, il prenait le café,
lorsqu'un lieuienani lui rappela la promesse qu'il avait faite en s'embar-
quant de coniinuer à bord de la Circc l'histoire du matelot Pierre et du
capitaine Marcel après rcxpUisiou ilu vaisseau VEoie.
„ _Pi,i(lii.ii, repartit le commandant Harol en faisant son gloria, l'his-
toire du inati lut Pierre esi toute finie , puisque je vous ai dit qu'on l'avait
trouvé couché sur le dos dans le fond de la chaloupe, enfilé comme une
sardine à la lame de son couteau. Seulement quelques jours après, on re-
marqua des la! hes au liane de la chaloupe. C'éiaii ce pauvre diable qui
avait écrit avec son sang sa recomman ation dernière dans ces deux mots :
Ma (ami'l.. Tout l'équipage, le capitaine Marcel en téie . juia de répon-
dre a la dernière prière de leur camarade mourant, et il lut convenu
qu'une retenue proportionnelle serait faite par voyage au profit de la
•>euve du matelot Pierre... et voilà!.. »
Là-dessus, Il vida tout d'un trait sa tasse de café mélangée d'une hon-
nêie duse d'un kirch o iorani.
u _ Mais , reprit un autre oITicier, vous ne nous dites pas, comman-
dant, ce que devinrent le commandant Marcel et ses hommes.
» — Ah ! vous voulez me faire jaser , enfdns ; je devais vous donner
une leçon, et vous me demandez une histoire.... Eh! bien , suit ; vous
aurez l'une et l'au're... Tom, fais-nous brûler une boutei le de rhum ,
du vieux. — Je vous ai dit qu'il n'y avait qu'un vieux loup de mer comme
moi qui piit di^cider la supériorité des homim-sde mer sur ceuv de teiie,
et, en etlet , je me suis engagé a vous le p' ouvvp en vous racontant tous
les traits de courage , d'obeissan"e, d'admirable dévoûment qui font de
chaque marin, dans l'occasion, un héros. Vous avez déjà vu Pierre et son
fils se saciiUant l'un à l'honneur de son vaisseau, l'autre ait salut de ses
camarades; maintenant, soyez tranquilles, je vais vous faire lairc con-
naissance avec bien d'antres.
dNous avons quitté le brave Marcel et ses hommes au moment ou il
commandait l'escalade de la City-London. Mdle sabord ! son ordre fut
exécuté à la lettre , et surpris au milieu des ténèbres de la nuit dans uu
désordre que justifiaient les fatigues du long combat qui avait eu lieu,
■■équipage du brick anglais, partie endormi , paitie hors d'état de se dé-
fendre, fut massacré sans pitié, sans qu'on fit grâce au m lindre mousse.
Puis sans perdre un instant, et malgré le mauvais étal de sa mâture et des
agrès, on mil à l'insiant à la voile et l'on passa ainsi au milieu de la Ûotie
-1 anglaise. - „ ., rv
"Lelentlemainlebrick avait vent arrière, et gouvernait N-J.-O. pour
rallier l'escadre française. Le capitaine Marcel était un homme lellcmcul
(sclave de ia discipline , qu'il se fût puni lui même le premier et doub'e-
nienl s'il eût été capable de com iicttie ia m àndre infrac ion aux ngle-
niens établis sur soiuiavire ;il poii.'-sait ctitiscvéïilé envcrslni elles siens
jusqu'à LU I igorisiiie injusie; au si il avait laissé vé^éler penilaal Sc-pl ans
clans les dirnicrs grades son lils Theol)al I , un bra e jC' ne homme qui ,
après eue sorti le premier de l'école de Uiest, avait eu 1 1 faveur d'être
r(çu mousse sur le vaissi-au de son père. — Ei je miintins qu'il y a i- çu
plus de coups de garcelte «pie de livres de biscu t! — Je ne dirai pourtant
pas que le coininandaiit iViarccl n'aim lit poinl son fils , au ciuitridic , je
Cl os qu'il avait pour lui une profonde nlTeciion ; mais il se faisiii, lui c-t
les siens , escljve de la règle qu'il rendjit quelquefois d'une scvér lé in-
tuléiable. Malgré lui pouriuni , ei en dépit de la cia nie d'être accusé de
fivoiiscr son hls , acaisa.ion q .i a avait jusque-là gi:èn2 de vraiseinb'an-
ce, Tiiéobald devait Lnir par grimper, dauianl qu'il était brave coniinc
un uamb iril et savant connue un profe-Sfur d'hydr<^i;ra|ihie. '1 liôob.ild
doue fdsiiit tout doucement son chemin, et lors cie l'abandon do ILiule il
commandait sur ce navire en qualité île lieutenant en second.
»A bord de h Ciiy-London, ïhéobald conserva bien entenduson litre,
et, dans ses rapports avec ses inférieurs, il ava tsuse faire aimer de l'é-
qdpagc, dont chaque homme se serait fait tuer avec bonheur pour lai.
1) Le commandant RJarcel, au contraire, qui, pareil au ca ha'ot , de-
venait plus dur en viciliissact , av.àt eu le talent de se laire détester de
tous SCS hommes, et bien suuvent, sans le lieulenani Thi'obald, sa sévérité
inexorable aurait provoqué des rébellions ; mais comme il y a terme ù
tout, nu'me à l'obéissance d'un marin, il arriva q : :i beau jour tout l'é-
quipage de la Ciiy-Londun se trouva en révolte Oiiuiie.
«Voici coamuni l'aifuire s'éiaii bâclée; c'était à l'occasion d'une niai-
serie. 11 étaii d'usage , sur ie brick , du temps qu'il appartenait aux An-
glais , de donner , lous les dimanches , aux hoaimes de l'équipage une
double rat on de vin et une d'eau-de-vie , et le commandant Marcel , en
réco. 11 pense du courage que ses gens avaiem. montré lors de l'e-calade du
brick , avait déciilé que cet U-^ageseiait mainlenu; cl pendant quel.jue
temps, en ell'et, la double diîtniiuiion eut lieu. L'usage était mauv..is, j'en
conviens ; mais on avait tu tort d'en promettre le maintien ; aussi ce fut
une grande i umeur le jour où le capitaine Marcel supprima la ra ion
d'eau-de-vie, et réduisit Ci.lle de vin à la mesure ordinaire. Jetez u i ci-
gare allumé dans la soute aut poudres , et vous aurez une cx.if s on ;
donnez le moindre sujet de plainte à un équipage disposé à s'insùi ger, et
vous aurez un vaisseau en révolte.
«C'est ce qui aniva au comman;lant Marcel.
»Le dimanche , pendant qu'il faisait sa sieste , c'était l'heure où son
sommeil était le plus pro'ond , et où il était défendu de le déranger suus
quidque pré.exie ([uecelùt, on forma un coaiploi, e; l'on s'occupa, séance
tenante, des moyens de le nieilrc à exécutioii. D'une commune voix on
nomma Théobald commandant de la City-London ; on signa l'acte par
lequel on lui recunnais-a tie droit de vie et de mort sui tous ceux qui s'y
trouvaient , et on lui jura obéissance aveugle et jusqu'à la mon ! q'héo-
ba'd était bon et il aimait son père, malgré la froideur, la dureté même
qu'il lut téaioignait; nuis il s'indignait d'être retenu en cage , coiunie il
disait, par le caprice, qui sait ? par la jalousie, peut-éii e, du commandant
Marcel, et il ti ioaiphaii de ses scrupules par le raisonnement siiivani, qui
n'était qu'un mécliaiil sophisme : Mon père était couimand.uit du vaisseau
ÏEolc : la dernière heure de son comujiidement a sonné en méuie temps
que la dein èie heure d a navire, elle nouvel équipage de la CUy-London
a le droit de choisir qui lui plaîi pour lui coin nand^'r. On me préfère à
mon père; c'est lout simple : je suis plus jeun i qielui! — Th.^obald
taisait ces réilcxions avec lui même en se promenant sur le pont du na-
vire, car il avait demandé quelque» minutes avanlde donni-r sa parole.
i> Pendant celte absence, quelque courie qu'elle lût , le conseil avait
toujours marché comme on mai-ehe en révolution , c'esi-à-dire au pas de
course : on avait voté la mort du coaiai inilant Marcel , de sou premier
lieutenant et du mailre timonier, qui prena t trop sa défense.
«Toute ce. le besogne était déjà faite qu md Théobald rentra pour don-
ner son adhésion, etqnan I il signa l'acte de la conjuration il ne pril |)oint
garde qu'il si^nail l'arrêt de mort d; son pè -e. Ouand il s'en aperçut , il
était trop lard, sa sigiiaïui e lignraii e;i tète des autres sur le l'otai papier.
«Ce lut alors une scène terrible quand ce fils, assassin, sans le savoir,
de son pèie , voulut prendre sa défense conrc ceux qui demanJaient sa
mort. Mais vouloir manier des tètes de inarins, ce serait vouloir virer de
bord sur u.\\ banc de sable. T'héobald perdait son temps co ame s'il se fût
amusé à chaîner une romance dans les haubans , un jour d'orage , pour
appeler l'équipage à la manœuvre. Quand il vit que tous ses elTirts étaient
inutdes, qu il s'efforçait en vain de prouver à ces hum nés grossiers que
l'acte qu'ils vo^laiem comine.tie était odieux ei impie; quand il leur eut
inuiilemeut rappelé que son père, malgré la dureié de son commande-
ment, était leur benfaiteur à tous, l'ami de chacun d'eux : Vous ne voulez
pas m'écouier! s'écria-lil, vou> voulez courir en aveugles au rrime com-
me un navire à uu écueil, eh bien! vous vous briserez au crime comme
le vaisseau contre le rocher. J'ai fait serment de ga der voire secret , je
ne me paijurciai point ; mais, avant tout, je me d is à mon père et je le
défendrai contre vous : venez (|uan(l vous voudrez maintcnaot. S'il dort,
je veillerai a la porte de sa cabine; s'il est éveillé, je S3iai à ses côiés, et
avant de l'atteindre, il faudra que voire poignard m'ait percé le ctçiir J
voilà mon dernier serment, et par im m >: t, celui l'i j' le licaJrai,
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
57
Yn (Issiil cps mots il s'élança hors de l'arrière pont pour voler près de
roii pèic qui s'a; prèiail en ce uiouiciil à nii.iiT sur la diineiie p"ur fu-
uni' :iu fiais S'ju (ulumei. A peine y av.iitil pris place, Tliéoljakl à ses
cfiiri , que sou I Quiciiaiii , la ligure léi;;ci euioiit alicièc , se présenta , lui
(ÎL'Uiaiidaut 1.1 P' rui'SSiuM de l'eutreli'iiir un monicnl.
» — l\i.-.ez, lie iieiiaiii, dii le lonmand.tni Marcel, je suis tout à vous.
1) — Couimandaui, je surs de 1 arriere-poni,
»— Ah!
1) — J'y étais caché.
» — Conmitiu?
B — Et dans uia cac/iotie j'ai entendu de'belles choscSi )
« — Qu'uvczvous dune euiendu 't*
» — Le brick est en pleine lévolte.
» — Quoi !
11 — On a signé, il n'y a qu'un instant, l'acte qui les lie par un serment.
11 — Je veu\que legr.md mât me serve de plancher, si à l'iosiant je...
11 — Aliei:dfz, vous n'avez pas le droit de commander , vous êtes con-
damné à mon, vous, le timonier et moi.
11— Par la gar^iousse du diable ! je vais leur jouer un tour dont ils se
souviendront. — Lieutenant, faites monter ri'quipaîe sur le pint ; quant
à vous, tlk'zvous placer mèche allumCe h la soûle aux pouflrcs,el
si vous cnicnilez la détuii.iiiou de <:c pistol.'t , f^u ! Alors, pui.^qu'i's
ont voulu danser, nous leur donnerons de la danse, mais ils paieront les
violons.
" Le lieutenant ne Gt aucune objection , il salua le capitaine comme s'il
n'eût dû s'absenter que pour un momeni, et disparut bientôt dans le pan-
ueau.
" l'endant toute celte révélation , Théobald s'était tenu pâle et muet ,
fixé à son banc comme une ligure sculptée dans le bois du navire. Ab-
sorbé dans SI pensée et t lut entier à son projet, lUarcel ne pensait poiut
à son lils et ne s'aperçut pis de son embairas.
"Ci'peiidaiil ariivaieiit en bi 1 or. Ire sur le pont, et d'un air résolu, tous
les iioiuiuis de l'équ page à qui le lieuti'nant avait enjoint de compa-
r.dire devant le cipiiaine. Us se doiraient que leur plan était éventé,
bien qu'ils bbsent plus di'cid''s qu'Jam.iis à l'exécuter, et ils avaient juré
de tirer une vengeance terrible deTuéobald qu'ils accusaient de les avoir
trahis.
iiQuand ils virent le commandart debout, l'œil irrité , carcssint la poi-
gnée de ses pistolets, et lis pesant d'un regard de mépris comme de la
pâtée il requins, avec son (ils à ses côiés, leurs soupçons se chai gèrent
en cei titude. Je dir.ii même qu'à ceiiK vue leur ha ne contre le père di-
minua de tout l'accroissement qu'éprouvait celle qu'ils vouaient au Iils,
et que ce fut vers ce dernier que se louraèreut toutes leurs idées de ven-
geance.
» —Ah ! vous voilà, las de chenapans ! cria Marcel de sa voix si forte
qu'elle allait plus I in souvent quand il s'aidait de f es mains que le porte-
voix luiuièiue. Je viens d en ap, remire de be les sur votre compte , ban-
dits que voiise.es! l.iciie ! Ah ! mes petits, vous avez voulu jouer avecle
feu, eh bien! nous nous chaulferons. iMoutei, cnce moment lelieuienant
est à la soute aux poudres, il a inmi ordre et l'exécutera à la lettre ; si
l'un de vous fait un pus, je tire ce pistolet, et à ce signal que le lieutenant
attend en bas, nous irons du ciMé de la lune voir s'il lait meilicu' qu ici-
bas ; ce sera la seconde f »is que j'aurai fait sauter mon navire ; mais celte
foi-, lUi moins, nous danserons de cninpignie.
» lit en faisant cette 6> range allocution, il avait lire de sa ceinture un
de SCS pistole s et l'avait armé. A cette a iosiro;)he, à laquelle ils n'étaient
guère préparés, 1 s matelois, stupéfaits d'etoiintuieut, glacés d'ell'roi, gar-
dèrent le .M ence.
» — Ah! ça mais, troupeau de veaux marins , reprit le commandant,
vous me faites l'ellei de tieml)ier à présent. Ecoutez, sales maisniins.
j'avais eu envie de vous envoyi r tous, I un après lantie, à la mer pour
vous j déi)irbouiller; mais comme j'ai rélléchi (|u'il me faut quelqu'un
pour conduire mon vaisseau jusqu'à Saint-Pierre, j'ai d'ciile (|ue je
sursi'oirais jusque là pour \otre compte ; mais il me faut les trois nniuî
qui li^'.uieiit en lèlc de l'acic de révolte. Le premier sera fusil é, le seci'iul
livre aux tribunaux de Saint Pierie, et le troisième recevra trois cents
coups de garcetie et fera six semaines de cachot au pain et à l'eau. Pai Ici
mainteiiaiii.
11 — On fai-ait encore silence.
11— Pailcrez-vous, nom d'un tonnerre! où je fais sauter vos carcasses
,iu diable I
11 A cette énergique invitation , un homme s'avança après avoir paru
recueillir les avis de tous lesauires.
.1— Commamlant, lii il en otant sa casquette, l'équipage delà Cily-
lotnlon a été un momeni égaré ; mais il se repent de sa faute, et vous de-
mande son parileii.
11 — Les irois noms ! hurla le capitaine en reprenant son pistolet, qu'il
i5t mine de vouloir tirer.
» — Les tro's noms, les voici !
11 — Le chef d'abord, le chef de la révolte?
» — Le chef l'.v la révolte, c'est le liimtenant en second.
11 — Piépèie, lit Marcel en l)éinis.>aiit.
Il— C'e^t le l.emcua"» Théobald, voire fils,
B— Mon lils I ï
11 — Père! s'écria celui-ci en se plaçant un genou en terre «,j face da
cominniulani, qui se tenait là, la tétc cachée entre ses mains ; père '
11 — Appeli z-moi commandant , monsieur , reprit Marcel; votre epée I
El après l'avoir reçue des mains de sou Dis, il la brisa et en jeta les mor-
ceaux à la mer.
11 — Lieutenant Théobald , vous êtes condamné à la peine de mort! Je
vous accorde deux heures pour écrire vos adieux a votre vieille mère.
Qu'on l'emmène à fond de cale, et quedans deux heures il soit fusillé !
11 — Eh bien! enfans, dit .c capitaine Harol , qui interrompit à ce mo.
ment son récit pour vider sou dernier bol de punch, trouverez vous do
pan ils exemples de dévoùment à l'honneur et à la discipline dans l'armée
de terre? Je vous le défends bien, mille tonnerres! Et ça coûte pourtant,
car en une minute les cheveux du commandant Marcel , qui étaient aussi
noirs que le cuir de mon ceinturon, devinrent blancs comme cette nappe.
AU ! dame c'est que c'est un rôle dur à jouer que celui de Bruius ! »
L.\GRA\IÈKE.
{La Presie.)
VORTnAIT I>E M. MOLE (').
L'origine de M. îlolé est illustre, .?on enfance fut malheureuse et attristée.
Il reçut sa première éducation des spectacles de la terreur, cl plus tard étudia
les mathématiques sans avoir pu trouver beaucoup de temps pour la grammaire.
C'est lui, académicien, qui a bien voulu nous l'apprendre; mais, ben qu'il ne
se donne pas pour un mandarin fort lellré, comme II est bien né, il a eu tout de
suite, et comme par droit de naissance, la mine d'uu penseur et les airs atliques
d'un b m écrivain.
Au moment de la renaissance sociale, le chef de l'état ouvrit les abords de la
vie |iolilir|uc au jeune JJolé, qui dut eherehcr, dans les débris ramassés à la liàte
di; la société française , des idées, une instruclion que les maîtres ne lui avaient
pas données.
Les influi'nces monarchiques du régime impérial naissant le firent succcssivc-
meul maître des requêtes au conseil d'étal, préfet de Dijon, directeur-général des
ponis-et- chaussées.
De celte époiiue date le livre tant blûmé depuis : VEssii de morale et d- po-
liliqiie, imitation des livres que ceux de sa robe faisaient dans l'ancien régime,
entre autres le lieutenant de police d Argenson.
Un grand éloge de ce ll>re fui fait dans le Msrcure d'.ilors, rédigé par Cha-
teaubriand, Fonlanesct de Donald, qui cnireprenaient déjà la rédaction de l'es-
prit religieux. Parfailemenl creux et innocent, ce livre, dépourvu do elarlé dans
les idées, n'en esl pas dépourvu dans lexpressiun ; sorlc de cahier de philoso-
phie dans un temps où les portes de la Sorbnnnc élaient murées ; sorte de mé-
moire spéeulaiifet inutile . ce livre donna au premier consul l'occasion de faire
son seul mol libéral : il faut au moins laisser au peuple français la république
des lellri'S.
Puis il lit, non pas une histoire (le mol serait pompeux), mais une biographie
de son glorieux f ïenl, conçue dans un profond respect do l'ancien régime, écrite
en style ferme et attachant.
IM. Slolé ne perdii pas son temps à creuser les profondeurs de l'école icos~
fise . a papillonner dans \e lUimUfur. pour écrire sur la polilique comme
M. Guizol, sur Ihistoirc comme M. Tliicrs ; il se d'pécha d'être homme d'état,
d'aller droit aux emplois, a l'action, aux résultats prompts cl éclalans, tout en
gardant dans ses moyens une déecnec ténébreuse.
Comme directeur des ponis-el-cliaussées, il avait recueilli les pensées de Na-
poléon sur les canaux, les routes, les places forles; et dans l'éloge du général
Birnaril, !M. .'Mole nous a fait connaître comment la faveur impériale était pouf
lui devenue de la ramiliarilé.
On sail (lu'au retour de ses campagnes, f.itieuc du dialogue du canon, cl voo-
laiu clianser deiiiretien. avide d'impressions plu» douces, el curieux de délas-
scmcns eivils, l'empereur donnaii a Duroe la liste des personnes qu'il ilé-jrait
voir, pour cini-er, >oit a SaintClloiid, soil â Fontainebleau, a Com;iiégne ou à
Paris : M. Mole homme délai dans la eonversat'on, rceevail réguliereiiienl I in-
vitaiioii de se rendre auprès du maître; très jeune, il avait le privilège d cire
toiiioiirs un des causeurs désignés.
M .\Iolé c ait alors fort à In mode à la cour et chez les femmes. .\u chàleaa
du .Marai*. il exi«te un charmanl portrait de lui peinl à la mioiaiure. Grêle et
paie, inilingre el galant, on devail le rechercher comme un yalmoui de l'an-
cien régime; avec celle craee de boudoir, il devait ressortir comme un pastel
vaporeux .? cOté de rcs colosses barbus el riblés de l'armée impériale : son suc-
cès de pâleur el de maigreur intéressante fut tel , qu'il passa pour le modelé
physique de lianK
Dans les splendeurs de l'empire, il brillait comme directeur-général des ponls-
et-i haussées, conseiller d'étal h vie.
L'empereur trouvait plai-aiii de f.iire régulièrement nommer présiienl da
corps législatif son gran.l-ehanibellan. .M. le comte de .Monicsquiou. Au retour
de .Moscou, sur le bruit <l une oppo-iiion qui sannonçail, il voulut adoucir la
plaisanleric, et pinça à la tétc de celte pauvre asseniblée le grand-juge, ministre
de la justice, le due de .Massa di Carrara. qu'il remplaça par le comte .Mole, âgé
de trente el quelques années.
Ici, les éiénemens se précipitenl; en qualité de premier personnage du con-
seil dos ministres, le jeune grand-juge dul reconduire à Ulois le gouvernement
impéri.-.!, composé de rinijieratrice et du roi de Rome.
Ce petit sjouvernement de Itl is gouverna la France, séparé d'elle, de la capi-
tale et de l'empereur. Il tii Irois numéros d'un l/om/riir, rc qui est la manie
de tous les gouvornenwns en déroute. -\ Hlois on avait tous les imi>olens de la
garde, cavalerie el iiiranlerie, pouvant bien monter a Sou MO hommes. M.iis ce
qu'on avait en quantité, c'èlail l'or. Le trésor impérial faisait partie du gouvcr-
neinenl.
.Marie-Louise ne put communiquer ni avec son mari ni avec son père. Noos
crevons que .■»!. Volé pui coninuiiilqiier avec le gouvernement provisoire: mais
il le lit avec d'excellentes façuns. Il ne revint pourtant à Paris qu'avec tous se»
(1} Extrait des ygm-'ilUs à la iiuUh,
58
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
collègues ; et, gladiateur tombé avec grâce, Ct sa convalescence au conseil d'état
de Louis XVUI.
Ses parens, ses amis lui avaient ménagé ce refuge; et au moment où il était
prés de donner a ses princes legiiinies tous les gages de son dévoùment liéré-
diiaiie, l'épisode des Cent-Jours vint lui consedler une inleriuittcncc d'illégi-
liniilé.
L'empereur, à peine installé aux Tuileries, lui proposa le minislore de l'inlé-
ur iiiix lieu et place do (Jarnoi. M. Mole iléclina ce poste, et voulant garder
ules les apparences, nlla se coffrer dans le conseil (J'iHat.
Mais voila que le conseil d'étal délibère sur l'acte additionnel, et publie des
cousiilérans qui conliennent des éiiorniilcs contre les droits de la maison de
Bourbon ; par position, par décence encore, SI. Mole n'avait pu se dispenser de
prendre part à ces travaux. Sa coopération avait été enveloppée de manières
cbarmautes ; mais il vit que le moment venait d'en avoir un vif regret et d'en
cire malade, et, aux approches de Waterloo, de graves douleurs d'eiilraiHes
coinniençaient à l'inconmioder. M. ISielt, son médecin, n'avait pas encore trou\é
pour lui ces formules calmantes qui , depuis, lui ont assuré d'heureuses réinit-
leriees.
l'ioinbièrcs semblait se désigner à lui par sa situation voisine des frontières,
par le choix des médecins spéciaux qu'il pouvait consulter sur son étal, et la réu-
nion des diplomates avec lesquels il pouvait décemment causer sur la situation
de la France, A Plombières, SI. Slolo se fit traiter de ses douleurs et de l'acte
additionnel; aussi, loin d'être atteint par l'ostracisme bourbonnicn, il fut promu
à la pairie le 17 août 1815. Les eaux produisirent leur elïel.
l'air a grand'peinc et grâce à ses excellentes manières. M. Slolé, et c'est la
page triste de sa vie, fit comme les convertis, se crut obligea des preuves; le
jugement du maréchal Nej en fait partie. Et quinze ans après, des courages pos-
thumes sont venus reprocher à 51. Slolé, homme purement civil et politique, de
n'avoir pas été, par son vote . plus généreux que les maréchaux et ducs de la
Convention, compagnons d'armes de celui qu'ils jugèrent.
Avec la sécurité, la cléniMice revînt aux Uuurboiis. Un petit libéralisme ano-
din se manifestant, SI. Slolé s'y rattacha , el, minisire de la marine, l'ut assez
libéral pour écarter des cadres les votlif/mrs qui envahissaient la flotte aussi bien
que l'armée, et qui comptaient parmi eus le iNelson de la inéd'ise.
SI. .Mole, sous le régime actuel, a refait ce qu'il avait pratiqué sous l'ancien ;
il a fait jouer cette pente bascule de poche, dont les ressorts adoucis ne font pas
de bruit. (Juand le gouvernement penche vers la gauche, il se dandine moil-
leusement sur les idées de pouvoir etdeconceiitraiion ; si le gouvernement a|i-
piiie sur la droite, AI. Molé caresse les idées d'amnistie, de clémence et de con-
cession.
Témoin le procès d'avril, pour lequel son médecin, SI, Biett, fut appelé, et
les deux dissolutions de la chambre dans deux sens dilVércns.
Slais SI. Slolé est si soulTrani, si poli, si intéressant dans ses rapports et ses
manières, qu'on ne peut jamais lui reprocher ce que chez les autres on appelle-
rait des contradictions, et qu'on ne peut appeler chez lui que des vapeurs.
Son caractère est en quelque sorte dclini parle quartier qu'il hat)ite. le fau-
bourg Sainl-llonoré qui procède du légilimisme et de la philosophie moderne :
M. Slolé n habiterait pas le faubourg Saint-Germain qui est le passé , ni la
Chausséc-d'Antin qui est l'actuel.
En matière de gouverncmeni, c'est toujours un causeur instructif; un orateur
puissant sur le vu gaire, jamais.
l{é«umaut très bien une po^llion par un mot qui remplace un mémoire, il
excelle dans les petites lettres du matin à ses anns, à ses collègues ou à la
royauté : fait pour être un très grand ministre de Louis XIV, d'un roi fort, il
aurait adouci la forme absolutiste par des tempéramens convenables ; ou le
conseiller influent (ce que personne ne pouvait êtie ) d un grand capitaine com-
me Napoléon, il aurait admirablement composé les apparences civiles et guu-
■vernementales d'une monarchie guerrière.
Bans ses souvenirs de famille, dans ses traditions de magistrats intrépides en
face des arquebuses, SI, Molé ne prend que ce qu'il en faut pour orner sa nié-
miiire et décorer son nom ; Il s'est fait perfide comme une jeune femme, suscep-
tible comme une vieille coquette , déliant comme un chat, pour être parfaite-
ment propre aux manèges et aux circonvolutions de l'intrigue représentative,
SI, Slolé est la reliure élégante d'un homme d'état avec des pages absentes dans
le livre.
Voyant de loin les petites comme les grandes choses, doué d'un grand tact
médical, il juge ce qui u'esl que l'indisposition d'un gouvernement, ce qui peut
eo être la mort.
Il pousse à la recherche le sentiment du goût et de là-propos, et dans les
grandes séances de 1S30, il aborda la tribune avec un pantalon oiive, comme mi-
nistre d'un état de choses qui s'en allait devenir d'un bourgeois négligé et sans
façon.
Slilli^lre des affaires étrangères, il est mieux à sa place qu'ailleurs, parce
qu'on l'avait vu mêlé aux grandes choses, et peu compromis dans les petites;
laborieux, avide de détails, cuiieux de police; alTarné de commérages, n'en fai-
sant jamais; ne croyant pas ce que l'on dit, aimant qu'on le lui dise ; ayant le
goi'it des petits billets et des visites secrètes, vous persuadant qu'il vous ap-
partient et que vous lui appartenez ; doué enfin d'une nature qui n'est jamais
supérieure, mais toujours distinguée : à la différence de tous les hommes d'é-
tal de ce temps-ci, il a en grande horreur les imbéciles, les gens plats, bas,
bons a rien, et se passerait d'avoir une cour, plutôt que d'en avoir une composée
comme celle de SI. Thiers.
Pour un homme qui a tant prodigué les petits billets incorrects du matin, et
prononcé des demi-harangues le soir, SI. Molé peut tirer quelque gloire de son
tloL'e du général Bernard et de son discours à l'Académie.
Mais n'est-ce pas parce qu'il est trop discret et qu'il a de trop bonnes maniè-
res, tiop de respect de lui et des autres, que jamais il n'a fait la faute de parler
trois heures de la même chose aux mêmes gens?
Comme il écrit en bon français pms souvent qu'il ne parle, on a supposé que,
pour la litiérature et la politique, il avait eu des teinturiers. On lui a prêté tour
a lour, et suivant les temps, son ami et parent SI. de Bari'nte,le vieux comte de
IMontlosier, SI. Armand Slalilourne, SI. de Saint-.Marc-Girardin, SI. Loéve
AVciniars, SI. l'Ilerminier, SI. Slichil Chevalier, et jusqu'à ce Scudéri impuis-
sant de l'histoire et de la politique, SI. Capefigue.
On ne sait au juste s'il arien emprunté a toutes ces célébrités, qui font profes-
fioii d'un grand goût pour SI. Slolé; dont plusieurs se sont servies de lui pour
leur avancement, les autres seuleinvut (lour leur agrément oersonnel,
• ^'i rote, t'est avoir d'; l'espiii, qae de savoir où il c-t.
M. Slolé aime la flatterie, et la veut excessive; et, comme un homme qui
cherche pour sa toilette les parfums les plus forts, il préfère la flallerie qui as-
phyxie ; il mange de la louange à re.\cés. comme Vert- Vert des bonbons.
En résumé, SI. Molé représente toujours un ministre. Les autres ne repré-
sentent des ministres que quand ils le sont.
Au lieu de dire comme le ci-devant jeune homme : IVous autres jeunes gens ;
Boissec polilique, SI Slolé dit: /Vous autres oralputs.
Re\iendra-t-il aux aU'aires? On ne sait. Le ci-devant jeune homme est tou-
jours jeune.
Une goutte d'eau.
Savoir borner sou ambition, est un talent qnc. peti de fjens po.'ïs^dent ;
—un précepte banal, que tout le nion:le couniiit et que poisoiine ne suit.
Il y avait une foi.s dans une peiite v Ile du Midi de la Fiance, un jeuac
liointue iioinmé Albeil Desioches, qui était né sous une heureuse étoile.
De bonnes fées avaient présidé à sa naissance, et tracé pmtr lui, du bout
de leur baguette d'or, une route biillauie et lleurie. Tout lui roussissait à
souhait et comme par enchan emeiit, A peine arrivé à l'âge oit Ion s'iit
le prix d'une belle position et les avama^es de la foitune, il n'avait déjà
pic>f|ue plus rien à désirer. L'n peu plus tard, il s'était élevé aussi haut
que le ciel de la province pouvait le lui permeitr.'; il avait réuoi en sa
peisoiine toules les grandeurs et toutes les Iclitités qui font qu'un liomino
est honoré et envié dans une petite ville.
Au pby.'iqup, c'éla t un gros garçon, taillé en force, haut en couleurs et
oiiié de gros fav.iris noirs;— dons précieux, représeutaiit la Ijeanté, t'Ile
que la coinpienaieni les naturels de son endroit. Au moral, il avait u:ie
dose d'esprit et de bon sens qui eût élé plus que suHisanie si l'on av it
pu la dégager d'une égale dose de co.-iCance aveugle et de vanité à toute
épreuve ; — mais coinineiit un homme si ricliciicnt doté par la naiure et
par la fortune n'aurait-il pas été pi t i d'ainour-propre?
Outre ses qualités corpoiclies et intellectuelles, Albert Desrocbes pos-
sédait une foule d'agrémeiis que l'éduca ion lui avait donnés. Il jouait pas-
sablement du violon, il tbantait avec goût, dansait avec apomi), i-e leiidt
solidement à cheval et faisait des armes avec une ccrtaini! Iial)iiclé. Ce
dernier talent l'avait servi dans deux renronires où il avait payé de sa
personne et distribué deux jolis coups d'cpée à un mari récalciiiant et à
ui! ollicicr tiop léger dans ses propos. Double victoire qui lui avait fait
beaucoup d'honneur dans le monde.
Sesllaiieurs , — car nous avons oublié de dire qu'il avait quinze raille
livres de tente, — ses llaltcurs le comparaient au chevalier de Saint-
(ieorges pour l'escrime , à Dupiez pour le chant et à Paganiui pour le
violon. Eu iirovince on ne fait pas de demi complimens.
Tout ce (|u'un chef-lieu de sous-préfecture peut accoider d'emplois et
de dignités honoraires avait été mis à sa disposaiou.
Il éiait mcmbrcdu conseil municipal, capitaine de la garde naliouale et
vice-président de la société pliilharinonique.
Ces divers liti es, joints à 1 iiilUiein e que lui donnaient sa fortune et ses
taleiis, coiisiiiuaient pour Albei t Desrothcs une véritable royauté, que
chacun s'em,iressait de reconnaître et qu'il exerçait de son mieux. Il n'a-
vait que les lleuis du pouvoir. Il gouver.iait sans embarras, sans respon-
sabilité. Les fonctionnaires pulilics le consultaient dans les allaiies i^^raves,
et son avis faisait ordinairement pencher la balance. Tout ce qui avait
rapport aux intéiêis et aux euibeilisscmiDs de la ville, était de sa roiu-
pctencc exclusive, et il s'acqumait à merveille de ces soins pieux. Grâce
à lui, un musée fut fondé, et il lit voter par le conseil municipal les
fonds nécessaires pour l'acquisiiiou de deux tabeaux qu'il possédait
et auxquels il prétendait tenir beaucoup. Pou de temps après, il dota la
vide d'une promenade, que des plans dirigés par lui tirent passer sur des
terrains dont il était propriétaire et que jusqu'alors il n'avat pu emjdover
avantageusement. Los jf-nnes arbres plantés sur cette promena le furent
tirés de sa pépinière. C'est ainsi que Desroches s'occupait activement à
orner et cnridiir la cité qui l'avait vu naître. Plus lard, il lit construire
une fiiniaiue sur l'emplacement d'une de ses maiions qui menaçait ruine.
La maison lui fut très bien payée, mais il se chajgoa d'élever le monu-
ment à ses frais. Pour lui témoigner la reconnaissance que leur inspirait
sa générosité, ses collègues du conseil décidèrent que sou buste serait
placé sur la fontaine avec cette inscription rédigée par le proviseur du
coll ge : Albertus Ruparum, urbis consiliuin et decus, ercxU sud pe-
cuniâ.
Hors des affaires publiques, la prépondérance d'Albert Desrot hes avait
eiicoie bien d'aures charmes et il'atitres prolils. Dans le nlus beau monde
de la vdle, il n'y avait pas de fêle sans lui, il élait le roi de la mode, 1'. r-
bitre des jeux et dos ris. Les mères de famille el les demoiselles à marier
ne lui trouvaient qu'un dél'iut, c'est qu'il s'oubliait irop long temps dans
les douceurs du célibat. Mais c'éiait par calcul et non par indiilércnce
que Desrochos prolongeait sa vie de garçon. H avait un mariage eu vue ,
un riche parti, la lille du sous préfet. .Sa dmianile avait été agiéée par 1 1
famille; il ne s'agissait niainteuaut que d'ationdre la jeune personne qui
n'avait plus que quelques uio s ii passer an couvent.
Lu malin, Albert déjeuna t en ictc à léte avec son ami Jiilos Rigaud ,
jeune bummc In a icoup moins favorisé que lui par le sort. Il y avait e;i la
vti le un concert spirituel dais lequel Desrochos avait exécuté un solo de
viol Xi (jue Icj uu.liicui'5 avaienl fort applaudi. Le journal du chtl-lioufii-
aSIN LITTERAIRE.
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ait un Éloge pyramiilal du virtuose qui égalait les plus illiisires maîtres.
Le.'ii'iins lie Paganini et de Bi'^riol a'rivaiuiit là tout iialureMemt'nt. JulfS
lut lariiclc à liante viiix, et Desroclics, (louceiii'Mit ietiv(i\«6 sui- ton l'au-
ii'uil, savoura l'etiCviis qui lui était olicrt par le journal auquel il 6taU
abonni".
— Ainsi, r prit Jules après avoir achevé 11 lecture, U as toutes les
gloires comme tous les bonheurs. Vraiment, en le considcTaul dans toute
ti spltMideur, je me sens saisi de je ne tais quelle inquiétude ! ïa pros-
périté m'épouvante pour toi.
— Vuila bien les gens qui n'ont jamais réiis^i à rien, s'éc:ia Do.-;rocbes,
ils iherelieui tonjonis à découvrir soui le bonlieur des autres un péril me-
iiiiç.ii.t ou une fatalité cachée !
L'iniultant oij^ueil et la secrète accusation que renfermait cette r('pli-
que tirent monier la roug 'ur au front de Jules. C'est que, .'aus le vou-
loir, sans comprendre la i-ioriée de ses paroles, Albert avait fiaiijjé juste.
11 y avait plus de dépit que de compassioa, plus n'envie que de cr.iinie
véiitable dans l'obsirvaiion que Rigaud avait faite sur la prospérité de
relui qu'il appelait son ami. L li auSsi avait sa vanité , mais blessée par
les méfompics au lieu d'être exallée par les succès. En se compaiant à
ûcsrdthes, il conteaiplait amèreaient toute liujustiec du destin. Il sen-
liiit sa valeur, sa supériorité, et il se révoltait contre un partage inéi^al.
— Je te parle le langage de la sagesse, coaiinua-l-il Iroidement, et
maluré ta superbe impatience, je remplirai le devoir de rainltié. Ce. tes,
jamais conseils ne fuient plus désintére.isés que les miens. Ksi ce que je
te lieniande quehiue chose de ton bonheur? Non; je veu\ que tu gardes
tous tej biens, mais en homme prudent cl sa i^faii, et que lu ne coui-
promettisplus ce trésorde félicités en clrrchant à l'actioitrc. Vois ce
que lu es, compte ce que lu a?, et Kdisa fùre le temps, sans riiMi pres-
ser et sans cherchtr à t'ouvrir de nouvelles routes. Rien ne te manque,
pas même des ennemis. Le présent l'ossare un brillant avenir. L'année
prochaine tu auras" trente ans et on te nommera député; ton buste déco-
re ui.e I lace publiqiie;'plu3 tard on t'élevcia une siaiue pour t'iimnoi ta i-
ser de la léie auï p.eJs. Ce seront la des conséqui-nces furcée.î de ti pisi-
lion actuelle; ai):ndinnetoi donc au courant . miiissGis discret et ahsiieiis-
loi de lo'.ile nouvelle tentative. La fortune se lasse ii la (in, quan.t on la
sollicite avec trrip d'acharnement. Tu es. arrivé ii ce j;oiiit où il f.inl se rc-
lii-erdu jeu avec son bénéfice, et s'en contenter en le p!a(;aiu le mieux
possiLl'. Voilii pourquoi je te dis de t'ariéter et de prendre garJe. La
coupe de tes prospérités est pleine : une goutte d'eau maintenant la forait
débnnlcr.
Albert s'était endornd pendant ce discours, et il avait en grand tort,
car son ami le connaissait bien, et, aalgré sa jiiluusie, réLlaiiidi sur un
danger véritable. Les dé.-ir; de Desrnchcs étaient enore plus gaiids'itiC
s:ii! bonheur, et au lieu d3 se demander, corn ne le lui co si il'a t Jules :
— 1. Voyons ceque je suis! comptons ce que j';'! ! » il se disait de temps
en temps : — " Cherchons ce que je n'ai pas I Voyons où je p-iuirais cu-
core aller ! »
En jetant machinalement les yeux sur le journal qui vantait son talent
de musicien , Albert s'écria tout à coup : — c Ai ! voilà ce q i me man-
(|ue ! » Et en dlsiuit ces mots, il était aussi railicu.x qu'un autre l'eût été en
(léiouMant un trésor.
Jules \en lit de sntir; personne n'était plus là pour connaître les nou-
veaux projcis d'atub.tion que Desroches avait scn i naine , on lisant dans
li's colonnes du journal les premiers mois d'un ariicle iiiiiiulé : Séance
ucadànique.
— Il y a ici une académie, se dit-il, et je n'en suis pas ! Je n'y av:!is ja-
mais pensé! Cepeiulant le li re n'aiiadéaiicif n vaut bien la peine d'être
amb lionne. Cela donne du relief, cela procure l'occasion de parler en
liublie, de semer des llcuis de rhétoriijne devant une assemblée de jolies
le maies. Nous avons là des hommes iiistruiis, de vér. tables littérateurs;
je deviendrai leur confrère. Prétisément il y a une place vacante : je la
deniandeiai.
Oui, continua Desroches, uiaii il faut d.'S titres littéraires pour entrer
à l'acLidémie ? (H s'agissait d'une académie de province. )
Pour la première fois de sa vie Albeit rencoutrait nnobsiade. S'il eût
étéiiiii'de ou supersiiticux , il sesirait abstenu; — il était Lrave, con-
liant, prompt à s'irriter , et il te plaça lièrement en la ;e de ce but , en
disant : J'y arriverai! Dès ce nioinent , cette pensée rocciqia bi Lien qu'il
lii l'ut à peine distrait par un voyage à Paris, iiécessitj par les prépara-
tifs d'- Son mai iage.
A Pa' is, on trouve tout ce qu'on veut, même des litres pour entrer dans
une acailémiede province. Aibert avait entendu parler de queliines olli-
(incsscciéies où de pauvres diables fabri luaient et débilaifiit à bon
compie de la marchaniiise littéraire que d'antres , inieuv placés dans le
monde, mieux servis par le chailaïaiiisiue , achetaient, signaient de leur
nom et revendaient fan cher.
U y a de prétendus écrivains qui sont entrés à l'Académie par le moyen
de ce tralic. D'autres, fournisseurs brevetés de certains ihcàircs, exploi-
tent le même procédé, et ne s'occupent qu'à m lintenir leur cré.litità
SOit;n"r lenr-J suciè., |)enilant(|ue d'obscurs mivii r; écrivert Icnispièces.
Albert Desroches acheta d'nn poète aux aboi, ((uaire donz.iines d'oiles,
épitres, satires, élégies, dithyrambes, etc., le tout pouvant former un vo-
jume très comforiable. De retour dans son déiiartemeiit. il coiilia à quel-
ques pci\-oniU'S de sa société intime qu' 1 a»ait eu la l'aibles.-c d'obéir aux
■ inspirations de sa muse. Il lut quelques pièces de son recueil h des audi-
teurs choisis ; on le qualifia d homme de génie ; on lui prédit qu'il ferait
révoution dans la littératuic. Encouragé parles plus flatteuses instances,
Albert fit imprimer ses vers.
Ils lui appartenaient bien légitimement, comme les sermons de l'abbé
Rotpiette app.ntenaieut à cet excellent prédicateur.
Et l'Académie le reçut à l'unaniuiité des sulfrages.
Ce litre de poète Desroches le poi ta très haut avec ses douceurs et
ses périls. Ses ennemis tecrels, qui avaient respecté toutes ses autres
f ro>périiés, se révoltèrent contre celle-là. Les succès littéraires sont ceux
(iue l'on se fait le plus diETicilement pardonner ; ils ont une action
directe sur le public, et l'envie qu'ils evciient peut sauver es apparences
en se décorant du nom de critique. Le vo ume de poésies fut l'objet de
quelques attaques dont Albert ressentit vivement i'atlein:e ; c'étaient les
premières : il n'y était pas fait, et d'ailleurs il y a de vieux et illustres
Écrivains qui n'ont jamais pu les support t. La criiiijuc est comme le
mal de mer : quelques-uns ne le ressentent qu'à la première campagne :
mais on rencontre aussi dis marins qui ont fait le tour du momie, et qui
ont des nausées chaque fois qu'ils s'enibarqueni de nouveau sur le per-
fide élément.
Ce n'était pas tout ; il y a plus d'une épine à la couronne des poètes :
la gloire et feriilc co inconvéniens, et ceux qui l'obiicnaent sans la mé-
riter sont exposés comme les autres à cet'e fatalité : le faux poète est
même pins expo é que les autres aux malheurs de la paésie. Desroches
tn fit la rude expérience.
Les alljuius sont encore à la mode en province. Chaque fo's qu'Albert
cnfa t dans un salon. r..lbnin venait à lui; oa lui présentait tes blancs
feuillets, on l'armait d'une plu ne, et on lui disait :
— Vous qui faites de si jolis vers, écrives-en quelques-uns sur cette
page.
— Mais je ne suis pas en verve, je n'ai pas l'habitude de l'improvisa-
tion. ' ■
— Rien qu'un quatrain ?
— Je ne siurais f ire un disiique, si je n'y songe.
— Qu'à C' la ne tienne! prenez doue votre temps; emportez l'albuiD ,
nous vous donnons jnqn'à demain.
Albcit rési.staii, refusait; on l'accusait de mauvaise volonté, d'impoli-
tesse, et il perdait ainsi peu à peu sa réputation d'bommc c'aarmani.
Un oncle dont il devait hériter lui demanda de célébrer par qudques
coiipli ts le cinqnaniièiiie ; nniversa'rc de son mariage. Comment dire à
cet oncle : — « Votre trop long bonheur ue m'in-pire pa;. u Desroches
objecta de maladroites raisons, et l'oncle répondit qu il s'en souviendrait
dans son testament.
La fife du soas-préfct, sortie du couvent, voulut aussi avoir des vers
écrits en f on honneur. Les jeunes filles sont très curieuses d'un hommage
poétique. Albert , cruellement embarrassé , manifesta sa contrainte et sa
mauv.ii-e humeur.
— Si vous lie me donnez pas ces vers, lui répondit sa future, je pen-
serai que vous n'avez ni amour ni complaisance , et Je ne vous épouserai
pas.
Sur ces cnircfaitcs, parut une violente satire anonyme, qui déchirait à
bel es dents toutes les notabilités de la ville. La stupeur fut générale. Oa
voulut à tout pr^x découvrir l'dUteur de ces terribles vers.
— i'ourqnoi cherch m.' lit observer une des victimes. Nous n'avons qu'ua
seul poète : M. Albert Desroches.
— Quoi ! ce serait lui!
— Et qui donc, s'il vous plaît?
Si Desroches n'était pas le seul poète de l'endroit, c'était du ravins le
seul qui eût pub ié un volume de poés e. Son talent était odicitlleincul
reconnu, et comme cela est arrivé à bien des écrivains, il subit la respon-
sabilité d'une œuvre qu'il n'avait pas faite.
Alors chacun lui tourna le dus ; les ; las \ives iniiu'tiés succédèrent à
la bienveillance et ii l'.uliniraiion dont il éia t l'objet. Ses avantages dis-
parurent, son crélits'i'clipsa, sa royauté lui fut enlevée.
Le conseil municipal rejeta toutes ses propositions,
La garde nation de lui retira ses épauleiics.
Le sous préfet rompit ses projets d'alliance.
Lu accident prémédité brisa son buste iur la fontaine ; on ne le réia bli
pas, mais on ciTaça l'insniption.
Tout espoir iX*' devenir député s'évanouit.
Il ne restait donc à Desroches de toutes ses grandeurs, de tous ses
honneurs, que son titre de poète qu'il avait bien payé, et son fauteuil
d'académicien dans lequel il avait le droit de sommeiller ju>qu'à la fin
de ses jours.
L'académie était la goullc d'eau dont Ju'es Rigaud lai avait pirlé. Ce
que le clairvoiantami avait pré.liieiait arrivé. Les prospérités avaient di"-
bordé , et il ne re>tait pus entre les mains d'Albeii Desrodics qu'une
coupe ville.
Hommes heureux, n'achetez pas de vers . et gard:i-vous d'cnfoorchcr
un Pégase d'emprunt pour aller à l'académie.
S'JtitM' fi» «SOT. — {Courtier.)
eo
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
JLES GUEPES (1).
NOUVELLES DE LA PRÉTE.VDDE GAITÉ FR.WÇAISE.
Beaucoup (le sens ont ilrj:» remarqué qu'on ne s'amusait plus en France.
— Cette quesiion, beaucoup plus pravo qu'on no semble le croire, a dû
occuper quelques unes de mes mC'ditaluins. — Voici les causes que j'en ai
trouvées : A celle époque où le gouvernement de la France était une mo-
narchie aOsoldc triiii)irie /)«?■ drs rliaiisans, il n'y avait dans les affai-
res qu'un très petit nombre de rôles ii jouer, et ces rôles, réservés à cer-
taines castes, une fois remplis, le reste de la nation était réduit nalurelle-
jienl à l'étal de spectateurs. Les spectateurs d'une pièce quelconque sont
décidés à s'amuser ; — s'ils ne trouvent pas dans la pièce qu'on joue de-
vant eux un prétexte suflisant, ds s'amuseront h se moquer de la pièce, de
I auteur et des acteurs, — ou à les silller ou à leur jeter des pommes.
Mais aujourd'hui on a fort agrandi le tliéâtio et on a supprimé les ban-
quettes et les loges; — il n'y a plus de spectateurs , et tout le monde est
acteur, — même ceux qu'on en soupçonne le moins.
Prenez au hasard le premier homme que vous rencontrez dans la rue,
— il n'est peui-étrc ni ministre, — ni sous-secrétaire d'état, — ni pair, —
ni député ; mais il est peut-être électeur, — car, en moyenne, — chacun
des quatre cent cinquante députés a été envoyé à la chambre par quatre
cent cinquante électeurs ; — s'il n'est pas électeur, il est membre du con-
seil d'arrondissement, — ou du conseil municipal, — ou du conseil com-
munal, — ou du conseil de salubrité, — ou de la commission de, — ou de,
— ou de, — ou officier supérieur ou inférieur de la garde nationale, —
«u sergent, — ou caporal, — ou membre du conseil de discipline, —
membre de la Légion-d'Honneur, ou aspirant à l'être, — de la Société des
^an^rages ou de celle d'Agriculture; — et si, par hasard, il a trouvé
moyen d'éc happer à quehiu'un de ces rôles si nombreux, — grâce aux
journaux, il est de tel ou tel club, — de telle ou telle société ; — ou bien
il est commis bureaucrate, — toujours grâce aux journaux, — fonctionnaire
indépendant, — ou comme soldat, baionneile intelligente. — Si par hasard
cependant, après avoir ép'ûsé toutes les questions, vous arrivez à décou-
vrir que riiummc que vous avez arrêté n'est revêtu d'aucun de ces rôles,
ne jouit d'au'une de ces parcelles de pouvoir, débris de la puissance royale
brisée: s'il n'est rien de rien, — je vous le dis en vérité, ne cherchez pas
plus long-temps, cet homme est le roi Louis-Philippe , cet homme est vo-
ire roi.
A moins cependant que ce ne soit votre obéissant serviteur, Alphonse
Karr.
C'est ce qui a fait le succès de cette énorme sottise appelée gouverne-
mont représentai if, — où tout le monde gouverne. — Certes, on siffle de
temps en temps certains auteurs; mais on ne siffle pas leurs rôles , parce
qu"(jn ne silUe les acteurs que pour lesreuiplacer, — et surtout on ne siffle
pas la pièce parce qu'on y joue un rôle et parce qu'on aspire à eu jouer
successiveiueni plusieurs autres.
En un mot, le gouvernement représentatif n'a eu qu'une adresse et un
esprit, c'<'st de ,aire de lui-même une poêle dont la queue est assez longue
pour que chacun la tleinie un peu.
l]\ TRAIT D'ESI'RIT DL' TRÉFET DE POLICE.
Je ne suis pas fort craintif; mais il y a une terreur dont je n'ai jamais pjj
triompher, c'est celle que m'inspire la pensée d'èire raonlu par un chien
enragé. — Certes, j'ai eu un chien appelé Freyschuiz que j'aimais beau-
cojip, — quoiqu'il ne m aimât guère (|ue comme ou aime le bifteck, ainsi
qu'il me l'a prouvé en me dévorant deux fois, — ce qui fait que l'auteu.-
des Gufpm n'est que le restant de deux soupers de cette énorme bete fé-
roce. — Eh bien ! mes amis ont pu m'entendre dire souvent que, — mal-
gré les craintes (|ue je ressentais pour la conservation de Freyschutz, (pii
ne souffrait pas(iu'on le muselât, —je n'élèverais pas la moindre plainte
s'il était quelque jour victime de quelque mesure de pohcc contre les
chiens.
rendant bien des années on s'est contenté de jeter dans les tas d'ordu-
res des boulellc-i de viande empoisonnée.
Ce système était insuffisant pour deux raisons :
Première raison. — Des tombereaux parcouraient la ville dès l'aube du
ioiir et enlevaient les boulettes avec les ordures.
Deuxième raison. — Un des ca'acières de la rage est que le chien hy-
drnphobo ne mange pa- , de sorte que les chiens enragés se trouvaient
précisément les seuls qui fussent à l'abri.
Il y a quelques années, nu préfet de police, — je crois que c'est JI. De-
belleyme , — avisa celle insuffisance et lit faire un grand massacre do
chiens. — On jeta les hauts cris, — parce que, dans ce bienheureux pays
de France, on est décidé d'avance à se prononcer contre l'autorité, (luelle
qu'elle soit et quoi (|u'ellc fasse, et principalement conlie la police.
D'où il arrive ce <pii suit : — que l'horreur géné'aie contre la police
éloigne de ses fondions tous les gens un peu honnêtes it pouvant faire
autre chose, — et qu'elles ne sont exei cées que par des gens qui ne va-
lent guère mieux qiio ceux c(Uitre lesquels on les emploie, — ce qui justi-
fie en partie la haine d'abord injuste (|u'ellc inspire.
(1) Extrait de la livrai-on de juillet. (C'cJ feliU volume» te vendent ches
l'éditeur, rue JVeuve-f^ivienne, 4C.J
Une partie des journaux, — les hauts politiques d'estaminet — et l-*
moitié du public, prirent alors le parti des chiens enragés contre le préfet
de police.
M. Gabriel Delessert, averti par cet exemple, a pris un parti plus adroit,
— invention pour laquelle je lui pardonne presque son grotesque numé-
rotage des voitures.
Il a donné à deux ou trois journaux une anecdote épouvantable, et de
son invention, d'un chien enragé qui avait mordu huit ou dix personnes
dans les Champs-Elysées, et plusieurs chevaux sur la place île la Con-
corde, où il avait été tué d'un coup di; couteau par un brave ciioyen. —
L'histoire était parfaitement contée. On n'avait oublié aucune (les ( ircons-
tances qui pouvaient la rendre vraiseiiiblaldc, y compris l'oubli dans le-
quel on laissait le dévouaient adiiiirablo de l'homme qui , avec une arme
aussi courte (|u'un couteau , s'était exposé à d'horribles blessures et sur-
tout à de si horribles suites. — Eu effet, disaient les plus incrédules, si
l'histoire était apocryphe, l'inventeur eût ajouté que l'auîeur de cette ac-
tion avait eu la croix d'honneur.
Mais une telle ingraiiiude ne s'invente pas, il faut qu'elle soit vraie.
Il y a un genre d'amorces auquel les journaux mordent toujours : —
c'e-t l'anecduie. — Chaque journal s'empare du petit nombre de celés que
trouvent ses confrères, avec une avidité (|u'on ne saurait coniparei- qu'à
Ce Ho du requin qui avale un matelot avec son chapeau , ses bottes , sou
couteau et sou portefeuille. — Ils coupent le fait avec des ciseaux, sans
même en changer la date, — de telle sorte que le journal qui tient l'anec-
dote de la cinquième main la commence comme le premier par ces mots :
" U est arrivé hier, etc. i>
L'anecdote du chien , prise par tous les journaux , frappa beaucoup les
esprits, et quelques joins après . M. G. Delessert fit afficher contre ics
chiens d'horribles menaces, —qu'il aura, je pense, mises à exécution avec
l'approbation générale.
J'avais de buiines raisons de croire l'anecdole controuvée, attendu qu'un
de mes amis croisait, pour des raisons particulières, — sur le théâtre qu'on
lui prêle, au jour et à l'heure iiidiiiués, — et qu'il y attendit penilant qua-
tre heures une personne qui l'attend lit ailleurs; — mais je n'ai pas voulu
le mois derii er atténuer l'effet de l'invention louable de M. le préfet do
police ; — piè inendu.v.
Puisque je parle de la police, — je dois dire combien j'approuve l'uni-
forme donné aux officiers de paix, — ainsi que celui que poriciit depuis
longtemps les sergens-de-ville ; les fonctions de police deviendraient bmioi a-
bles et honorées - si celle mesure était universelle, et si la police cessait
d'agir par guet-apons.
A MO.\SEIG\EUR L'ARCHEVEQUE DE PARIS.
Paris.
Noie à l'appui de son discours, dans lequel il lâche d'ins nuer adrnilement au
roi l.ouis-Pliilippc que, maigre la gianileur ci la véiiéralion qui i'entouiciit, il
ferait bien de .se rappeler quelquefois qu'il n'est qu'un homme.
l\Ionseignour, me promenant hier du côté de la barrière de l'Eloile, j'ai
vu les douaniers, — dits gabelous, — chargés d'empêcher l'iniruduction
frauduleuse des objets soumis aux droits, visiter les voilures de la maison
du roi venant de Neuilly, — les voitures attelées de mules de sa propre
maison.
Agréez, monseigneur, etc.
Suite des mois nouveaux introduits dans la langue française — par MM. Ic$
ineinbies du tlub-jockey :
Dcad beat, — stags hund, — foalstalkes, comfort, — siudbook.
Une des bonnes plaisanteries de cette époque est, sans contredit, l'in-
vention de Mlle Rachel. — Mlle Piachel e>t une lilieqiii récite les vers as-
sez juste. — cl qui a C'ussi par la froideur et la sécheresse, — comme il
y a quelques années d'autres ont réussi par les cris, le dé^ordre et l'oxa-
géraiioii , cl uniquement par la même raison, — c'est-à-dire parce que
c'était autre chose.
Il ne faut croire qu'une petite partie des ridicules extravagances quf
certains journaux prêtent à nos voisins au sujet de ladite Rarhel, et, de cet
extravagances, ce qui est vrai a pour cause la morgue des Anglais, qui,
ayant lu dans nos journaux les ridicules déclamations dont elle a été le
préicxte, veulent nous surpasser dans l'admiraiion même de ce qu'ils ne
comprennent pas. — Du reste, ces récits se font à Paris.
Un journal a dit que la reine avait donné à la comédienne un bracelet
avec ces mois : Vicioria à llailvl.
Douce et touchante iniiinité (|ui dépasse de bien loin celle que lleiir
Monnicr, dans ses rêves démocratiques, voulait voir s'établir entre les lilt
de pairs de France et les mai chauds do peaux de lapin.
Encore un pou , et les reines de ihéâti e n'accepleront plus les airs d
familiarité que se donnent les reines du monde.
A MM. de ta Quotidienne,
MM. du journal la Quotidienne ont eu la bonté de vouloir bien pren-
dre quelques pages dans les Cui'pps pour les insérer dans leurs colonnes;
— ils ont bien voulu faire précétler ce badinent do quehiues mots plus ou
moins obligoaiis, — voici le moins obligeant : — M, Karr assure n'appar-
tenir à aucun parti, ,^ .^^,.. „-..;{,> ....--^
LE MAGASIN LITTÉRAIRE. "
61
Assure est, messieurs, un mot un peu jésuitique, surtout au moment
([lie vous donniez vous-mêmes une preuve assez évidente de la vérité de
mon assertion.
Une Ijonne preuve, messieurs, je crois, que je n'appartiens pas aux
lanis opposés au vôtre. — c'est que vous ne manquez guère de m'em-
pjunter chaque mois des fragmens assez longs. Une preuve, non moins
bonne, que je n'appartiens pas non plus à voue parti, c'est que vous avez
soin de tronquer ces fragmens et d'en élaguer parfois des phrases qui
vous embarrassent.
A propos, messieurs,— comment vous qui niez si fort la famille régnante,
— et, à votre point de vue, cela se comprend, —vous (|ui appelez le prince
royal duc de Chartres, pour monirer avec quelle sollicitude vous gardez à
son père le titre de duc d'Orléans, voici une phrase qu'on vous fait mettre
pour trois francs au\ annonces,— phrase qui a pour but incontestable de
donner comme attrait à une ville de bains la présence probable d'une prin-
cesse de cette maison :
• On parle du voyage de madame la duchesse de Nemours — au\ eaux
minérales de Forger, — où sont allés depuis Louis XIII , en le comptant ,
la plupart des membres de la famille royale de France. »
Je vous assure, messieurs, que je ne fais pas de ces choses-là.
J'ai eu long-temps pour domestiqua» un Indien fort noir auquel je m'avi-
sai un jour de demander— de quelle religion il était.
— Je ne sais pas.
— Qu'est-ce que tu adores?
— Oh ! chez nous, nous adorons le Soleil.
— Et ici?
— Ici nous n'adorons rien.
Ceci me paraît un catéchisme qui obtiendrait facilement l'approbation
de M. Chambolle — et une religion peu chargée de dogmes, — fort conve-
nable,— selon les carrés de papier précités, — pour devenir la religion de
la majorité des Français.
Malheureusement pour ces doctrines, — il y a chez l'homme un instinct
qui le pousse invinciblement à la vénération, — et il faut qu'il adore quel-
que chose , — quand il devrait , comme de certains bonzes , adorer son
propre nombril.
Il est à remarquer que les plus grands génies — sont ceux qui acceptent
le plus sincèrement le culte de la Divinité, — par cela qu'un peu plus rap-
prochés d'elle que le vulgaire, s'ils ne voient pas Dieu, — face à face, ils
aperçoivent quelques-uns des rayons de la lumière qui émane de lui.
Les carrés de papier philosophiques — ont une doctrine li\e à l'égard
des choses de la religion. — Quand le fds aiué du roi a épousé une prin-
cesse protestante, — ils ont parlé de nutre saiiiie religion. — Peu s'en
est fallu que M. Jay, du Constitutionnel , ne se mît à prêcher une croi-
sade comme un nouveau Pierre l'Ermite, et que la rédaction en masse de
celle feuille ne prît la croix rouge.
Mais quand il s'agit de quelque cérémonie catholique approuvée par
l'autorité, — ils crient alors au cagotismc et aux jésuites avec une nou-
velle fureur, — et maltraitent fort le bon Dieu, — parce qu'ils le croient
une créature du préfet de police.
Mais comme je le disais tout-à-l'heure, il y a dans l'homme un besoin de
vénération qui l'entraîne malgré lui, — et si vous ôtez Dieu, — qui, après
tout, est au moins un prétexte honnête d'exercer ce sentiment, vous pou-
vez voir avec un peu d'attention qu'il se reportera sur d'autres objets, —
sur dis comédiennes jaunes, — sur des danseuses vertes, etc.
Du reste , on peut voir par les clameurs des journaux, — en quoi je
leur reprocherai de manquer d'adresse, — ce que ces braves papiers en-
tendent par la liberté. — Ils ont commencé par demander qu'on ne fût pas
forcé d'aller à la messe, et ils avaient raison; — maintenant ils ne veulent
plus permettre qu'on y aille ; — en quoi j'ai raison, à mon tour, quand je
dis (|ue tons ces fervens apOlrcs de la liberté n'attaquent les tyrannies et
les abus — que comme on attaque certaines villes, non pour les détruire ,
mais pour s'en emparer et s'y installer à leur tour.
Au commencement de la saison , du reste , — on aurait dit que Dieu
allait célébrer sa fête lui-même, — en se donnant un petit régal de ven-
geance. — Les neuves sont sortis de leurs liis et ont en un moment com-
primé des provinces entières ; — puis un peu plus laid , avoc une force
plus poignante, il a fait retirer les (leuves et a livré les hommes à des ad-
versaires protesf|ues : il a paru un instant que les hannetons et les chenil-
les allaient manger en herbe les fruits el les moissons ; et je ne sais alors
ce (|u'cusseut fait les iLommes, — quchpie protégés qu'ils eussent été par
les carrés de papier auxquels ils sont abonnés, — nu pas oublier de re-
nouveler avant le M courant.
On a joué à l'Opéra-Comique une pièce dont la mnsi'pie est de M. Collet
cl les paroles de M. Dupin, procuieiir-général à la cour de cassation et
ancien président de la chambre des députés.
Il est question de rouvrir l'Odéon , ce qui veut dire qu'il est question
de refermer l'Odéon.
A propos de circonstances atténuantes, — le jury de la coin- d'assises
du Cantal vient de les appliquer avec un discernement égal à relui du jury
de la Seine.
Un homme de cinquante-cinq ans, ayant déjà subi dix condamnations,
se prend de querelle avec ses deux beanxfrères, et en plein jour, les tue
tous les deux à coups de fusil, — menace les témoins, dont un est son
b«au-père, de leur faite subir lo ra<?rao son , puis rctourn<î à son village,
racontant, à qui veut l'entendre, le crime qu'il vient de commettre. — Le
soir, il l(irce nu des haliitans de lui donner une lanterne avec laquelle il
va froidement considérer ses vinimes pendant plus d'une heure. Le jury
du Cantal a \\i U d<s circonstances atténuantes.
Décidément ceci est par trop... Comment, l'assassin condamne, de son
chef, deux hommes à moit, — et lui en est quitte pour les travaux forcés !
— Toutes ces décisions forment autant d'encouragemeus dont ou n'iiésite
pas à proliter.
M. tIarnier-Pagès est mort, — c'était un homme d'esprit et de talent, —
qui a montré, en outre, de l'énergie, de la bonne foi et de la loyauté, en
se sépaiant des hommes et des journaux de son parti au sujet des fortifi-
cations, (Outre lesquelles il s'est courageusement élevé, au risque de pcr
die Une partie de sa popularité; seule et tiiste récompense des luttes qui
ont usé le peu d'existence que la nature lui avait donnée. — L'autorité a
sagement évité toute manilestation de force militaire au convoi du député
du Mans, ou tout s'est passé avec ordre et décence.
Voici ce qu'on m'a raconté :
M. de *■*, qui, en sa qualité d'homme étranger aux affaires, — a quel-
que droit de se croire à l'abri des attaques des journaux, — fut, il y a
quelque temps, blessé de certaines expressions d'une petite feuille. — Il
se dirige avec un de ses amis vers la rue où était indiquée la demeure du
gérant. — Il monte et frappe.
— linlrez.
11 pousse une porte et se trouve dans une petite pièce sombre , meu-
blée d'une table en sapin et de deux chaises, sur l'une des deux chaises
étaii un homme de trente-cinq ans qui se cliauffait les mains sur une de
ces chaullerettes dont se servent les marchandes de pommes, et que l'on
appelle gueux.
— Monsieur*"?
— C'est moi, monsieur.
— C'est vous qui signez le journid?
— Oui, monsieur.
— Je viens au sujet d'un article de journal dont j'ai à me plaindre.. î
Mais je ne vous cache pas que ce n'est pas vous que j'aurais voulu rcn«
contrer. — Qui est-ce qui fait le journal?
— Ce sont ces messieurs.
— Quels messieurs?
— Ces messieurs.
— Vous ne voulez pas m'en nommer un?
— Non, monsieur.
— Alors c'est donc vous qui prenez la responsabilité des articles qui pa«
raissent dans le journal ?
— Moi, — monsieur, — nullement, — je signe le journal... comme ça..,
parce qu'il faut qu'un journal soit signé, — mais je ne reponds de rien.
— Mais alors, — il faut que vous me désigniez l'auteur de l'aitide.
— Oh ! c'est sans doute un de ces messieurs.
— Mais comment les rencontrer?
— Pour ça, je ne pourrais pas trop vous dire.
— A quelle heure viennent-ils?
— A quelle heure ils vieunent ? — Tantôt à une heure, tantôt à ane
autre.
Il fut impossible d'en (irer autre chose.
POUR LES P.\LVRES.
MM. de Noailles, Dupin aîné, marquis d'Osmond, comte Rot, Vassal ,
Rousselin, Michaui, — viennent de diinaniler, par une pétition , que les
droits qui pèsent sur le charbon de terre et la houille soient élevés de 30
ceiiliiuis à hO centimes.
C'est toujours le système absurde dont j'ai parlé le mois dernier à pj-o-
pos de la viande.
Pan e que le bon marché du charbon de terre en propage l'us.ige , il
faut, dans l'intérêt des propriétaires de fuiéls et des marciiands de'bois ,
que l'on augmente les droits du charbon de terre , c'est-a-dirc qu'où le
fasse payer beaucoup plus cher au consommateur.
Je demanUerar d'abord pourquoi l'on protège et l'on encourage pluii'^t
une industrie qui nous fait paver le chaullage cher, qu'une iiuluslr.e qui
nous le donne à bon marché.
Si les intérêts de MM. les propriétaires de forêts et de MM. les niar-
chaiuls de bois sont lésés , et s'ils ne peuvent cesser de l'être qu'en éle-
vant le prix (lu chaull'age ecoiuiiulque, tant p;s pour MM. les propriétaires
de forets et pour MM. les marchaiiiis de bois.
Ils sont à coup sur moins nombreux q;ie les pauvres consommateurs ,
et les inlêiéis des consommateurs doivint passer avant les leurs.
Que diraient-ils si un muii>ienr ayant cli' z lui du bois d'aca ou , dési-
rant le vendre pour le chauffage, voulait qu'on elev.ii les droits sur le
bois ordinaire jusqu'à ce que ce bois coûtât aussi cher que le bois d'a-
cajou i"
Cela leur paraîtrait absurde.
C'est précisément ce qu'ils demandent. - aliuoxse kAni\.
62
lE MAGASIN LITTÉRAIRE.
OfSîC.
Souiifts.
EGMONT.
0 Gère liberté ! déesse auï grandes aile?,
Lorsque planant dans l'air au-dessns des cités,
Tes regards tout à lOup vers la terre emportés
S"arrc;enl sur les murs de la vieille Bruxelles ,
Que! est, dans cet amas de toits noirs et lieurlés.
L'aspect qui sait le mieux enflammer tes pruniUcs,
El qui fait palpiter d'ivresses immortelles
Ton cœur toujours ouvert aux nobles voluptés'?
Est-ec rHolel-de-'VilIc aux tourelles antiques,
Oc vieux palais que l'art, de ses dtux mains gotbiques,
Lle\a saintement en l'iionncur de ton nom'?
Est-ce la cathédrale cl sa superbe inasse?
Non, l'objet est moins haut, c'est, dans la grande place.
Le pavé sur lequel coula le sang d'Egmonl !
LE CID.
O Cid ! roi de l'honneur, loi qui dors h Burgos
A côté de Chimcne, au caveau de les pères.
Sors de ton blanc sépulcre et viens, noble héros.
Remettre au droit chemin des peuples sanguinaires.
Dis-leur, tout indigné, les yeux en courroux : Frères !
Vous êtes des bouchers, des tueurs de taureaux !
Ah : ce n'est pas ainsi que dans des temps plus beaux.
Chevaliers des vieux jours, nous combattions nos guerres.
Invincibles porteurs de glaives longs et lourds,
Dans le sang africain on nous voyait toujours
Prompts il laver du Christ les mortelles injures :
Mais le More ahalta qui nous tendait la main,
Jamais, au grand jamais ne la levait en \ain.
Car la pitié logeait sous nos sombres armures.
LUCIUS FALKLAXD.
Le meurtre avait Gni ses travaux inhumains ;
Le sang noir à longs Ilots trempait la terre humide,
Et près de leurs coursiers, éiendus sur les reins.
Les mo. Is montraient au ciel leur visage li\ ide.
Les uns étaient tombés sous la balle rapide
En célébrant Cromwell et ses fiers puritains;
Les autres, en suivant la bannière intrépide
Que Charles dispulait à des sujets hautains.
Tous étaient morts croyant à leur cause chérie;
Un seul, plus malheuieux, avait donné sa vie
Pour un principe auquel son cœur n'avait i)lus foi.
C'était Falkland : vertu, porle au ciel sa grand amc !
En vain la liberté l'inondait de sa flamme,
Silencieusement il mourait pour son roi.
=«*
JEANNE D'ARC.
S'il est un noble nom qui soit cher à la France,
Et qui fasse au pays un éternel honneur.
C'est celui de l'enlant dont le glaive vainqueur
lîrisa de l'éiranger l'orgueilleuse puissante.
Lorraine aux brunes mains, aux traits pleins d'innocence,
- Ou lis si grande tlio>e avec lant de candeur,
'loi que I amour eréa notre libéi ateiir,
l'uisscnt nos plus beaux vers être ta récompense.
- Que tous les coeurs chantans deviennent des autels
Oii le sentiment brille en hymms immortels.
Et \eiige l.crgement tes-Hii'iiiOj laiiioirttrtrlcs !
Qi'ils te vengent surtout des traits de l'écrivain
-VQui ne sut pas comprendre, en son rire malsain,
(Juc les beautés du cœur sont toujours i-c?p?5WWcsl
MADAME ROLAND.
Qu'il est beau d'être ferme en sa foi dans le bien,
El (Je ne point au doute abandonner son ame.
Et, malgré le ciel noir, et le vent et la flamme,
De croire à la splendeur du monde amtrrl
Ainsi, lorsque n.iguèrc une séquelle infâme.
Tuant la liberté dans chaque ciloyen.
Envoyait au bourreau son tcrrd)le soulien,
L'ame de la Gironde, une éloquente femme
Elle, pleine de calme et de sérénité.
Du haut du sombre char vers la mort emporté.
Voyait un peuple vil applaudir à ces crunes :
Et son grand cœur, devant tant de brutalité.
Ne désespérait point; et ses lèvres sublimes
Te bénissait toujours, ô sainte liberté !
CUniSTOPIIE COLOMB.
' Rien n'est grand qu'avec Dieu ; sa pensée est l'esscnco
Des nobles actions, des sublimes exploits;
Il élargit la tète et donne la puissance
Aux pliis-freles humains qui marchent à sa voix :
Heureux l'hOMinic qui fonde en lui son espérance.
Et qui pour lui s'embarque en une tache immense !
C'est Dieu qui t'inspira, magnanime Génois,
Quand ton esprit rêvait une nouvelle terre;
C'est liii qui ranima Ion courage aux abois
Dans l'ouragan sans fin de la ruile misère;
C'est lui qui chez les rois, d'un orgueil saint et beau,
S'arma contre l'envie et son lâche troupeau.
Envain autour de loi l'Océan en colère
Roula sa verte écume et ses montagnes d'eao.
Dieu te Ht sans terreur traverser l'onde amèrc,
El rencontrer le monde enfant de ton cerveau.
AUGUSTE BARBIER .
Un Carême d'artiste.
Pour la feninifi habituée aux ovations, aux enivrcmcns du (héâire, rcn-
tfer tout à coup dans la vie privée doit cti e une Icirible chose, .si su: tout,
eiicuie a la Heur de l'âge, elle est douée de cetie dose de vanité , de ce
be oiu incessant d'hommages qit'ou dit inhérent , du plus au moins , à la
nature de toute fille tl'Eve. Iju'ou demande à ces graudes acir.ccs , ces
cantatrices célèbres, ces danseuses renommées qui ont abandonné la scè-
ne , soit pour ceindre lacouroune de pairesse, donner la inaiii à quelque
diplomate représentant d'uiie haute puissance, voire même cii e la maîtresse
d'une teie couronnée ; qu'on leur demande , cls-je , compte de leur- jours
lilés d'or et de soie, et l'on verra si, au nvlieude celle vie de Si-bariiisme,
clies n'ont pas renconlré l'ennui, le froid, l'inexorable ennui ; regi elle, au
sein de toutes ces jouissances tant vantées, la vie des cufaiis de la grande
Bohême, c t'e vie palpitante d'émotions, tissue de soucis et de roses, mê-
lée d'orages et de triomphes.
Bien qu'au dixseptièine siècle on ne fût pas censé prodiguer plus de
couronnes et de pluies de Heurs qu'au nôtre, Françoise Piiel de Long-
champ, sans être une actrice de premier ordre, sans avoir eu de ces triom-
phes qui l'ont d'une Faiiny Essier une sorte de div.nilé , avait eu pourtant
fct s petites ovations. Conduite à l'âge de quinze ans rn Angleterre , elle
brilla beaucoup à la cour de Charles 11 , et s'attira même 1 attention
di- ce monarqui! ami des belles. Revenue en France et mariée à riaisiii
Cadet, elle continua sa carrière avec succès, et eut l'honueur d'établir
plusieurs rôles qu'elle joua d'original. Campistron, qui ne fut pas des der-
niers à lui faire sa cour, composa pour elle une partie des grands rôles
de ses pièces; et l'actrice, répondant à sa confiance, contribua à la n us-
site de ceriaiues d'entre elles , pirticulièrement A'Andronic et de Tiri-
date, où elle remplissait les rôles d'/réne et A'^rinlce, et où elle était
singulièrement applaudie.
Cela t, comme on voit, une petite puissance de coulisses que Mme Rai-
sin ; grande, belle, bien faite, gracieuse, ses yeux surtout avaient une
expression admirable; sa bouche , un peu grande, metiait à découvert
deux rangs de perh s si blan hes , si bien alignées , qu'en coiiscieiu e ou
ne pouvait lui reprocher uii excès démesuré d'ouveiuii e. l':galemeiit douée
du laleiii le plus iiiar(|ué pour le haut comique et pour la irngéilie , ce-
giiaiit tour à ioiir le diailémc des jeunes princesses ou le chapeau llciiii
(Us premières a noureuses, iMme Haisin se distingua dans l'un et l'aiiiie
genre. Devenue veuve de ce pauvre .l(nin-Bap:iste liasin (|i,i l'aimai laiil,
bien que la mc(lis;ince prétendit qu'il y avait des momens où 11 aiiiatt
doim ■ sa femme pour une bonieille (le vin de Clianqvigne, lequel vni il
prisait fort en sa double qualité de gourmet et de Champenois , Mme liai-
siii conlinua à l'aire les délices du tiiéàlre de la rue (bazaiiiu; , ipii av it
réuni la troupe de BouigO';iie à celle de Guénégaud.Sa célébrité s'accrut
encoie p ir une loyale couquéie que son jeu et ses charmes lui liretil à
quel.iue temps de la.
Ce lut dans le rôle d'Isabelle , du Distrait, que Mme Raisin s'aliira les
regards du dauphiu , fils du granJ roi , prince fort peu grand de .«a pei--
LE MAGASIN LITTERAIRE.
63
sonne, bien qu'on l'ait surnommé le grand dauphin. Elle était si piquante,
si yentille dans ce rOle d Isabelle, ses yeux brillaient d'un si vif Cclat, que
riicritier présoniplif, tant maussade depuis la perle de Mme de llonse que
le roi son père, dominé par l'inlluence de Aime de Mainienon, avait exilée
à Monipellicr, se dérida ce soir-là et fut des plus communicalifs a/cc la
petite camarilla de Meudon. Le lendemain, deux grands laquais déposaient
chez Mme Raisin une corbeille remplie des plus charmanies bagatelles;
au centre, se trouvai), comme par hasard, un écrin renfermant entre au-
tres bijoux des girandoles en forme de lirappcs , du rubis oriental de la
plus belle eau. C'était débuier en pnnc. bien appris, et Mme Raisin, sans
tioHle, fut sersible, autant qu'elle le devait, à ce procédé délicat. L'his-
toire ne dit pas en quels termes était conçu le billet qui accompagnait ce
royal préstnt, et la réponse de l'aimable actrice. Mais le fait est que, le
soir même, dans le rôle de Mme Blandineau des Bourgeoises de qualité,
Mme Raisin portait les ni;igniliques girandoles à l'élonnement de toutesles
boinics âmes des coulisses, et qu'une berline à quatre chevaux, et à livrée
grise, l'altendait à la sortie du théâtre. — (Jui 1 bonheur ! quel iriomiihc !
disaient les envieuses. Hélas! h. las! ne jugeons pas toujours sur les ap-
parences !... Meudon était un séjour enchanteur. Rien de beau comme ce
château, œuvre de Philibert Delorme ; de sujierlie comme cette terrasse
d'où l'on découvrait tout Paris ; de délicieux comme lc< bosquets plantés
par Le Ndre. Eh bien ! au milieu de tontes ces merveilles, cette pauvre
Rai-in rencontra l'enr.ui... Louis XIV qui, après l'éclat de l'exil de Mme de
Ronsc, ne voulait pas priver son fils des distraciions qui pouvaient la lui
faire oublier, ne désapprouva pas son aiiacljemenl pour Mme Raisin, mais
demanda, ou plutôt exigea, qu'elle quittât le théâtre , ne supportant pas
q'ïune personne que le dauphin avait distinguée continuât de servir à
l'amusement du pui)lic. Une pension de dix mille livres ou une somme de
cent cinquante mille livres comptant lui fut olfcrte à titre de dédommage-
ment. Elie accepta la pension et quitta le ihéâtie. IKIas! les lambiis, les
bnsquets de Meudon pourraient redire les regrets et les soupirs de l'ac-
trice si magniliquement malheureuse au sein du faste qui l'entourait.
Le grand dauptin, dont l'esprit, à ce qu'il paraît, était assez étroit, et
qui alliait à son goût pour les plaisirs une dévotion outrée, tyrannisait
cette pauvr:; Raisin , et poussait l'observance minutieuse des pratitjuesde
religion jusqu'à lui faire observer en carême un jeûne rigoureux, que du
reste lui-même il gardait sirictement. On raconte à ce sujet une anecdote
assez plai.'-anlc. Nicole Piiel de Lonchamp, soulllcuse de la Comédie-
Française, auteur de la comédie du Voleur Tita-l'apouf, siiur de Mme
Raisin, ayant eu qu 'Iques dilficul^és avec le théâtre, alla trouver sa sœur
à Miudon où elle était alors, pour sollic ter son intlueiiteinlcrveniion. Son
tilro de parente lui donnait nn facile accès. Après avoir traversé une suite
d'appartf mens somptueux, elle arriva jusqu'à Mme Raisin. Celle-ci était à
table, c'était en carême. Du pain, de l'eau, des noix, du fromage, le tout
étalé sur un superbe service de vermeil, formait le repas de la maîtresse
de l'héritier du trône. A cette vue, grand étonnneinent de Nicole. Elle in-
terroge sa sœur et apprend que dans les temps d'abstinence c'est là son
régime habituel; et se la ssaut aller à la conliance, Mme Ra'sin, décou-
vrant les faiblesses de son royal amant, ajoute que souvent enfer nés en-
semble, de Ion 'S jours se snnt passés, partagés entre des pratiques reli-
gieuses et en fjce d'une collation digne du plus frugal Spartiate. — Et
c'est ainsi? dit Nicole, ne revenant pas de sa surprise. — C'est ainsi! ré-
péta en soupirant Mme Raisin, regi eitani peut-être la liberté et cette vie
d't nio'ioiis er de triomphes qu'elle avait abiiidonnéc pour les chaînes do-
rées, mais pesantes, dont l'amour du dauphin l'avait chargée. — Et c'est
fila éire la maîtresse d'un prince! rcpiit Nicole avec une colère toute
fraternelle. — Ma foi, j'aimerais encore mieux souiller ma troupe ou en-
tendre silUer Tita-Papouf que de faire ce carcmelà!
DES Gt.uÉES. [MOiiitcur des Théâtres.]
PETaï'E COMEDIE AVASîT liE E)BAI71E.
Le drame de M. Félix Pyat, les Deux Serruriers, vient d'être livré à
l'impression. L'auteur, dans une préface dialoguéc, fait lessortir toutes
les démonstrations logiques derrière lesquelles s'abrite le l'rotée de la
censure. Nous reproduisons la lin de ce travail remarquable.
(La seine so passe au niinisiùrc de t'iméiicur, dnns le liiireaii ilej tliC-ilrcs. — Sièges,
tal)lc couviTlixrun tapis vert, crayiins, |iliinK"i ei encre rouge , inaiiusorils, liummcs
déeoiX'S, — lu gairon de bureau introduit tui tioinnie non décore.)
L'Aiiienr — Le poète n'a pas mis.sion de guérir les maux. 11 les écoute,
les recueille et les chaule ; il les sen et les exprime pour les faire sentir
il tous. C'est la harpe éolieimc qui es' pendue dans l'air et qui viare à
tous les veiils! Aux hommes qui gouvernent d'enteinire ces soupirs, de
co:i!pren;lre ces plaintes et d'arrêter la cause de ces gêmissenieiis ! Coin-
meiii le médecin guerirat il le inalatlc si le malatle ne peut pas dire qu'il
si>niire, s'il lui est défendu de crier : c J'ai du mal ! je meurs ! secotirez-
nioi ! ')
l.a Censm-e. — Certes, voire intention est bonne; votre oeuvre est
celle d'un lunniêle homme , j'en ci>n\ien.s.., aussi , je ne la dêfetnls p.as.
Mais je lu' puis l'auloiiser qu'avec de grandes resiriclioiK<i. ( l.u Ci ii.'.iirc
ouvre le viuiuiscril.) Ainsi, à la première page, je ne puis vous permelti-e
de dire cette phrase ; « Le monde est un enfer dont tes pauvres sont tes
maudits. »
L'Auteur. — Pourquoi ?
La Censure. — Parce que.
L'Auteur. — Faut il dire que les pauvres sont en paradis ?
La Censure. — Je ne l'exige pas. (Elle passe à d autres corrections.)
Je ne puis encore laisser dire à votre huissier, qui vient saisir un pauvre
homme expirant de misère: «C'est une mort Iraudule tue ; il y avait
contrainte par corps. » , ..=^_ ,
L'Auteur. — Pourquoi?
La Censure. — C'est attaquer les gens de la loi.
L'Auteur. — Jlais la loi est pluttjt faite contre ceux qui ne veulent pas
payer que contre ceux qui ne peuvent pas payer.
La Censure. — Plus loin encore votre assassin ne peut dire, en assassi-
nant l'homme qui ne veut pas le payer: «Tiens, voila mon protêt...
parlant à la personne, »
L'Auteur. — Pourquoi?
La Censme. — Parce que c'est tourner en ridicule les formes de la
procédure.
L'Auteur. — Décidément , les huissiers sont inviolables.
La Censure. Plus loin encore, votre voleur ne doit pas dire d'un homme
qui sommeille : « Il dort comme un président. »
L'Auteur, — Qui cela atiaque-t-il donc ?
La Censure. — La magistrature.
L'Auteur. — O Bridoison !
La Censure. — Ce que je ne laisserai jamais, jamais passer, c'est la pro-
videncc du voleiu- ; un voleur n'a point de providence ; un voleur ne peut
invoquer la providence. Il n'y a point de providence pour les voleurs.
L'Auleur. — Alais qui est-ce que cela blesse ?
La Censure. — La religion.
L'auteur. — Et Tartufe !... n'a-t-il pas sans cesse le nom de Dieu à la
bouche ?
La Censure. — Est-ce que j'aurais permis Tartufe ?
L'Auteur. — A la boinie heure !
La Censure. — Je défends absolument que ce même coquin dise : • Il
est vrai que la lune n'est pas encore complaisante, »
L'Auteur. — lin vérité, je ne comprends pas...
La Censure. Eh bien! mais l'astronomie ! 1" Observatoire est un corps
constitué.
L'Auteur. — Je réponds du pardon de notre illustre Arago.
La Censure. — Convenons encore que votre bandit ne dira pas : «Il
sait ma vie par cœur, il pourrait écrire mes mémoires. »
L'Auleur. — Oh ! pom- le coup !
La Censure. — Et la police donc! vous faites allusions attx mémoires de
M. Gisquet.
L'Auleur. — Ainsi, comme dit Figaro, on peut parler de tout, pourra
qu'on ne parle ni de la religion , ni de la police , ni de l'Opéra , ni de rien
du tout,.. C'est toujours comme avant la révolnlion !
(La censure rit cl n'est pas désariuée; elle rcuillètc sans rt'pondre plusieurs pages, et dc-
manile d'autres cliaiigeniens. Ici la censure laisse tomber son fatal craron. L'auteur
s'empresse de le ramasser : cet acte de con(Iesc?udance ne lui sert à rien ; l'auteur n'en
obtient pas un mot de plus.)
La Censure- — Maintenant nous voici au dénoûment. Je ne puis vous y
laisser conilaimier l'innocent et acquiiler le coupable. C'est un attentat a
l'infaillibililé de la justice.
L'Auteur. — .\.uis vous avez permis Calas , la Pie Voleuse , le Cour-
rier de i\aplcs, etc.
La Censure, — Oui; mais il s'agissait de la vieille justice, cl vous nom-
mez le jury en toutes leilrcs... Vous attaquez liuraillibihié du jury.
L'Auleur. — Vous dites que le jury est infaillible!... Alors le prince a
donc écrit les l\imen.-.es letues?...
La Censure. — Emportez votre manuscrit!... Mais si les journaux
crient contre le drame après la représentation, je pourrai bien le défendre.
— Sans adieu !
L'Auleur. — Au plaisir de vous revoir!
{il salue et sort.)
S'il y a quelque chose à la mode aujourd'hui, c'est bien coriaincmrn'
le d aine ou le v;ud' ville acccinmodé ca brocliure.
Mais il y a drames et tirâmes, plus encore qu'il n'y a fagots H fjgofs.
11 y a ceux qu'on f.iii et ceux qu'on ne fait pas. ^aiis compter ceux que l'on
rouliel'.iit. Je liens ceux-ci pour 1res supérieurs aux aiilres.
Hier au soir, comme je veniis d'a-'Sisler à la reprise rie IliiY-Blas, re
drame de M. Vicior Hugo, qui, s'il n'est pas le plus beau ro laj de l'épo-
que, en esi au moins le plus cui ieuv, ou me remit une brochure neuve ;
au froiili.'pice se trouv.tii écrit ce qui suit : Ceci est le plus beau drame
de l'époqilc.
J'ouvris l'opusrule. Il conienail le Don Jtiiin de M. GliMave Droni-
ncau. Ce Don Juan, bien plus âgé que celui de M. Casimir Dclaïipne,
iu
LE MAGASIN LITTERAIRE.
n'a jamnis été mis en representalion, bien qu'il ait été reçu pT la Conif-
die- Française. Comment donc une pièce qui n'a pas été jouée pourrait-
elle être le plus beau drame de l'époque.
Mais d'ailleurs, liiez nous, autant il se trouve d'opinans, autant il y a
de prédilections.
Le plus beau dromc de l'époque, vous diront les fi-mmes pâles et les
petits poètes liypocondres, c'est Ckalttilun, Clialli'i ton (jui s'empoisonne
après un coup d'œil de Kc i.v-Rc!l.
— ^on, ob ecleront le'; jeunes gens fataiissent et bâiards, le plus beau
drame di' l'épocpie, c'est Anlony, Autoiiy (|iii i)orte un poi^naiil comme
on porte un diamant à son jabot, et (jui s'arme d'un mouchoir comme
d'un poi^'n.u'd.
— L)u tout, répliqueront les deux rives du boni varl Saint- Martin, le
plus beau driinie de l'épofiue, c'est li Daches-v de l.ai'aiilnilih-f.iVmi
les quenes éternel. es se repliaient sur les trottoirs comme celles d'un ser-
pent constrictor.
Liijom- (pie je me promenais sous les tilleuls des Champs-Elysées, je
rencontrai nu bonhomme; ce bonhomme était '-^. CharlesNodi 'r. Ciiui-
lii est érudil en loutes choses, per>onne ne l'igunre. Nous causâmes né-
crom nci'', lilurgi'', philologie, nir'tallirgieeldramaliiigie.
La jeunesse est cm ieiise. — P tri uche de la lit ératiirc, dis-je au bon-
homme, quel est donc le plus beau drame de répo(|ue ?
Au lieu de répondre à ma question, le vieillard sourit, je le vis prendre
r' (■ M . ,. Mi'i:) 'l;vis Si i>'i o (l'>r'('ii(: :v>r s irnoi il m'en'ra l'a
vers une sorte de spectacle, moitié boutiqje , moitié théâtre. Je complais
sur quelque chose beau comme Corneille, j'aperçus Polichinelle armé de
son bâton.
Auprès de ce bâton , un chat , le commissaire , la femme du commis-
saire et le Diable; Polichinelle assommait tout ce monde-là avec une ha-
bileté profonde. — Voilà, me dit M. Charles Nodier, le plus beau drame
de l'époque.
Interrogez M. Jules Janin sur le même objet, il vous mènera voir De-
bureau et sa pantomime , double chef-d'œuvre , dont il a fait un bel in-
octavo.
Il en est du plus beau drame de l'époque comme du boulet qui devait
tuer Napoléon, il n'est pas encore fondu.
ORIGIl DE OUEIPS OBJETS DE TOILETTE.
LES MIROIRS.
Il était assez naturel que les fi-mmes eussent la curiosité de contempler
elles mêmes les charmes dont les hommes paraissaient enchantés : ce ne
fut point l'inveniion, mais le hasard, qui leur procura c( t avantage. Quel-
qu'une d'elles, en réiléchissant sans doute à ses amours, fixa ses regards
sur la surlace tranquille d'un éttng qui lui présenta son image. Cette dé-
couverie indiqua sans doute que tou c surface unie produirait le même
cUél; et l'on lal)riqui très anciennement des miroirs en Egypte. Cette in-
vention p:issa probablement des Egypt eus chez les Isiaélites, car ils fai-
saient généralement usage de miioirs durant leur séjour dans le dé-
sert. Moi-e fjbriipia son l)iissin do cuivre avec des miroirs que des femmes
avaient olléi ts à la porte du tabernacle. L'art de fabriquer des mroirs de
verie fut inventé beaucoup plus lard. On se servit, d.ton, pour f ire les
premiers ei les meilleurs, du sable qui se trouvait .sur les côtes maritimes
dans les environs de Tyr. Les miroirs en iisageét.ient alors de métal par-
f.iitemeni poli. En Egypte et dans la Palesiine on se servait oui nairement
de cuivre. Les Péruviens les fabri(iuaient avec ce mé al, loisqu'ils curent
le malheur d'éire découverts parles Espagnols. Les peuples de l'OMC-nt
fabriquent encore aujourd'hui leurs miroirs avec du cuivre ou quelque
ajiie métal suscept ble d'être b;en poli.
I L'usage des miroirs semble indiquer que les Egyptiens et les Israélites
I n'étaient pas si simples et si grossiers tpie les écrivains le ppéie.ident.
Nous voyons de nos jours plusieurs peuples qui ne connaissent point cette
invention. Les habitans de la Nouvelle Zé'ande parurent très émerveil es
d'apercevnir leur image dans un miroir, et lireiit à cette occasion beau-
coiq) de grimaces et d'éclats de rire. Presque tous les voyajeuis qui ont
parcouru des pays dcsauvages nous apprennent que la vue d un miroir leur
lai-ait la même impression. Dans cercains pays le génie humain prend on
essor rapide, tandis que dans d'autres il marche à pas de torlue. Ou; lie
jxiit éire la cause de cette dillérence } est-ce le climat, la nécessité, ou
une inégalité d'Intel. igcnce et des facultés de l'ame'? esi-il pissible que
les ^.auvilges n'aicril jamais aperçu leur iuiage sur la face des eaux? et s'ils
l'ont vue," d'où peut veuir leur turprise à la vue d'un miroir?
LA SOIE.
CoTime la soie est la plus élégante des enveloppes dont le beau sexe
fiit usage pour orner .'•es charmes, le lecteur me pardonnera peut-être
une yetite digression sur cette maiière précieuse, (in préienJ que la soie
a été apportée de Perse en Grèce, 333 ans avant la naissance de Jésus-
Christ, et de l'Inde h Rome, dans la deux cent soixante-quatorzième année
de l'ère chrétienne. Durant le règne de Tibère, le sénat fit une loi qui
a«fendait au» Roiçwns de se véUr d'une étoffe efféminée, <|ui ne convê*
na't qu'à des femmes; et les Européens ignoraient si complètement l'art
de cidtiver la soie, qu'ils ont cju long lenis qu'elle croissaii, comme liî
coton, sur des arbi' s. Dans l'année cinq cent cin inanie-;!en\, ûi!u\ moi-
nes ap|)orlèrentdes Ci-andes-lniles à Cons rnlino|)Ie les (unis de (luelqnei
vei'sàhoie. On les (it écloie su- du fumier; et ces insectes, nnniris ave ■.
(les Icnilles de nnlrier, multiplièrent si rapidement qu'un éleva des ma-
nn'adui-es à Atlunes, à Th-hes ei à r.orinlhe.
Oans l'année lloO, l!o er, roi de Sirilc, emmena de la Grèce des ma-
nufacturiers (le soie, et le- éia'ilit à Palerme, où ils enseigni'f eut aux Sici-
liens la miHlioile de multiplier les vers et l'art de liler et de tisser la soie.
De Sicile cet art se lépamiii dans loute l'.talie, et de là en Ispagne. Peu
de tem|)s avant le règne de Fr nçois I", les proviu'cs niériiiioiiales de la
France enirepri eut ci tie cul ure. Ileni IV in réduisit, avec beaucoup de
dillicullé, les maniil'aciuies de soie ('ans son rivauiue, contre l'avis du
duc de Sullv, son minis're et son favori. A lorce de persévérance il les
porta enlin à un ccr ain degré de pei-reciioiniemeni. Dans l'anme 12SG,
qrielqiies Anglitis de (lisiinclii)n parurent avec des man'eaux de snie à un
la! qui se donna an château de Keni wnrili, <îans le com é de AVa' wick.
Dans l'année 1()20, l'art de lisser la soie s'iniroduisi; en Agleierre; et
dans l'année 1710, on établit à Derbv la machine (|ue I.omhe a inventée
pour tordi'c la soie; celte piè^e dernéi aniiue, (lign(\ d'aiientinn <'U plutôt
d'admir.ition, cnniient trente six mille (inq cent (piaire-vingt-si\ roues,
qu'une seule roue, mue par le courant de l'ean, met toutes en monve-
l!ie'ii
Tels furent les coramencemens des manuiaciures de soieries ; mais ces
étoiles furent très long-temps rares et trop chères pour devenir d'un usa-
ge général. Le roi de France Henri II porta les pre miers bas de soie
qui parurent en Europe. Sous le règne de Henri Vil, on n'en avait pas
encore vu en Angleterre ; Edouard VI, sou fds et son successeur, reçut
en présent, du chevalier Thomas Gresham, les premi rs bas de cette es-
pèce qui furent vus en Angleterre, et ce présent, considéié alors comme
très précieux, fut long-temps le texte de la conversation pub'iquc. La rei-
ne Elsalicih reçut aussi une paire de bas de soie noire de sa marchande
de S'jierii^s ; et Hohvell nous apprend que celte princesse en fut si éprise,
qu'elle n'en porta plusqu^' de celte espèce. Depuis celte époque, les soie-
ries sont devenues insensib'ement si communes, qu'elles ne peuvent plus
servir à distinguer le rang et l'opulence.
LES PREMIERS SOULIERS.
Tant que la république romaine subsista , le bleu fut généralciuent la
couleur des habits e. mè.na de lachiismre Jdes femmes. L'empereur
Aurélien leur permit de porter des souliers rouges, et refusa aux hommes
ce priviléjje, qu'il conserva exclusivement pour lui et ses successeurs à
l'empire.
Ce fut à Piome qu'on inventa les souliers à talon. Auguste en porta pour
baisser un peu sa petite taille. Lesprtlrcs en portèrent aux jours des sa-
crilices, et les femmes de distinction aux bals et aux assemblées. Les
prands ornaient leurs souliers de plaques d'or, et , malgré le silence des
historiens, nous avons lieu de croire que les femmes imitèrent leur
exemple. Hé iogabalc décora ses soûl ers de pierres précieuses , gravées
par les plus habiles artistes. Les empereurs qui lui succédé eut suivirent
cet usage, et cbargèri-nt leurs souliers d'une inlinité d'ornemens , et entre
auires de l'aigle romaine, en broderie, eniourée de perles cl de diamans.
Cette cxiravagaure des empereurs ne nous causera point de surprise,
quand nous saurons que les simples citoyens de Rome, peu satisfaits de
décorer le dessus de leurs souliers, fusaient meure que!queIois une ec-
mtlle d'or.
LES DIAM.%IVS.
Quoique les anciens fi-sent usage de pierres précieuses, il paraît qn'iU
ne connaissaient pas le diamant que les modernes cslimeiu à un si haut
prix. Quelques auteurs prétendent qu'Homère et Hésiode font mention de
citte pierre sous le nom A' adamas on A'adamanluios; mais d'autres as-
surent a' ce plus de probabilité que ces noms grecs ont une signiliraiiou
tout à fait étrangère à ce que nous appelons diamant. Pline, qui a fail de
grandes recherches sur la découverte des pierres précieuses, n'a rieu
irouvé de relaiifaux diamins jusqu'au commencement de l'ère chrétienn".
Mais on n'a joui de tout leur éclat que I mg-teinps après qu'on les eut dé-
couv( rts. L'art de les polir avec leur pioine poussière est une invention
moderne nili il)uée à Louis de Bcrquen, natif de Bruges, qui vivait environ
trois ou quaire siècles avant le noue.
Ce fut (l'aboid le désir de captiver l'aitention qui engagea la race hu-
maine à se parer des plus billantes piodnel oiis de li nature; et le ilia-
niani tint paiini elles le premier lang, aussitôt api es sa découverte. 11 éiait
par conséquent ti es na urel que les mines qui les renfL'rm..nt fussent re-
cherchées ei cunservées soigneusemeni. Je ne ponriais point, s.ms iiop
Ui'écaner de mon sujet, donner au lecie ir un détail ('es didérens p 'vs (pd
produisent des diamans; il sullira de dire que la plupart appaiiiennei.t
aux rois d'Espagne ou de Portugal. Les Portugais ont au r.rrsil une co n-
pagnic à laquelle ils ont accordé le privilège exclusif d'extraire les diamans
des mines. [Gazette des Femmes.)
Paris. — BOULli et C«. imprimeurs des corps mililaircs, de la scndûrmcricdépsrlcmcd
taie, du cadastre et des coalributions directes, rue Coq-UéroD, 3;
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Le Magasin Littéraire se compose des aieilleurs
Feuilletons, Romans et Nouvelles qui paraissent chaque
jour, dans les Journaux, les Revues, ou les Livres.
On y trouve des Récits de voyages, des Tableaux de
mœurs, des Eludes dart et des esquisses biographiques
empruntés aux meilleurs écrivains de la Fiance et de
rélranger.
Eu vertu d'un traité spécial passé avec Li Société des
Gens de lettres, le Magasin littéraire, outre ses arti-
cles entièrement inédits, reproduit notamment les pu-
blications de MM. Victor Hugo, Charles Nodier, de
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DE Bernard, Méry, Eugène Sue, Léon Gozlan, Roger
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11 paraît chaque semaine une livraison composée de
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maire qui suit, les noms des écrivains célèbres qui y
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La Cinquantaine, par M. CHARLES Di: «r.UXVRT).
Eludes hislorkiuos.— Le rèjjnoil'IOlisaliclli (rAii^lcIoiie, par M. GL'IZOT.
Sdiivenirs des Éuus-Liiis, par HI. «i All.l.AUDirr.
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Le Salon de M"" 'iliiers, par M°" la marquise de \ ICrXRGIS.
Le bclliouime ctriiomaicbean, par ïi"" E.tlLL DE GIUAUDIA.
L
A Paris, certains endroits d'S quartiers élégans rappclcntà l'esprit la
plate-forme on sœur Aime s'éia't mise aux aguets dans le cbâliau de
Uarlje-Iîlciie. Pcni!a;it les l)càn\ jours, à l'Iieure où les femmes du moiiile
sortent pour se inoniciier, ro;i(lie des visites ou courir les m^pasiiis.ua
ol)sor\al[(ir ne eaniait travers'-r les lieux dont nous parlons fais y rcmar-
qi.'er un grand iiiim'jre d'individus nude*, jeunes d'ordinaire, bien tiurnés
quelquefois et toujours au?si corrects dans leur costume qu'un aoiourcu.^
de vaudeville. Selun l'htimeur inquiète ou tempérée dont les n doués la
nature, ces inîéressans personiages se tiennent inimol)i!cs comnîc des
statues, ou pareouiei.t à pas irrét!u!iers un espace re treint, aii/si que le
fait un s )'dai devant sa !.'uéri:e. Pjrmi ces sentinelles vnlcnlaires, il «n est
qui ar.icvciit leur fariinn sans avoir apei eu antre chose que rtierbc qui
verdoie et le soleil qui poudroie, et ceux-là en général re:;ag!;ent leur losis
d'un a'r mélancoliiiue; mais d'auli<s plus fortunés Ciiisîeiii par recueillir
le fruit de leur patience, et voient succéder aux an.viéiis de ralientc les
cliaruics de cet instant que nos pères nuiuinaicDt, cusivle pré icux, Ibcuie
du berger.
Dans cette dernéfo classe, il convici.t de rarjrr un jeune borame de
fort bonne mine qui, V( rs emlcii de mars, il y a de cela quelques années,
avait pris posi:ien, pour ne pas dire racine , à l'cnlréo du jardin des l'ni-
leries, en face de la rue Cas'iglione. De deux à quatre Leures. à l'.|>oquc
où le sol il printaniiier caiese de ses tièiles rayons les bourgeons verdis-
sans (les mari ouniers et des tilleul*, celte place olTi c aux êtres sensibles un
allùt 1 resqne aussi favorables que le balcon de rt)péra pendant la soirée.
L'allée des l'euilLuis, en ( IVet, dispute au liois de Boulogne le privilège
d'atiirer un essaim de ji'unes femmes qui viennent cxpo.cr aux vivifiâmes
inlliiences d'un air frais et pur leurs j)ues f âlies et 'cnrs veux fatigues p:r
les veilles de leur campagne d'IiAer. Au-si sera.t-il dillicile de doiionibr<if
lespaletolsetles reilingotisdetoules nuances, depuis le noir de fiiuu'ejus-
qu'au blanc farine, qui à celle heure privilégiée cnvalisscnt le j rJiii des
Tuileries. Les f.mtasiusde la f.isliioii suriout y allueut ilcs quaire peints
cardinaux. Ce solsemb'e leur propriéié, laMi's s'y pie absent ui.nje>lueusc-
mciii. Lii i's ne reconnaissent aucune supérioriié, pas même celle de^éda-
boussans.sportmen du jockey club, à qui, sur un autre terrain, ils ne songe-
raient point il d spu er le pas; car l'estime que l'on fait desoiiuéaie varie
selon les lieux, et tel se courbe au premier étage, q: i se redresse au se-
cond. Aux Champs i:i.\ sées, le cavalier qui trotte à l'anglaise le long de l.t
chaussée éclipse du haut de sa nionime, fût île de loiMgc, le ni' dcslc
piéton de la coutre-arée; mais aux Tui'eries ces distinctions scHaccdl.
Les grilles (pii s'ouviei t aux cliiciis tenus en laisse restent inipit.iy.<blc-
meiit fermées aux chevaux, et chaque primieneur ne pèse que de s-mpo A'i
pei'.-oiMiel. S'ir le s.ible de l'allée lies l'eal ans, éperonnécs ou no.i, toutes
bolli's .sont ég'lis.
Le jeune hôii'i-.ie dont nous qtciîs ^Ocrill'i ' mobirtc signi.c Uivo parais
LE MAGASIN LITTERAIRE.
sait conipléiciacnt isole au milieu de la foule qu'attiraient à la promenade
les séductions d'une journée macniliquc. En vain les plus hrillans équi-
pages s'arrêtaient à rentrée du' jardin, en vain les plus jolies femmes
i'eilleuraicnt au passage, rien ne parvenait à distraire sou atienlion du
point où elle s'était fixée. Appuyé contre la grille , à quelques pas de la
suérite qui porte le numéro 33 , il regardait invariablement dans la direc-
tion de la rue de la Paix. Ses yeux quittaient-ils un instant leur ligne d'ob-
servation , c'était pour interroger sa montre dont les aiguilles , ainsi qu'il
arrive à ceux qui attendent, lui semblaient inexplicablement paresseu-
ses. Au bout d'une demi-heure environ , son visage, assombri depuis quel-
ques inslans, s'éclaira soudain. En ce momeiit un landau peint en brun et
attelé de deux chevaux gris se montrait au tournant de la Colonne Ven-
dôme. Malgré la distance, le jeune homme reconnut cette voiture du
premier coup d'œil, et ce fut avec un sourire expressif qu'il la vit s'appro-
cher. 11 la laissa venir jusqu'à la rue de Rivoli sans changer lui-même d'at-
titude ; mais dès qu'elle y fut arrivée , il se mit à marcher lentement le
long de la terrasse , obéissant, selon toute probabilité , à un sentiment de
priulence que les amoureux n'écoutent pas toujours.
Le landau ariélé devant la grille , trois personnes en descendirent. La
prea)ière était un homme d'environ trente ans, d'un maintien raide et
d'une physionomie gourmée, qui aO'cctait la maturité avec autant d'étude
que d'autres, plus âgés, mettent d'art à simuler la jeunesse. Vctu de noir
de la tête aux pieds, le col entouré d'une cravate blanche, la figuie scru-
puleusement rasée, les yeux protégés par des besicles dont les verres
bleuissaient le haut de ses joues blafardes, il offrait un échantillon bien
caractérisé de cette classe aujourd'hui si importante qui, par goût, métier
ou ambition, se voue aux pénibles travaux du cabinet. Avocat ou journa-
liste, magistrat ou savant, ce particulier, quelle que fût en réalité sa con-
dition , portait la tète si haut, parlait d'un ton si tranchant, jetait de temps
en temps par dessus ses lunettes un regard si péreinptoire, semblait, en
un mot, si sûr de sa supériorité, que, pour ne pas partager aussitôt cette
conviction , ceiw qui le voyaient pour la première lois avaient besoin
d'une certaine dose de scepticisme.
Le second personnage qui sortit du landau était beaucoup plus âgé que
le premier. Il avait dû être fort bien vingt ans auparavant , et si ces che-
veux gris annonçaient le déclin, il conservait du moins les avantages que
l'âge respecte parfois après avoirdéiruit tous les autres. Sa tournure était
noble et ses traits ollraient une remarquable distinction. On cûtvaineniont
cherché sur sa personne ou dans son costume quelques-uns de ces ai tiiices
infructueux qu'emploient les vieillards récalcitrans pour communiquer au
pubUc l'illusion qu'ils se font Ix eux-mêmes. Tout en lui était simple avec
élégance, sérieux sans affectation. L'expression habituellement mélancoli-
que de sa physionomie pouvait, il est vrai, faire supposer qu'il n'avait
pas dit adieu sans regret aux frais plaisirs de la jeunesse; mais cette gra-
vité même ne manquait pas de charme, et il était difficile de l'observer
pendant quelque temps sans éprouver la sensation triste et douce à la fois
■ juc cause la pâle sérénité d'une belle soirée d'automne.
Au lieu d'imiter son compagnon qui déjà s'était dirigé vers le jardin, le
plus vieux des deux hommes , après avoir mis pied à terre , se retourna
pour offrir la main à une troisième personne dont l'aspect seul jusiiliait
la longue faction que venait de monter le premier des acteurs de ce ré-
cit. C'était une de ces jeunes femmes, Parisiennes par excellence, qui à
des charmes réels joignent toutes les grâces de convention que l'éduca-
tion moderne développe aux dépens d'avantages moins brillaus, mais
plus solides ; diamans faux quelquefois, mais si bien taillés, si parfaite-
ment polis, si admirablement montés, que pour en chercher les défauts
il est besoin d'un courage brutal dont peu d'hommes sont capables. Celte
sédiùsaïue créature, blonde aux yeux bruns et au teint rosé, portait une
robe de soie de couleur mauve, et, par dessus, un court manteau de ve-
loms noir, bordé de fourrure blanche. Un chapeau de même étoffe que
le manteau et un tuanchon d'hermine complétaient une toilette en harmo-
nie avec la température de la joiuiiée qui, participant du printemps par
le soleil, par le froid appartenait encore à l'hiver.
En descendant de voiture, la jeune femme prit le bras que lui offrait
l'homme d'un âge mûr, et franchit d'un pas léger les degrés qui condui-
sent à la terrasse des Feuillans. A peine en dedans de la grille, elle lança
à droite, sans toiu-ner la tête, un coup d'œil rapide qui s'alla fixer avec
une précision miraculeuse sur l'élégant promenem- arrêté à quelque dis-
tance. Celui-ci attendait sans doute ce regard, car il y répondit par un
autre fort expressif. La jolie blonde alors rougit légèrement et porta la
main à sa coiffure, comme pour faire rentrer sous la passe de son chapeau
les bout les soyeuses qui pourtant ne cherchaient pas à en sortir. Au même
instant l'homme qui l'accompagnait lui serra le bras par une crispation
peut être involontaire, et frappa rudement de sa canne à pomme d'or le
sol de la terrasse.
— Qu'avez-vous donc, monsieur deMorsy? lui de manda la jeune femme
d'un air étonné.
— Je vous le dirai quand votre mari nous aura quittés, répnndit-il en
froîuant le sourcil.
— l'ourciuoi pas devant lui ? je n'ai pas de secret pour M. Gastoid.
— Je le souliailc, madame, dit :\I. de i\iorsy avec un accent de tristesse
qui adoucissait la sêvéïité de ses paroles.
L'ho;::mc aux besicles coniinnaii de marcher en avant, la t( te baissée
et les m 'liis derrière le des, iila maiiicrc de ^ailoléon. Avec la distraction
réelle ou affectée de l'honinic qui roule dans son cerveau le destin des
peuples et n'accorde aucune attention aux objets vulgaires, il coupait à
angle droit la grande allée, en se contentant d'adresser un salut vague
aux individus des deux sexes qu'il accrochait au passage. Cette laborieuse
traversée accomplie, il s'arrêta sur la lisière des marronniers et y attendit
ses compagnoiis qui, d'un comnmn accord, interrompirent leur conveisa-
tion avant de le rejoindre.
— C'est ici que je vous quitte, leur dit-il lorsqu'ils furent arrivés près
de lui ; marquis, je confie madame à votre galanterie chevaleresque, et je
vous délègue mes pleins pouvoirs.
— Vous êtes donc toujours décidé h aller à la chambre? demanda la
jeune femme, dont le regard, passant par dessus l'épaule de son mari, in-
terrogeait la terrasse qui borde la rue Rivoli.
— Je ne puis pas m'en dispenser, ma chère amie, répondit M. Gastoul
avec une familiarité bourgeoisement conjugale ; la séance d'aujourd'hui
est d'un intérêt majeur; on discute la réduction des rentes; et comme
c'est une question que j'ai étudiée avec quelque soin, je suis bien aise de
voir comment s'en tireront nos honorables. D'ailleurs M. Barrot doit par-
ler, et il est urgent que je sois là pour lui faire mon compliment.
— Vous êtes donc certain qu'il y aura matière à coinpUuient ? dit le mar-
quis d'un air caustique.
— Pour qui me prenez-vous ? s'écria en ricanant le porteur de lunet-
tes. Ne connais-je pas les devoirs que m'impose ma qualité de candidat à
la députation ? Je n'ai pas envie d'échouer à Limoges, faute d'un passe-
port signé par l'illustre chef de la gauche.
— Je croyais l'affaire terminée.
— Est-ce qu'on termine rien avec ces genslà ! Voilà huit jours qu'on
me renvoie de Ca'iphe à Pilate. Ma circulaire aux électeurs est prête ; il
n'y manque plus que l'apostille indispensable, et, au moment où je crois
enfin la tenir, on me jette auvjambes un concurrent.
— Un concurrent ?
— Oui. Après avoir réuni presque tous les sull'rages du comité, je me
trouve aujourd'hui ballotté avec un pariiculier dont le seid mérite con-
siste à être le ûls d'un conventionnel et à posséder un million en biens
nationaux.
— Mais il me semble que ce sont là des titres, dit le marquis avec une
gravité affectée.
— Des titres! interrompit brusquement M. Gastoul. Voulez-vous con-
naître les véritables titres de mon adversaire à la protection des gens qui
me l'opposent? c'est d'être un sot, un âne bâté, une cire molle qu'ils pé-
triront à leur guise, tandis qu'ils craignent de rencontrer en moi moins
de souplesse et de docilité. J'ai eu l'imprudence de leur laisser prendre
ma mesure, et, vanité à part, il paraît que j'ai quelques pouces de plus
que la taille voulue. On me trouve trop indépendant pour un libéral. Ailx
yeux de certaines personnes, c'est un tort irrémissible.... peut-être leur
prévoyance n'est-elle pas sans fondement... Qu'ils me laissent seulement
arriver...
Au lieu d'achever sa phrase, le candidat à la députation lança dans l'es-
pace, par dessus ses lunettes, un de ces regards dominateurs dont il croyait
la puissance irrésistible.
— Jlais en attendant que je sois arrivé, reprit-il avec dérision, il faut que
j'aille faire mon métier de claqueur parlementaire. S'abaisser pour mon-
ter : voilà le premier article du catéchisme des hommes politiques.
— Oinnia sfrviUlcr pro dominadone, dit M. de Morsy en souriant.
— Du Tacite ! peste ! pour un gentilhomme à seize quartiers, c'est ma-
gnifique. Mais la séance doit être commencée, et j'arriverai au milieu de
la discussion. Sans adieu !
M. Gastoul salua du bout des doigts le couple dont il prenait congé, et
se dirigea rapidement vers le Pont-Tournant. Le marquis et la jeune fem-
me confiée à sa garde le regardèrent un instant, tandis qu'il s'éloignait ;
ils remontèrent ensuite la grande allée et firent quelques pas sans parler.
Mme Gastoul se décida la première à rompre un silence embarrassant
pour tous deux.
— Je suis bien aise d'être un moment seule avec vous, dit-elle avec un
sourire forcé ; depuis plusieiu-s jours j'ai envie de vous gronder, et l'occa-
sion est trop belle pour que je la laisse échapper.
— En ce cas, répondit M. de Morsy, grondez-moi tout de suite, car nous
ne serons pas long-temps seuls.
— Si vous craignez de rencontrer dans cette foule quelque femme de
ma connaissance, nous pouvons passer dans une autre allée.
— Où que nous allions, il est une rencontre que nous n'éviterons pas.
-- Quelle rencontre? demanda la jeune femme en jouant la surprise.
— Celle de la personne à qui, en entrant au Tuileries, vous avez per-
mis de venir vous saluer.
Une rougeur soudaine s'étendit sur les joues de Mme Gastoul, qui hé-
sita un instant avant de répondre.
— J'ai permis à quelqu'un de venir me saluer? dit-elle enfin d'un air
contraint.
— Je donnerais beaucoup pour m'êlre trompé, répartit l'homme de cin-
quante ans en étouffant un soupir.
— Moi, qui n'ai parlé à personne !
— Il est un autre langage que celui de la parole. .
— Le langage des lleins, pcut-êu-e? Serions-nous en Perse? Je le rroi«
rais, f!) véi-ité,tant votre histoire me parait merveilleuse.
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
A ces paroles, prononcées avec un factice cnjoûment, le marquis ré-
pondit par un regard pénétrant qui lit baisser les yeux à sa compagne.
— Je vous suis assez dévoué pour oser vous déplaire, lui dit-il ensuite.
La vérité , que tout autre craindrait de vous taire entendre, je vous la di-
rai , moi , au risque d'enrotuir votie haine.
M. de Morsy s'arrêta un instant , comme s'il se fût attendu à une inter-
ruption. Voyant que la jeune femr.ie gardait le silence et semblait à peine
l'écouler, il contiiuia d'une voix un peu altérée :
— Est-il possible qu'avec votre esprit si (in et parfois si moqueur, vous
n'ayez pas encore soulevé le masque dont se couvre la présomptueuse et
incurable nullité de M. d'Kpenoy?
— M. d'Epenoy? voilà donc le grand mot lâché! interrompit avec un
rire forcé lime Gastoul.
— De giace, madame, reprit le marquis, par égard pour- mon profond
dévoûinent, et surtout par respect pour vous même, ne me démentez pas;
car je serais forcé de ne pas croire à vos paroles, et il en coûterait à vo-
tre franchise de les prononcer. 11 m'est démontré qu'après avoir ri, ou du
moins alfeclé de rire des pom-suiies de M. d'Epenoy, vous les prenez fort
au sérieux aujourd'hui.
— Ce qu'il m'est impossible de prendre au sérieux, c'est votre langage.
Vous avez juré de me mettre en colère, mais vous n'y réussirez pas : je
me sens aujourd'hui d'une patience angéliquc.
— Cetie assurance m'enhardit à poursuivre. Voici donc, puisque vous
me permcitez de tout dire , quelle a été votre conduite à l'égard de la
personne dont nous parlons : railleuse d'abord, tolérante ensuite, encou-
rageante depuis quelques jours.
— Encouragante, monsieur! s'écria la jeune femme avec un accent
qui doncait le démenti le plus formel à la vertu qu'elle venait de s'attri-
buer.
— Si je savais un mot plus convenable pour exprimer ce qui s'est passé
tout à l'heure, soyez sûre, madame, que je l'auiais employé.
— - Mais que s'est-il donc passé, au nom du ciel? car vous me faites
mourir avec vos allusions mystérieuses. Voyons : expliquez-vous; que
s'cst-il passé ?
— Rien qui ne se voie ici tous les jours, répartit le marquis en ré-
pondant par un sourire plein d'amcrlunc au regard inquiet et irrité que
levait sur lui son interlocutrice. Vous voulez venir aux Tuileries; par une
si belle journée, quoi de plus naturel que ce désir? M. d'Epenoy se
trouve à l'entrée du jardin au moment O'à vous y arrivez; quoi de plus
ordinaire que celte rencontre ? En l'apercevant, vous portez la main à
vos cheveux, quoi de plus simple que ce mouvement? Et si M. d'Epenoy,
attachant à ce geste machinal un sens convenu d'avance, y avait lu l'au-
torisation de venir vous parler; s'il s'était assuré que votre mari est allé
au Palais-Bourbon ; si rassuré sur ce point, il était en ce moment derrièi'e
nous, réglant sa marche sur la nôtre ; si cnlin, lorsque nous allons revenir
sur nos pas, nous nous trouvions tout à coup en face de lui, et qu'il vous
abordât en se félicitant de l'heureux hasard qui l'a conduit sur votre pas-
sage , ne faudrait-il pas être bien soupçonneux, bien ridicule, bien injuste
pour mal inlcrpréicr ce concours de circonstances fortuites, et voir un
arrangement dans ce hasard ?
Les jolies femmes aiment les mentors un peu moins que ne font les jeu-
nes gens : c'est dire qu'elles les détestent. En écoutant le commentaire
ironique dont la conclusion traduisait en rendez vous positif une rencon-
tre si innocente en apparence, Mme Gastoul ne put s'empêcher de maudire
la sagacité du grison qui lui donnait le bras. En ce moment, chose rare ,
elle regretta son mari qui, par la faute de ses lunettes bleues ou peut-ètie
par celle du mariage même, ne brillait pas en clairvoyance, et qui, selon
son usage, ne s'était nullement associé aux impitoyables observations du
marquis. Cependant, au lieu de manifester son dépit, elle leva sur ce der-
nier ses beaux yni\ où la prudence contenait le courroux, et d'une voix
rendue plus douce encore par un accent de bouderie :
— Que vous êtes mal pour moi ! lui dit-elle, vous que je croyais mon
ami ! Me traiter avec cette dureté ! A vous entendre, je suis une femme
odieuse; et cependant, qu'ai-je fait? Est-ce ma faute si M. d'Epenoy se
promène aujourd'hui aux Tuillcries? Et d'abord, est-il bien vrai qu'il y
soit?
— Oh! madame! interrompit le marquis.
— Eh bien ! admettons que vous ayez raison. Puis-jc l'empêcher d'être
ici?
— Non ; mais lorsqu'il va venir vous parlci-, vous pouvez l'empêcher de
prolonger cet entretien; cl c'est ce que je vous demande instauimenl au
ncmi du lespecl que vous devez avoir poui' vous-même.
Us éiaient arrivés au bout de l'allée. Mme Gastoul se retourna par un
mouvement brusepie où se trahissait l'irritation que lui causaient les admo-
nestations de son gardien.
— Vos itucntious sont sans doule excellentes, dit-elle; mais je ne re-
connais ni la nécessité ni l'oppoituné des conseils que vous voulez bien
me donnci'. Je persiste ;i croire que M. d'I'.penoy n'est pas ici, ou que,
s'il y est et qu'il nous renconlie, il se contoniera de me saluer.
— C'est ce que nous allons voir à l'instant même, car le voici.
Mme Gasloid n'avait pas eu besoin de col avertissement pour aperce-
voir à travers la fouie l'heurcuv nuiricl dont on lui reprocliait de irop
bien accueillir les assiduiiés. Uéalisaut avec une. ponctualiié rigoureuse
les prédictions du marquis, M. dTpenoy s'avançait Icnteuieni sans avoir
l'air de songer à mal. La manière insouciante dont il promenait çà et là
ses regards annonçait un flâneur plutôt qu'un amoureux. Déjà il n'était
plus qu'à quelques pas et semblait près de passer ouirc sans voir la jeune
femme, loi sque tout à coup ses yeux s'arrêtèrent sur elle , sans qu'il fût
possible (le découvrir dans ce mouvement la moindre préméditation. Ses
traiis, loin de laisser percer le trouble inséparable , dit-on , de la passion
véritable, n'exprimèrent d'autre émo'.ion que celle d'une agréable sur-
prise. Il Oia son chapeau par un geste empressé, et s'approcha de ?ûme
Gustoid avec une aisance qui excluait la cérémonie, mais non le respect.
— Quel heureux hasard, madame! dit-il en souriant j;raciensement.
De toutes les manières d'entrer en conversation, la mise en cause du
hasard était la plus malhabile; car celte banalité ironiquement prévue par
le marquis se trouvait d'avance frappée d'un ridicule complet. Outrée <\.'.
la gaucherie de l'élégar.l jeune homme qui cherchait à lui plaire. M •
Gastoul, pour toute réponse, lui lança un regard mécontent, tandis c; .•
M. de Morsy riait tout haut avec alTectation.
M. d'Epenoy les regarda l'un et l'autre d'un air un peu mécontent; mai;
au lieu de se déconcerier comme eût fait peut être un champion moii;s
aguerri, il adressa au maïquis un s.ilut familier, et se penchant de nou-
veau vers la jeune femme :
— Si je rends grâce au hasard, dit-il en appuyant selon l'usage sur sa
maladresse, c'est qu'à part le plaisir qu'on éprouve toujo-irs à vous voir,
il me tire d'une inquiêlude mortelle. Hier au soir, à l'Iiôle! Castcilane ,
vous vous êtes trouvée mal. La cohue qui encombrait les appariemens ne
m'a permis d'arriver jusqu'à vous, et en apprenant que vous étiez partie ,
j'ai craint que vous ne fussiez sérieusement malade.
— J'ai failli l'êire en elfet du dépit que m'a causé ce so: accident, ré-
pondit Mme Gastoul avec un enjouement afl'ecté. J'ai horreur des éva-
nouissemens , car je sais que beaucoup d'atncs chiriialjles n'y croient pas.
Je puis vous assurer cependant qui! n'est entré dan? le r.iie.i auc;i;ie in-
tention de me rendre intéressante, et que la chaleur excessive du salon où
j'étais en a été l'unique cause.
Tandis que la jeune femme parlait, M. d'Epenoy s'était rangé à côté
d'elle comme poiu l'engager à continuer une promenade qu'il semblait i!ô-
cidé à partager. M. de Morsy re;)iarqua cotte nunœuvre; mais, au llea de
la favoriser en se remettant en marche, il s'appuya fortement sur sa ciniie
et resta plus immobile qu'un navire à l'ancre. Réserve, prudence ou li-
midité, Mme Gastoul ne crut pas devoir prendre l'initiative que sollicitait
la pantomime de son adorateur. Fuiieux contre le marquis, dont il av.rt
maudit plus d'une fois l'hostile clairvoyance , presqu'aussi courrouce con-
tre l'objet de sa flamme qui, loin de lui venir en ai le, semblait dés'rer
qu'il s'éloign'it, M. d'Epenoy prit la détermination de ne pas se lais.or
conduire comme un écoiier; s'afformi>sant à son lo'ir dans sa pose, et
fixant sur ses lèvres un imperturbable sourire, il renoua coaragetiscment
l'entretien.
— J'espère, madame, dit-il, que votre indisposition n'aura aurnne
suite, et qu'elle ne vous empêchera pas d'aller ce soir au bal de Mme Da-
vcsne?
— J'ai un peu trop dansé depuis quelque temps, répondit Mme Gas-
toul, et mon médecin m'a mise ce matin au régime ; mais conisie du I)al
chaque soir au repos absolu le passage me semblerait un peu brusiue, il
m'a accordé pour transition le théâtre. J'ai la permi-sion de veiller jus-
qu'à onze heures, pas plus tard. Là-dessus le docteur e-t impitoyable.
— C'est donc au spectacle que vous passerez la soirée? reprit le jeune
homme en baissant la voiv.
— Probablement; je n'ai pas encore vu Clialtcrtoii.
Ces paroles, prononcées avec l'accent de la plus parfaite indifférence,
urent accompagnées d'un regard rapide dans lequel l'homme le moins in-
telligent devait lire ce complément essentiel : Maintenant que vous savci
où me trouver ce soir, parlez !
I\L d'l-:penoy n'essaya pas d'éluder un ordre si clair et si peu désespé-
rant. .Satisfait du renseignement qu'il \enail d'obtenir, il prit congé de
Mme Gasioul , et s'éloigna en saluant l'homme de cinquante ans de cet air
railleur par lequel, dans leurs joints de succès, les amoureux narguent
volontiers les importuns, les curieux, les imperiiuens, les envieux, lesj.i-
loux et tous les autres insectes malfaisans qui pullulent toujoui^ sur le sol
de la galanterie.
.\près le départ de M. d'Epenoy, Mme Gasioul et le marquis reprirent
leur promenade et marchèrent quelque temps sans se rien dire. Cvi:r r "•)
la jeune femme semblait décidée à ne pas parler !a première. ■
attribué à la rêverie que laisse la présence d'un objet aimé, re
meiir chagrine de M. do Morsy, qui lînit par le rompre après avoir fait an
pénible eil'orl pour sourire.
— Madame, dii-il, j'espère que vous no me refuserez pas la faveur q-c
vous venez d'accorder à ^^ d'Epenoy, et qu'ainsi qu'à lui vous me p,r-
niettrcz de vous aller voir ce soir dans votre loge, aux Fi-aiiçais.
— De mieux en mieux ! s'écria Maie Gasioul avec un <lepit qu'elle n'es-
saya plus de comprimer; tout à-l'heure j'étais seulement accusée d'avoir
permis à M. d'Epenoy de venir me parler; niair.lenant me voici ronvn ?t-
cue d'aller au speciade pour l'y voir. Dorénavant je n'oserai plus oiimx
la bou(he ni faire nn soûl geste'. Si mes cheveux se dérangent et qi!.> jy
porle la main , c'est un signal (pie je diunie ; si . dans la conversatinn. ^c
prononce un mot insignili.uit. c'e.-i un rendez-vous que j'accorde! Pcrmet-
tez-moi de vous dire, monsieur de .Morsy, que c'est pousser un peu loin
LE MAGASIN LITTERAIRE.
l'esprit (l'intcrprilaiion. En vt^iilé , vous auriez dû naîlrc en Espague du
temps dos auto-;la-l'ii : aM;c votre talent miraculeux de méiamor|)lioscr en
délits les actions les plus innocentes, nul doute que vous n'eussiez fait un
ad mirable inquisiteur.
— .Madame, répondit le marquis, sans paraître ému de cette ironie, en
me détenuinaut à vous parler avec Irancliise , j"ai dû me résiijner à vous
déplaire. Je poursuivrai ma tàclic au risiiue d'accroître votre méconten-
tement. -Mon amitié pour vous m'impose le devoir d'éclaircir l'inexpé-
rience qui seule vous cache les dangers de votre position. Moins jeune,
vous n'auriez pas besoin de mes conseils; mais puisque votre âge lesjus-
tilJe, de grâce, ne les repoussez pas. Oui, je le répète , la tolérance que
vous accordez au\ assiduités de M. d'Epenoy est plus qu'imprudente , elle
est périlleuse.
— Le péril dont vous parlez ne peut exister que pour des femmes sans
vertu, dit Mme Gasloul d'un air de hauteur.
— Eh ! madame, ce n'est pas de la vertu qu'il s'agit, c'est de la réputa-
tion. Je n'ai pas besoin d'être rappelé au respect que je vous porte; mais
je voudrais voir ce respect partagé par tous ceux qui vous connaissent , et
je tremble en pensant que la moindre apparence équivoque peut vous
porter atteinte. Le monde, vous le savez, s'occupe de la forme beaucoup
plus que du fond ; indulgent au vice , il est sans pitié pour l'étourderie.
rcu lui iaiporte l'innocence ; à ses yeux la considération est tout.
— Voulez-vous me donner à entendre que la mienne se trouve compro-
mise ?
— N'est-ce pas trop qu'elle soit exposée à l'être !
— Parce que voyant la même société que M. d'Epenoy, je le rencontre
quelquefois dans les salons oîi je vais !
— Parce que, rencontrant M. d'Epenoy, non pas quelquefois , mais
tous les soirs , depuis près de trois mois, vous lui avez laissé prendre in-
sensiblement près de vous une de ces positions dont le monde n'admet ja-
mais la complète innocence.
— Ne me parlez pas de votre monde, il est odieux!
— Souvent; mais équitable ou injuste, il est juge, et ses arrêts sont
.sans appel ; un homme peut les braver, une femme doit s'y soumettre.
Mme Gastoul reconnut sans doute la justesse de celte sentence, car elle
baissa la tête et ne répondit pas.
— l'eut-être m'est-il échappé quelques paroles sévères, reprit U. de
îlorsy d'une voix émue; peut être sûre de vousniême, trouvez-vous inju-
rieuses mes alarmes; s'il en est ainsi, rappelez- vous qu'une amitié comme
la mieinie mérite quelque indulgence , et pardonnez-moi.
La jeune fcunne leva la tête, et rencontrant les yeux du marquis fi\és
sur elle avec une expression d attenilrissemenl que n'a pas d'ordinaire la
simple amitié, elle laissa échapper un sourire équivoque.
— Je vous pardonnerai, dit-elle, mais à deux conditions : la première,
c'est que vous ne me tourmenterez |)lus au sujet de M. d'Epenoy, dont
1 amabilité ne me semble nullement dangereuse et ne justilie en rien vos
inquiétudes; la seconde
— La seconde? répéta M. de Morsy en la regardant attentivement.
— La seconde, reprit Mme Gasloul d'un air décidé qui contrastait avec
sa précédente hésitation, c'est que vous voudrez bien me permettre de
passer tout le printemps à Paris, ainsi que j'en avais l'intention en y ve-
nant.
— A quel propos voudrais-je vous en empêcher, et comment le pour-
rais-je? répondit le marquis, dont le frotii soucieux se rembrunit encore.
— A quel propos ! Après vos remontrances de lout-à l'heure la question
n'est pas sérieuse. Comment! En usant ou plutôt en abusant de votre as-
cenuaut sur M. Gastoul pour lui persuader de transporter à Limoges le
quartier général de ses opératioiis électorales.
— Votre mari vous a parlé de cela?
— Je suis bien aise de vous apprendre que M. Gastoul a quelque con-
fiance en moi.
— Eh bien ! s'écria le marquis avec dépit, fûlil vrai que je lui eusse
dit qu'il ferait bien de retourner pour deux ou trois mois dans le pays on
sont vos propriétés, et où il désire d'être nommé, ne lui auraisje pas
donné un excellent conseil? Le député qu'il a l'espoir de remplacer est
condamné par les médecins , et si sa mort n'est pas certaine , du moins sa
démission I est-elle. D'un jour à l'autre elle peut arriver à la chambre.
Puisfiue votre mari convoite la succession , ne faut-il pas qu'il se tienne en
mesure de la reiueillir? Pour cela , mon avis est qu'il serait mieux placé
à Limoges qu à Paris. Je puis me tromper; mais mon intention est bonne,
et je ne m'attenlais pas à me voir obligé de la justdier.
Par une de ces manœuvics subtiles que les femmes emploient de préfé-
rence et le plus souvent avec succès, la discussion avait été déplacée.
Agresseur d'abord, M. de Morsy se trouvait réduit à la défensive, et il
s'en tirait assez mal, selon l'usage des hommes, qui attaquent toujours
mieux qu'ils ne résistent. Mme Gastoul n'eut garde de compromettre son
avantage, en négligeant de le poursuivre.
— A qui persuaderez-vous que vous prenez un inté et sérieux à la no-
: mination de M. (iasioul? dit-elle avec un sourire moqueur; votre indillé-
j rencc en matière politique est trop connue. Que le côté droit ou le côté
* gauche compte un dé|)uté de plus, que vous importe? Ce n'est donc pas
M. Gastoul que vous envoyez à Limoges, dans l'intérêt de son élection ;
c'est^moi que vous voulez éloigner de Paris; dans quel inlérèl? permet-
tez-moi de vous le demander.
— Dans le vôtre, madame; dans celui de votre réputation, répondit le
marquis pénétré.
— A quel titre VMis préoccupez-vous ainsi de ma réputation? reprit la
jeune femme de plus en plus animée. Qu'un ii'.ai i, qu'un père, qu'un frère
même surveillent ou dirigent la conduite d'une femme, je leconnais leurs
droits; mais vous, vous n'en avez aucun, et votre sctlicitude n'est qu'une
usurpation à laquelle je sais peu décidée à me soumettre.
• — Vous contestez donc à l'amitié son plus précieux privilège?
— L'amitié ! avec cela on croit répondre à tout. Mais d'abord il faudrait
s'entendre sur ce mot. L'amitié comme je la conçois, est bienveillante,
serviable, discrète, et non déliante, grondeuse, intolérante, Iracassière,
telle que la vôtre cnlin. L'amour peut se croire le droit d'être maussade,
jaloux, injuste; l'amitié, non.
Mme Gasloul appuya ces dernières pai'olcs d'un regard si pénétrant,
que M. de Morsy, par une tiaiidité habituellement inconnue à son âge.
Unit par s'y soustraire en détournant les yeux.
— Vous avez raison, et nous ne nous entendons pas, dit il enfin d'une
voix mal assurée; à vos yeux l'amitié n'est qu'une habitude, et je sens
qu'elle peut être une passion.
— Tant pis pour elle! s'écria la jeune femme avec vivacité: h devenir
une passion, elle a tout à perdre et rien à gagner. Je lui conseille donc de
ne jamais sortir de la modération et du calme qui lui conviennent. Mais ,
continu-t-elle d'un ton beaucoup plus doux, voilà une dissertation qui nous
éloigne de notre sujet ; revenons-y , je vous prie. Voici le fait dépouillé
de toutes les broderies romanesques tiont voudrait l'enjoliver votre imagi-
nation. Une pauvre jeune femme, c'est moi, élevée au couvent et con-
finée depuis son mariage au fond des montagnes du Limousin, s'est prise
d'une belle passion pour Paris , qu'elle ne connaissait pas , quoiqu'elle y
lût née. Quoi d'étrange jusque-là ? C'est l'histoire do toutes les pension-
naires. Six mois de liberté à Pai'is , quelle beau rêve! N'ai-je pas raison
de voidoir rêver le plus long-temps possible? Eh bien ! oui , dussé-je vous
scandaliser, je suis décidée à ne pas faire grâce à mon mari d'un seul jour.
Les six mois qu'il m'a proads sont mes vacances à moi, et j'en veux jouir
jusqu'à ma dernière heure. Quel mal fais-je, après tout? Suis-je donc cou-
pable d'aimer, à vingt-deux ans, le bal, la musique, le théâtre, le monde, le
plaisir cnlin? Est-ce commettre mi bien grand péché que de butiner ,
comme l'abeille, afin de rapporter quelques agréables souvenirs dans ma
pauvre ruche où les distractions sont si rares ? M. Gastoul comprend cela,
lui, et il est le premiei" à me dire de m'amuscr. D'où vient que vous blâmez
ce qu'il approuve?
— Cela vient de ce qu'un ami voit toujours mieux qu'un mari.
— Cela vient de ce que vous êtes aussi méchant qu'il est bon. Oui , il
faut avoir un mauvais caractère pour disputer ainsi un peu d'air et de so-
leil à une captive ; car notre canqjagnc est une vraie prison, vous le savez
bien. Allons, mon bon monsieur de Morsy, poursuivit-elle en donnant à sa
voix linQexion la plus carressante, voulez-vous être aimaljle ? voidez-vous
que je croie à votre amitié et que j'y réponde par la mienne?
— Que faut-il faire? demanda le marquis avec une anxiété visible.
— Sourire d'abord , au lieu de prendre votre air de tuteur, répondit
Mme Gastoul en souriant elle-même avec mie grâce séduisante ; pins com-
patir aux faiblesses d'une pauvre femme l'olle de la danse, et qui serait dé-
sespérée de s'en aller avant la fin du bal. Vous ne savez donc pas que
je viens d'acheter trois belles robes avec lesquelles je ne me trouve pas
trop alfreuse ? Les garder poiu' le Limousin , ce serait un sacrilège , con-
venez-en. Est-ce que vous n'avez pas envie de les voir? Je suis sûre
qu'elles vous plairont, et vous savez combien je tiens à votre sullrage?
Vous voyez qu'il y aurait de la cruauté à me contrarier. C'est donc con-
venu : vous ne conseillerez plus a M. Gastoul de retourner à Limoges ;
et, s'il vous reparle le premier de cet odieax projet, vous userez de tout
votre crédit pour l'en détourner. Cela vous sera facile, car il est plein de
déférence pour vos avis. Vous ferez ce gue je vous dis là , n'est-ce pas ?
Vous me le promettez ?
Pour résister aux cajoleries de regard, d'accent et de sourire dont fut
accomi)agnêe cette demande, il fallait une insensibilité étrangère à l'ame
tendre du marquis; et cependant, loin de se rendre, il hocha la tête en
signe de refus.
— Votre langage confirme toutes mes craintes, dit-il d'un air morne :
Paris a son attrait; mais un intérêt plus fort vous y relient, ne le niez
pas; j'en suis sûr. Que votre mari soit aveugle, il ne m'appartient pas de
l'éclairer ; mais je ne veux pas non plus aiderjà le tromper.
Depids le commencement de cette conversation, Mme Castoul avait in-
voqué à plusieurs reprises la patience et la prudence, ces deux vertus ju-
melles si nécessaires aux femmes disposées à prendre le chemin de tra-
verse. Pour ployer à la prière sa voix habituée an commandement, pour
prodiguer ses plus gracieuses minauderies à l'homme qui s'arrogeait sur
elle un droit de censure, toujours odieux lors même qu'il est légitiiue,
mais particulièrement révoltant quand il semble usurpé , elle avait dû
dompter la fougue naturelle de son caractère et imposer silence à son or-
gueil. L'n peu lasse déjà de ce rôle, elle en fut entièrement dégoûtée après
avoir entendu la déclaration sévère du marquis. D'autant plus irritée
qu'elle venait de se montrer plus humble, elle éprouva une violence tenta-
tion de se venger, par qiudque bonne égratignure, de son inutile patte de
velours. Déjà'^un éclair brillait dans ses yeux, et la contraction sardoni-
quc de son sourire présageait une de ces réponses foudroyantes dont les
LE MAGASIN LITTERAIRE.
enimes ne sont jamais dépourvues lorsqu'on les pousse à bout. Par un hé-
roïque cfl'ort, !\Iuic Gastoul comprima l'explosion près d'éclater, et com-
posant son visage au point de lui donner rimpassibilité d'une figure de
marbre :
— J'ai quelques visites à faire avant dîner, dit-elle ; voudriez-vous me
reconduire à ma voiture?
Les conseils du marquis avaient été trop mal accueillis pour qu'il lui pa-
rût opportun de prolonger un entretien qu'il ne désespérait pas de renouer
avec plus de surcè ('ans un meilleur moment : il inclina donc la tèle en
signe d'obéissance , et se dirigea aussitôt vers l'entrée du jardin. Pendant
ce trajet, aurune parole ne fut prononcée de part ni d'autre. En arrivant
près du landau, Mme Casioul quitta le bras du marquis et s'élança sur le
marche pied avec l'empressement d'un écolier qui, après avoir tàté de la
férule, parvient à échapper à son pédagogue. Ce mouvement lit éclorcun
triste sourire sur les lè\ res de M. de Morsy qui , avant de laisser fermer la
portière, se pencha dans l'intérieur de la voiture.
— Vous me détestez? demanda-t-il à voi^ basse.
— Pourquoi ne faites-vous pas ce que je veux? répondit Mme Gastoul
d'un ton boudeur.
— Ce que vous voulez! le savez-vous bien vous-même?
— Ce que je sais du moins à merveille , c'est qu'il m'est insnpportablc
d'être contrariée ; et puisque vous prétendez être de mes amis , il me sem-
ble que vous devriez me témoigner plus de complaisance ; car, quand même
vous me trouveriez un peu capricieuse, un peu étourdie..., ce n'est pas
une raison...
Mme Gastoul hésitait à chaque'mot, comme si quelque incident inat-
tendu fût venu rompre le iil de ses idées, et le marquis remarqua qu'en
lui parlant elle ne le regardait pas. Par un brusque mouv^noni il tourna
la téie, et aperçut aussitôt M. d'Epenoy qui, depuis quelques instans, avait
repris sa position derrière la grille. A cette vue odieuse il adressa un salut
glacial à la jeune femme et rentra d'un pas rapide dans le jardin. Loin d'é-
viter sa rencontre, M. d'Epenoy vint au devant de lui , le sourire sur les
lèvres.
— Je vous cherchais, dit ce dernier d'un ton dégagé ; je sais chargé
d'une commission pour vous, et tout à l'heure j'ai oublié de m'en ac-
quitter.
— Une commission ? dit le marquis en s'efforçant de paraître cahiie.
— C'est ma mère qui voudrait vous voir le' plus tôt possible. Sans
doute quelque négociation matrimoniale pour laquelle votre concours lui
est nécessaire. Vous savez que, bon an mal an, ma mère fait sa douzaine
de mariages. Je ne conçois pas que M. de Foy ne lui intente pas un pro-
cès en contrefaçon. Providence dos veuves inconsolables et des tilles sur
te retour, lorsqu'elle n'a pas arrangé une entrevue, présidé à l'achat d'une
corbeille ou discuté les préliminaires d'un contrat, il lui semble comme à
Titus qu'elle a perdu sa journée. Elle voulait vous écrire ; UKiis comme elle
sait que j'ai l'honneur de vous voir à peu près tous les jours, elle m'a chargé
de vous présenter sa requête. Si vous voulez aller chez elle aujourd'hui ,
vous êtes sûr de la trouver.
— J'irai, répondit M. de Aforsy d'un air distrait.
Pendant ce temps, la voiture de Mme Gastoul s'éloignait. Quand elle eut
disparu, M. d'Epenoy, qui jusqu'à ce moment l'avait suivie du coin de l'œil
ainsi que faisait de son côté son inierlocatcur, reprit la parole avec un ac-
cent de persillage :
— Monsieur le marquis, dit-il , savezvous que tout-à-l'heure vous avez
fait bien des jaloux? J'en connais plus d'un, moi le premier, qui enviaient
voire place ; mais si j'en crois l'air rébarbatif dont vous ni'avez accueilli, on
eûl été mal reçu à vous la disputer. Oh! ce n'est pas un reproche que je
vous adresse ; je sens par moi même que si j'avais Ihonneur insigne d'être
le chevalier d'une aussi charmante femme que Mme (iastoul, les adorateurs
de sa beauté aura'cnt peu à se louer de m\ politesse ; mais hélas ! je
ne serai jamais mis h pareille épreuve ; tant de gloire ne saurait être mon
partage.
Indiscrétion d'amant ou vanlerie de fat, M. d'Epenoy parlait des succès
publics auxquels il devait renoncer, en homme amplement dédommagé par
de mystérieuses victoires. Sous la fause humilité de son langage perçait
une ironie Iriomphante qui semblait dire au marquis : A vous, vieillard,
pour qui a passé lïigo de plaire, si la foiie d'aimcrvous dure encore, à vous
le droit de donner olliciellcmorit le bras au\ femmes dont vous série/, le
père, et au besoin l'aïeul ; à moi, jeune homme , siïr de plaire quimd je
daigne aimer, à moi le droit de baiser eu secret les belles mains dont vous
ne toucherez jamais que les gants : à vous, respectable personnage, la con-
lianrc des maris, car vos cheveux gris letn- disent que vous êtes sans consé-
quence : ;i moi, charmant cavalier^ leur jalousie, car la llamnie de mes yeux
lein- appreuil qu'ils ont en face un ennemi redoutable ; à vous, surveillant
làcheuv mais impuissaul, les soucis, le pédantisme et l'hinneur chagrine du
tuteur; à moi, habile et intrépide amoureuv, l'art d'eiulorinir Argus et do
fermer la gueule à Cerbère. A vous, dragon, la garde de la toison d'or ; à
moi, Jason, sa conqui'te.
l.a bravade de M. d'I'penoy redoubla l'irritation du marquis, et peut être
allait-il répondre avec un empoiiement peu digne de la maturité de son
âge, lorsqu'il en fui empêche par iiii troisième personnage qui se pla-
ça sans façon entre les deux interlocuteurs ; c'était M. Castonl.
— Eh bien ! et ma femme ? dit ce dernier d'un air d'étonnement.
— • Mine Gastoul avait des visites à faire, répondit M. de Morsy ; je viens
de la quitter. Vous n'êtes donc pas resté à la chambre jusqu'à la fin de la
séance ?
— Ma foi ! j'en ai assez comme ça. Des phrases, et puis des phrases, et
toujours des phrases ! Point d'idées, point de logique, point de synthèse !
— Bonjour, monsieur d'Epenoy ; vous vous portez bien ?
— A merveille, monsieur; et vous-même? répondit le jeune homme
qui n'avait pas attendu cette interrogation pour saluer avec toute la pré-
venance imaginable le mari de la femme qu'il courtisait.
— Les plus simples élémens de la matière méconnus ou ignorés! con-
tinua le candidat à la déinitation, en médisant sans scrupule de ses futurs
confrères; et l'on appelle cela discuter! Au surplus, marquis, je n'ai \vs
vu mou homme, qui est au Palais, h ce qu'on m'a dit. C'est donc encore
ime fois partie remise.
— Messieurs, vous avez peut-être à causer d'aO'aircs, dit àL d'Epenoy,
je ne veux pas vous gêner.
-— Ah ! je savais bien que j'avais quelque chose à vous dire , reprit
M. Gastoul en le retenant par le bras au moment oii il s'éloignait. Si vous
n'avez rien de mieux à faire ce soir, venez donc aux Français; nous cau-
serons. Mme Gastoul a fait louer une loge, et il y aura une place pour
vous. Loge de première galerie, n° 2.
A ce trait de mari, M. de Morsy joignit les mains et leva les yeax au ciel.
— Accepté ! dit avec empressement M. d'Epenoy, qui s'éloigna en riant
sous cape.
— Qu'avez vous donc? demanda Jf. Gastoid au marquis ; sontfrez-vous
quelque part ? voirs voilà tout pâle !
M. de Morsy était pâle, en effet; mais c'était de colère. Mécontent de
Mme Gastoid, outré contre le jeune d'Epenoy, la sottise caractéristique
par où venait d'écl.ater l'aveuglement conjugal de l'homme aux besicles
avait mis ie comble à son courroux. Peu s'en fallut qu'à l'exemple de
Louis XIV, il ne jetât sa canne, de peur de succomber à la tentation de
s'en servir, procédé qui, de célibataire h mari, eût été' tout aussi blà-Tia-
ble que de roi à gentilhomme. Résistant à cette démangeaison mcongrue,
le marquis sentit que sa patience était épuisée, et il ne voulut pas s exn :-
ser à de nouvelles épreuves.
— Adieu, dit-il brusquement, j'ai aussi des visites à faire.
A ces mots, il s'élança hors du jardin, sans égard pour les réclamations
de M. Gasioul, qu'il laissa un peu surpris de ce départ précipité.
Mme d'Epenoy, chez qui se trouvait appelé le marquis de Morsy, était
sa contemporaine , à quelques années près qu'elle avait do plus que
lui. Contre l'ordinaire, elle avait pris son parti de vieillir avec plus de
résignation qu'il n'en montrait lui-même; contre l'ordinaire e.Tore, clli
ne se croyait pas obligée d'expier, par les austères minuties de la vie dé-
vote, les plaisirs dune jeunesse qui , au dire de quelques personnes 5a::s
chaj'ité, avait brillé sous le consulat d'un éclat un peu profane. Chez elle,
l'oratoire n'avait pas hérité du boudoir. Les pratiques pieuses, seul inté-
rêt que conservent vers leur déclin tant d'cxisiences féminines, n'occu-
paient dans la sienne qu'une place assez exiguë ; elle paraissait s'en ac-
quitter par convenance plutôt que par conviction. On ne la voyait à l'é-
glise que les dimanches; elle n'éiail d'aucune confrérie, et le nom du
son confesseur restait inconnu ; aussi, aux yeux de sa société habituelle .
passait-elle pour un esprit fort, témérité qui ne pro.'itc guère aux fem nos
de cinquaiUe ans , mais qui , dans ce cas particulier, rencontrait une in-
dulgence presque utiiverselle et si peu ordinaire, qu'il n'est pas inutile
d'en expliquer les raisons.
Si Jîme d'Epenoy n'accordait aux choses de la vie future qu'une ; -
cation peu fervente, en revanche elle apportait au maniement desi:iLi ;i
mondains un goût ardent et infatigable. Homme, elle eût abordé la poli-
tique; comme .AI. Gastoul, elle aurait brigué la dépatation. et peut-être
fùt-elle devenue ministre; femme, elle exerçait l'aciiviié de sjii esprit
dans une sphère moins retentissante, mais non moins animée. Dv.'pai,s
que la jeunesse évanouie, et avec elle la beauté, lui avait fc.-raé la carrière
de la coquetterie, acceptant philosophiqueaicut cette miss en retraite ,
elle avait formé un établissement nouveau sur un terrain approprié à son
âge. Sans parler du soin d'une fortune assez consitlérablc , (|u'eile admi-
nistrait avec miu vigilante économie dont on connaîira bientôt la cause, on
la voyait sans cesse occupée d'auiant d'all'airos qu'il s'en traite dans l'é-
tude d'un avoué en crédit. .Vppartenant à l'ancien régime par son pè'e
mort en éiui:raiion, et au nouveau par son mari tué à Montmir'll. <• '■•
avait dans les deux camps des amis qu'elle accueillait avec wk
bienveillance. Exempte de préjugés et indépendante par carr.
incUnait sans doute vers les opinions progressives plus que x.r^ l,s
croyances ri'irogrades; mais la sûreté de son goût maintenait dans de jus-
tes bornes cette propension à marcher du même pas que le siècle. ]'.]'•".
savait qu'un peu de retard et même de résistance ne messicd p.is aux \ioi'-
lards, et que, trop peu ingambes pour le rôle d'eclaircurs. Icnr p!ai\- r-:
l'arrièregnrde. Après avoir trouvé moyen dans sa jeunesse d'êire coq:;Ve
avec approliaiioii et privilège du monde où elle vivait. Mme d'En. ■; -^
n'était pas femme à se brouiller avec lui vingt ans plus lard pour de ;■;• -
rilcs dissidences; elle habillait donc irrêpr-ochablcnient la hardies5e en
peu virile de ses idées, et, selon l'usage des gens habiles, faisait pa^*er !o
fond à la favem-de la forme. Grâce à cette conduite pleine de mesure,
Mme d'Epenoy, qui habitait la rue de Greiielle-Sainl-Cermain , .tvait ccn-
quis dans la société assez peu loléranie qu'elle vov .lit d'habitude , tuie po-
sition exceptionnelle tloiit on eût dillicilenicnl Iroiivé un second cxctupl^
LE MAGASIN LITTERAIRE.
Inddvote et libérale, ce (l(ni:)lc pCa'Iiô qui eût accablé tout autre, lui était
pardonné parles plus riyides; il semblait que ses erreurs échappassent
de droit à toute censure, et fussent couvertes d'une indulgence plénièie.
iMais la science du monde que déployait Mme d'Epeaoy eu toute cir-
constance n'avait pas établi seule la considération et l'on pourrait dire
l'asceuJant dont elle jouissait dans nu assuz grand nombre de maisons. Une
cause plus ellicace, puisqu'elle était fondée sur l'intérêt personnel, lui as-
surait pal tout un accueil empressé et aircrmissait son crédit; c'était le pro-
fit presque certain qu'on lirait de son commerce. Son ancien désir de
plaire s'était transformé au lieu de s'éteindre ; les affeclions qu'elle ne pou-
vait plus coiupiéiir par la beauté, elle les reclierchait par la prévenance.
Vériiablement dévouée à ses amis, elle aimait il rendre service aux indlf-
férens mêmes; mais en obligeant, elle obéissait moins à l'inclination natu-
relle d'un caractère odicicuv qu'il la sollicitation d'un esprit actif qui lui
rendait pénible le repos. Par cette double raison, sa bienveillance était
itifaiigable, et ce n'éiail jamais en vain qti'on y avait recours.
Mme d'I'^peuoy se trouvait en excellente position pour satisfaire son hu-
meur scrviable; fort iéi)andue sous l'Empire et la Restauration, elli; con-
scivait des relations avec beaucoup d'hommes intluens de ces deux épo-
ques, et, comme nous l'avons dit, par sa naissance et son mariage elle
avait un pied dans l'ancien régime et l'autre dans le nouveau. Son crédit
s'exerçait sur ces deuv terrains avec une assiduité presque égale ; tel qui
ra\ait lenconlrée le matin dans le salon d'attente d'un ministre, prête à
sollicitei'(piel(|ue faveur pour un protégé dévoué au gouvernement de juil-
let , pouvait la retrouver le soir dans un hôtel du fauboin-g Saint-Germain ,
plaidant la cause d'un réfugié espagnol ou d'un prisonnier vendéen. Légi-
timiste, juste-milieu, républicain étaient égaux devant son patronage qui,
à l'instar du soleil, ne faisait acception de personne et luisait pour tout le
iiioiulc.
De ce qu'on vieut de lire il est facile de conclure que Mme d'Epcnoy
possédait une clientèle nombreuse; d'ailleurs le minis'.ère bienveillant
qu'elle aimait à remplir n'eût il eu qu'une seule branche, la principale, il
est vrai, son activité y cilt surabondamment trouvé de quoi se tenir en
haleine. Cette bra:iche, couverte de haut en bas de feuilles vertes parfois,
n:ais plus souvent jaunissantes, était celle dont avait parlé assez irrévé-
rencieusemeut M, d'Epenoy dans sa conversation avec le marquis de
Morsy.
Ainsi que la plupart des femmes qui ont accompli leur destinée en con-
naissant l'amour et la maternité, Mme d'Epenoy éprouvait une comiiassion
sincère pour les créatures qu'un sort injuste semble condamner ;i ignorer
toujours l'un et l'autre. Le célibat, dont les hommes tirent quelquefois
un assez bon parti, lui paraissait pour son sexe un état anormal, afiligeant,
presque ridicule ; et comme un apitoiement stérile ne convenait pas à la
vivacité de son tempéram 'Ht, à la vue du mal, elle songeait d'abord au
remède. Les veuves disposées à convoler eu secondes noces trouvaient
Cil elle encouragement et assistance ; elle s'intéressait chaudement aux lil-
les sans fortune ou sans attraits, dont l'une ou l'autre de ces défectuosités
rendait l'établissement dilBcile; mais c'est surtout ii faire refleurir conju-
gû'.'nicnt les demoiselles montées en graine qu'elle employait la ferveur
de ses bons oUices. la position de cette dernière classe la touchait parti-
culièrement, et ses droits ;i un tour de faveur lui semblaient d'autant
pius incontestables qu'ils étaient fondés sur l'ancienneté.
— Les pensionnaires ont un avenir, et les veuves un passé, disait-
elle quelquefois ; à la rigueur, elles peuvent attendre, car avec l'espoir
ou le souvenir, leur condition est supportable ; mais quelle patience
prescrire aux vieilles lilles qui n'ont, pour se résigner au présent, 'ni
les consolations de la mémoire, ni les illusions de l'espérance?
Conformément à cette distinction équitable, Mme d'Epenoy divisait ses
protégées en trois catégories, et, (]uoique également dévouée à chacune ,
elle s'occupait surtout de celle oii l'einuii du célibat , combiné avec la ma-
turité de l'âge, constituait ce qu'elle nommait, en riant, un cas d'urgence.
Selon elle, cette urgence commençait ;i poindre ii vingt-cinc ans; à trente
ans elle devenait impérieuse; à trente-cinq, pour emprunter aux légistes
une locution de leur argot, il y avait péril en la demeure; il quarante ans,
cnlin, la demoiselle à marier passait ii létat d'amc du Purgatoire. Lorsqu'il
force de démarches et de négociations, 5ime d'Epenoy était parvenue à ti-
rer de la géhenne où il languissait un des membres de cette dernière sub-
division, elle éprouvait l'orgueil que dut ressentir Louis XI\ en plaçant son
petit-fils sur le trône d'Espagne; orgueil plus juste encore, il faut le dire;
car d'un prince ii une couronne il y a moins loin que d'une lille deux fois
majeure ii un bouquet de llenrs d'oranger.
D'après ce qu'on sait maintenant du caractère de Mme d'Epenoy, il est
inutile d'ajouter qu'elle conformait sa conduite, il l'égard du sexe masculin,
aux combniaisons d'hyménée dont elle était occupée sans relâche. Elle
accordait peu d'attention aux hommes mariés ; car, la bigamie étant inter-
dite, il n'y avait rien ;i tirer d'eux. Ils ne reprenaient à ses yeux un peu de
valeur que quand , pèies de famille , ils possédaient sous leur autorité plus
ou moins de jouvenceaux habiles à contracter mariage. Mais autre chose
était des célibataires ; quel que fût leur âge , adolescens sortis la veille des
bancs de l'école , ou barbons en puissance de gouvernante, pourvu que
la fortune ne les eût pas traités en marâtre, elles les regardait comme lui
appartenant par droit de poursuite, tout aussi légitimement que le lièvre
appartient au chasseur, ou le bâtiment d'une nation ennemie au corsaire
inuui de SCS lettres de marque.
La manière dont Mme d'Epenoy chassait aux maris participait du magné-
tisme; autour d'elle s'épaiulaient je ne sais quelles vapeurs conjugales qui
finissaient par atteindre au cerveau les célibataires les plus récalcitrans.
Nul ne traversait impiniément cette atmosphère; d'abord le danger restait
inaperçu; mais bientôt, à mesure que l'habile femme vous attirait dans son
intimité, on se trouvait pris par une sorte de courant électrique non moins
irrésistible que celui de la montagne d'aimant dans le conte des Mille et
une ISuits , et l'on sentait ses plus fermes résolalions de vivre et mourir
garçon s'envoler clou à clou, ferrure après ferrure. Que si l'on échappait
il ce péril, on n'était pas saavé pour autant.
Animée par la résistance, Mme d'ilpenoy redoublait son attaque; jus-
que-là elle avait procédé par détour et par insinuation plutôt que par agres-
sion directe; mais alors, selon son expression énergique, elle ouvrait
fra'ichemcnt son feu; feu terrible sous d'inolfensives apparences ! leu de
lilles et de veuves, feu de brunes et de blondes, feu de mineures et de
majeures! Elle avait de tout dans ses caissons, même des héritières. Le
moyen de se tirer sain et sauf de celte mitraille !
Grâce à sa connaissance ou cœur humain, a son esprit ingénieux, h sa
persévérance infatigable ; grâce, en un mot, à des talens supérieurs qui
eussent honoré un diplomate de premier ordre, Mme d'Epenoy réussissait
souvent dans le charitable minislèi e qu'elle avait adopté. Elle y obtenait
même de temps en temps des résultats dont elle denieni ail étonnée la
première, et qu'elle qualifiait de fabuleux. On voit combien étaient en réa-
lité légitimes ses droits au titre de providence des demoiselles h marier,
qu'en riant lui avait décerné son fils. 11 ne s'écoulait pas de jour sans
(|u'cllo ne cherchât il le mériter encore davantage. Récompensée par la
satisfaction un peu vaniteuse que laisse le succès, queli|uelois même par
la reconnaissance de celles qui lui devaient leur établissement, elle re-
cueillait en outre un autre fruit qui seul lui eût paru un bénéfice suffi-
sant : elle employait sa vie; proi;lcme donl la dilIicuUé augmente à mesure
qu'apiu'oche la vieillesse, e! surtout difficile à résoudre pour les femmes
aimables qui, ayant chanté tout l'été, se trouvent, comiue la cigale, dé-
pourvues d'autant quand la bise est venue.
Les amis de Mme d'Epenoy prétendaient qu'il leur était aussi iaipossi-
ble de se la représenter sans raccompagnement obligé d'une cliente à
piiurvoir qu'il le serait à uti artiste de peindie Jupiter sans barbe ou Cu-
pidon sans ailes. Cette assertion un peu satirique riait pleinement justifiée
au moment où a commencé ce récit, par un colloque confidentiel qui
avait lieu rue de Grenelle-Saint-Germain, entre Mme d'Epenoy en per-
sonne et une autre feaune couchée sur la liste indiibitableaicnt.
Le lieu où se passait cette conférence était un petit salon assez bas d'é-
tage, et tendu d'un papier gris, h bordures veloutées, qui ne se recom-
mandait ni par sa fraîcheur, ni [iir son élégance. Les meubles dont il
était garni semblaient y être ii l'éiroit. La pendule et les candélabres
étaient trop grands pour la cheminée; les tableaux tiuchaient au plafond;
un canapé masquait une porte, tant il était disproportionné à l'exiguilé du
local. Ces meubles évidemment avaient appartenu à un appartement plus
vaste, et sans doute une même raison d'économie, en le réduisant, Ws
avait conservés. Mais, si mesquin et si suranné que parût ce salon, com-
paré aux magnificences des ameublemens modernes, il avait ses habitués
et surtout ses habituées, dont l'assiduité ne le cédait eu rien ii celle que
montraient au lever du grand roi les courtisans de l'OEil de-l!(Ruf. Ce fait
n'a pas besoin de commentaires, puisqu'on sait déjà qu'au coin de cette
cheminée étroite, sur les rosaces de ce tapis fané, à l'abri de ce paravent
mystérieux, fonctionnait nue des plus intéressantes industries de la vie so-
ciale : une fabrirjue de mariages !
Mme d'Epenoy était assise sur une vaste bergère, les pieds sur les gar-
de-feu et le coude sur une petite table où l'on apercevait pêle-mêle un
journal, une tabatière, des luoettcs, une boite de pâte de jujube; le tont
sous la garde d'un chat (jui tionnait. La vivacité de son regard, sl-s traits
réguliers et ragrémeni que conservait son sourire, témoignaient de sou
ancienne beauté, tandis que la franche exhibition de ses cheveux gris et
la simplicité de sa toilette disaient avec qui'lle résignation, sans arrière-
pensée, elle avait accepté son rôle de vieille femme.
En face de Mme d'Epenoy siégeait au bord d'iui fauteuil, dans l'attitude
la plus perpendiculaire , un éli'e en qui l'on était obligé de reconnaiire
aussi une femme , en raison du châle , de la robe et des autres attributs
peu vil ils dont se composait sa parure, mais qui aurait pu adopter le vête-
ment mascuhn sans qu'il fût venu à l'esjjrit de personne de soupçonner la
fraude. Celte créature ossue et mal équarrie avait de gros traits enlaidis
par une ph}sionomie chagrine ; son teint rougeaud à l'état ordinaire s'en-
llammail en cas d'émotion, et sa large figure alors ne ressemblait pas mal
à un bassin de cuivre rouge. Le fût de la colonne ne dédommageait pas du
chapiteau; mais, indemnité insuirisanlc, au contraire de la statue du songe
de Nabuchodoiiosor, qui avec sa tête d'or et sa poitrine d'argent péchait
parla base, cet ensemble disgracieux se terminait par d'assez jolis pieds;
aussi les méchans disaient-ils que, de toute la personne de Mlle Alphon-
sine du lîoissier, c'était ses pieds qu'on voyait d'abord, tant, assise ou de-
bout, elle manœuvrait savamment pour attirer sur eux les yeux du public.
Nous achèverons ce portrait par une observation qui nous semble indis-
pensable, en disant que l'original n'avait plus que quelques années à par-
courir pour prendre place au rang des aines du l'urgatoire.
C'est à prévenir cette catastrophe que travaillait principalement Mme d'E-
pciioy depuis quelque temps j et quoique ses cUbils eussent obtenu peu
I
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
de succès, elle y persévérait avec un entêtement admirable. Plus réta-
blissement de sa protégée rencontrait do diiriciiltés , plus elle prenait à
cœur de le conclure ; car l'amour propre avait fini par joindre son aiguillon
à celui de la bienveillance, et la non réussite de ses premières démarches
ayant eu quelque retentissement, elle se faisait un point d'honneur de fer-
mer la bouciie aux mauvais plaisans par une victoire. I:n un mot, le mariage
de Mlle du Boissier était devenu l'idée fixe de Mme d'Epenoy, à qui souvent,
en causant avec ses intimes de choses étrangères à ce sujet, il échappait
de dire d'un air rêveur :
— Tout cela est fort bien ; mais ça ne nous trouve pas un mari pour
cette pauvre Alphonsine.
Avec les gens dont la discrétion lui était connue, elle terminait la con-
versation par cette phrase non moins inévitable que le dcicnfla Carlhago
de Caton, ou le vote du général Bertrand pour la liberté illimitée de la
presse :
— Aidez-moi donc à marier cette pauvre Alphonsine.
En dépit de la criée désespérée dont elle était l'objet, Jîlle du Boissier
n'avait pas encore rencontré te généreux mortel qui devait l'élever au rang
de femme, l'eut-élre fidhiitil attribuer aux ennuis de cette longue at-
tente la mauvaise humeur que tiahissait ordinaireaient son visage, et qui
au moment dont il s'agit dirait un caractère d'abattement ou plutôt de
consternation.
Le silence durait depuis quelques instans dans le salon de Mme d'Epe-
noy. La maîtresse du logis jouait du piano sur sa tabaiière, et regardait à
la dérobée la demoiselle ultra-majeure qui, les yeux baissés, se tenait sur
son fauteuil, raide et immobile, comme la femme de Loth après sa méta-
morphose.
— Que voulez-vous, mon enfant? dit enfin la vieille dame avec un ac-
cent de commisération, c'est désagréable , je l'avoue; et puisque II. Fer-
rand vous aurait convenu, il est doublement fâcheux que vous ne lui con-
veniez pas; mais aussi quelle idée de venir à cette entrevue en manches
plates ?
— Mais, madame, c'est la mode, répondit Mlle du Boissier en relevant
la tête.
— Il est une chose plus importante encore que la mode, c'est le goiit.
Je n'attaque pas les manches plates ; mais elles ne conviennent qu'aux
femmes dont le buste et les bras sont irréprochables.
— 11 me semble...
— 11 vous semble, ma chère Alphonsine, que vous êtes sans défauts ; nous
nous faisons tous plus ou moins d'illusions sur ce chapitre là ; je vous ap-
prendrai, moi qui ai le droit de tout vous dire, qu'un peu d'art ne vous est
pas tout à fait inutile ; avec des manches raisonnables , vous n'auriez pas
fourni à M. Fcrrand l'occasion d'exercer son esprit sathique , et peut-être
k mariage serait-il conclu maintenant.
— Ce sont donc ces malheureuses manches qui lui ont déplu? demanda
JUle du Boissier eu étonllant un soupir.
— Pas précisément les manches.
— Quoi donc alors?
— 11 est inutile de s'arrêter sur ce sujet: c'est une aOTaire finie , et le
mieux est de n'y pas penser.
— .le vous en prie, répondez-moi ; je tiens beaucoup à savoir ce qu'a pu
vous dire ce monsietu'.
— Rien d'ollensant pour vous; je uel'amais pas souffert. Il s'agit d'une
pimplo plaisanterie.
— Ah ! une plaisanterie...
— D'assez mauvais goûi ; mais ce n'est pas par la légèreté de l'esprit
que brillent ces messieurs de la Faculté.
— Enfin, il vous a dit...
— Eh bien! il m'a dit... Mais n'allez pas vous fâcher. Vous savez que
tous les médecins sont un peu matérialistes; cehiici paraît tenir beaucoup
à la forme, reut-être lliabiiude de tout observer du point de vue médical
inilue-t-elle sur son goi'it, et il est possible que son antpathie pour la mai-
greur vienne de ce qu'il la juge inconqiatilile avec une snnté robuste.
— Il vous adit... répéta Mlle Alphonsine d'inie voix saccadée.
Maliçré sa lionté naturelle, Mnu' d'Epenoy n'était p;is exempte d'un secret
penchant à la moquerie, que légitinnit d'aillwu's en ce moment son titre de
protectrice.
— V.'i\ bien! ma chère enfant, puisque vous voulez mut savoir, répon-
dit-elle en retenant unsouriie, M. Ferr. iid m'a dit qu'ayant achevé depuis
fort lonjUcmps toutes ses éludes en médecine, il ne se souriait pas de corn-
menc<'run cours d'ostéologie.
L'indignation produisit sur le visage de Mlle du Boissier rclTet du souf-
flet sur la braise. Enllamméc jusqu'aux oreilles, la fille à marier essaya
d'un rire dédaigneux.
— VA nidi. d.t clic, ji' ne me soucie pas davantage d'éponsrr un gros
homme mal clivé, qui a le nez rouge et sent le lahar. Il m'avait dé))lu au
pi emicr aspei t ; si je ne vous l'ai pas dit tout de suite, c'est qu'après la
peine t\w. vous aviez prise, je ciaignais de vous désobliger.
— Tout cela est ;i merveille, reprit Mme d'i;i'.cnoy eu passant la main
sur le dos du chat r]ui venait de s'éveiller; mais je coaiiiu'iue à croire ii
quelque malélicedont vous êtes la victime sans vous en douter. Ce malin
je Ciilcnlais les partis avec qui je vous ai mis en rapport ile|)uis cinq ans,
et je siiis restée elliayée du chillic. \ingt-sept ou vingt-huit! Jamais
chose pareille ne m'est arrivée.
— Mais, madame, ce n'est pas ma faute, fit observer Mlle Alphonsine
d'un air mélancolique.
— Je sais du moins que ce n'est pas la bonne volonté qui vous manque.
A qui manque-telle? Mais cela ne sulTit pas. Dans votre position il faut
un certain entregent dont, par malheur, vous êtes tout à fait dépourvue,
et que mes conseils n'ont pas encore réussi ii vous donner. Si vous étiez
très jeune, très riche et très jolie, cela irait tout seul, et vous n'auriez pas
besoin de chercher à plaire; mais à trente-six ans...
— Trente-cinq, madame.
— Peu importe; avec 80,000 fr. de dot tout au plus et un physique...
ni bien ni mal, vous devez être aimable, fort aimable. Je ne prétends
point dire que vous ne l'êtes pas; mais il s'agit de l'être avec inlelhgcnce
et à propos.
Mme d'Epenoy avait été trop aimable elle-même dans sa jeunesse pour
qu'on lui contestât le droit de professer l'art de p'aire. Sûre d'être reli-
gieusement écoutée, elle as;)ira lentement une prise de tabac et s'étendit
dans sa bergère d'une façon un peu doctorale.
— Ma chère enfant, dit-elle ensuite en montrant du doigt une console,
vous voyez cette unie? Si vous vouliez la soulever, par où la prendriez-
vous?
— Pat Panse, répondit Mlle du Boissier du ton d'une pensionnaire ré-
citant sa leçon.
— A merveille C'est aussi par là qu'il faut prendre les hommes. Tons
ont une anse, un faible, un goût dominant, une passion, une manie, si
vous l'aimez mieux. Nous autres femmes nous donnons prise également,
mais d'une manière presque uniforme, par la vanité ou par le cœur ; tan-
dis que chez les hommes le côté faible varie i» linûni, en raison de la
multiplicité des positions qu'ils peuvent occu(ier et qui nous sont inter-
dites. Je vous ai déjà expliqué cela fort souvent. Peine perdue ! Dans nos
vingt-sept ou vingt-huit entrevues, vous est-il arrivé une seule fois de
la découvrir cette anse providentielle, et de la saisir net, de façon à
enlever le mariage d'un tour de main? Jamais. Loin de là, vous semblez
prendre à tâche de faire tout le contraire de ce qui serait convenable ; et
cepeiulant ce ne sont pas les avertissemens qui vous ont manqué. Pour ne
citer qu'un fait, rappelez-vous la dernière de vos entrevues; pas celle-ci,
celle d'il y a trois mois, avec monsieur... monsieur...
— M. de Biancourt, dit la fille à marier, d'une voix dolente.
— C'est cela, M. de Biancourt. Je vous annonce un homme grave, fa-
tigué du monde, qui , par suite de malheurs domestiques éprouvés du vi-
vant de sa première femme, a pris la coquetterie en horreur et tient avant
tout aux qualités sérieuses et solides; votre leçon faite en commençant par
A et en finissant par Z , me voilà tranquille et persuadée que cette fois
tout ira iiien. Vous arrivez; que vois-je entrer? une danseuse habillée
pour le bal! des fleurs dans les cheveux, une garniture de puint d'.Vngle-
terre, une robe écourtée outre mesure, afin de mettre en évidente vos
pieds, dont, par parenllièse, vous abusez; des camées, des broches, un
bracelet! quesais-je? tout un magasin de bijouterie! Vous n'aviez pas
fait trois pas dans le salon, qu'au froncement de sourcils de M. de Bian-
court, j'aviiis jugé votre cause perdue. Observez que c'était un excclient
parti, très débonnaire malgré son air dur, et qu'une fois mariés vous en
auriez fait au besoin tout ce qu en avait fait la défunte ; seulement, il fal-
lait ne pas l'elTai-oucher.
— \ ous avez raison, madame, dit Mlle du Boissier d'un air pincé; mais
je n'ai point de regret de cette maladresse ; car si ma toilette n'a pas eu le
bonheur de plaire à M. de Biancourt , en revanche, sa personne et sa con-
versation m'avaient cousidérableinenl déplu, et je ne puis que m'appiaudir
de n'être pas aujourd'hui sa femme.
— En vérité, ma chère, il est impossible de prendre plus fièrement son
parti, reprit avec un sourire moqueur Mme d'Epenoy; je suis persuadée
(|ue, si nous passions en revue tous les hommes qui ont décliné le bon-
heiu' de vous appartenir, pas un seul ne trouverait grâce à vos yeux ; ce-
pendant plus d'une fois je \ ous ai eiUendue tenir mi langage moins super-
be. Je me souviens même qu'en général , pour ne pas dire toujours , \ eus
trouviez ces messiems fort bien ; et je prendrai la liberté de croire, malgré
vos dédains d'aujourd'hui, (pi'en cas de demande de n'importe lequel d'en-
tre eux , cas qui , à mon grand regret, ne s'est pas présemé , im refus au-
rait eu de la peine à sortir de votre bouche.
— - Mon Dieu ! madame , vous croyez donc que j'ai bien envie de me
luariei'? demanda .Mile Alphonsine, dont les joue^ s'empourprèrent de i
nouveau. t
— liait il? dit la veille dame qui se redressa dans sa bergère, et C&a
sur sa protégée un regard d'etoiuiement ironique.
— En tout cas, si je cherche ;i métablir, c'est uniquement parce que
dans le monde les demoiselles n'ont pas une position convenable, ou plu-
tôt n'en ont pas du tout; mais quant au mariage eu lui-mcmc,je puisbicii
^ous jurer que si je ne consultais que mon goût....
- Vous resteriez hllc ?
— Je ne vois pas ce qu'il y a de si alti"a)ant dans le rommcrcc d'un
homme , le plus souvent grossier , vulgaire , inintelligent , et toujours
égoïste.
Mme d'Epenoy se pencha en avant, et baissant la vois comme si elle
eùtcr;unt d'être entendue de qiuMque tiers invisible :
— Ma chère amie, dit elle, nous sommes entre nous, et vous .savez
que je ne vous trahirai p.as; aiusi donc dégonflez vous . ep-mchcz ce qm|
8
LE MAGASIN LITTliRAIRE.
vous avez sur le cœur, cela fait du bien; mais ne répétez jamais (lovant
d'autres ce que vous venez de nie dire.
— Pourquoi donc, madame?
— Parce qu'en public, s'il est bon souvent de cacher ses désirs, on ne
doit jamais les cidoninicr.
, — Je ne dis que ce que je pense.
! — Je veux vous croire ; mais d'autres seraient plus incrédules. En vous
entendant maltraiter ainsi ces pauvres hommes, ils se rappelleraient peut-
être le renard de la fable et penseraient que vous trouvez le mariage trop
vert.
Mme d'Epenoy se renfonça dans sa bergère et prit une nouvelle prise
de tabac qu'elle aspira d'un air passablement sardoniquc, tandis que Mlle
Alplionsinc , les joues plus llainlioyantes que jamais, se mordait les lèvres
jusqu'au sang. Ce n'était pas la première fois qu'un orage semblait près
d'éclater entre la patronne et la cliente. Celle-ci avait souvent besoin
d'une patience que son tempérament rendait très méritoire , pour sup-
porter sans y répondre les moqueries par lesquelles la vieille dame lui
faisait payer ses bons oliiccs. En ces occasions, malgré son secret cour-
roux, elle gardait un prudent silence; car, se brouiller avec sa protec-
trice , autant eftt valu renoncer an mariage ; mais pour nous servir d'une
locution énergique dans sa vulgarité, il est permis de croire que le diable
n'y perdait rien. Quant à Mme d'Epenoy, tout en remuant le ciel et la
terre pour trouver un mari à celte pauvre Atpltonsine, elle ne pouvait
s'empêcher de lui en vouloir au fond. Elle éprouvait à son égard un sen-
timent analogue h la mauvaise humeur qu'inspire à un négociant la vue de
marchandises sans débit et vieillies dans sa boulique.
— Pendant le temps qu'elle m'a fait perdre , j'en aurais marié douze au-
tres, se disait-elle parfois avec dépit.
En ces niomenslà îHIle de Boissier était mal venue à protester de son
antipathie pour les hommes et de son indill'érence en matière de mariage.
Un sarcasme plus ou moins acéré ne tardait pas à lui fermer la bouche ;
mais la bonté du caractère reprenant bientôt le dessus, Mme d'Epenoy n'é-
pargnait rien pour guérir la blessure que venait de recevoir l'amour-pro-
pre de sa protégée , et c'est en redoublant d'elToris pour lui trouver enfin
un mari, qu'elle cherchait à la lui faire oublier.
Après un court silence, Mme d'Epenoy reprit la parole avec un accent
d'enjouement :
— Allons, mon cnûmt, ne boudez plus. La moue enlaidit les plus jo-
lies femmes. Napoléon et Louis XVIII avaient leurs coups de boutoirs;
j'ai aussi les miens qu'il faut me pardonner en faveur de mes bonnes in-
tentions. Je vous promets de redoubler de zèle et de ne pas prendre de
repos que vous ne soyez convenablement établie. Soyez sûre que nous
en viendrons à bout et que vous n'aurez pas perdu pour attendre un peu ;
seulement j'ai un avis à vous donner, ou plutôt une opinion à vous sou-
mettre.
— Je vous écoute, madame, répondit Mlle du Boissier, un peu calmée
par ces dernières paroles.
— Jusqu'à présent vous n'avez pas voulu entendre parler d'un mari
qui eût plus de quarante-cinq ans, et encore que de sermons pour ar-
river là! 11 y a deux ans il vous faillait un époux de votre âge; plus
tard, vous avez permis qu'il eût quarante ans; aujourd'hui vous êtes
plus raisonnable ; mais il faudrait l'être tout-à-fait. Si vous m'en croyez,
nous reculerons encore un peu la limite.
— A moins d'épouser un vieillaid !
— A cinquante ans, un homme n'est pas encore un vieillard.
— Cinquante ans! s'écria Mlle Alplionsine avec un accent où éclatait
l'antipathie qu'éprouvent presque toutes les filles d'un certain âge pour
les hommes sur le retour ; antipathie que ceux-ci , chose pénible à di-
re, leur rendent religieusement.
Mme d'Epenoy laissa échapper un signe d'impatience.
— Allez-vous retomber dans vos chimères? dit-elle d'un ton un peu
vif; faut-il vous répéter mille fois la même chose? Je vous l'ai dit : la
présomption de ces messieurs est si grande qu'à l'égalité d'âge ils se
croient beaucoup plus jeunes que nous, et t(!l homme de cinquante ans,
que je pourrais citer, aurait peut-être l'inipcitincnce de vous trouver
trop vieille; c'est otlieu^, c'est révoltant, mais c'est ainsi. Prenez donc
le monde comme il est, et n'attendez pas de ses préjugés une excep-
tion en votre faveur. Pour vous , je dois le dire , un jeune mari n'est
qu'un rêve, et je croyais que M. Gastoul vous avait complètement éveillée.
j Au nom de M. Gastoul un éclair de haine étinccla dans les yeux ver-
I dàtrcs de la demoiselle à marier et ses lèvres frémirent comme si elle
)i se fût préparée à mordre.
s — Je ne sais pas ce que vous voulez dire , répondit-elle avec une
J indifférence affectée,
— Ah! ma chère, permettez, répartit Mme d'Epenoy, qui, trouvant
son élève peu docile h ses leçons, reprenait peu à peu vis-à-vis d'elle
le ton de l'ironie; si vous n'avez pas de mémoire, j'en ai, moi ; puisque
vos souvenirs sont en défaut, je vais mettre les miens à votre service.
Il y a quatre ans, vous ne vous occupiez que de M. Gastoul ; vous
en parliez sans cesse, et il ne pouvait aller nulle part sans qu'on vous
y vit arriver aussitôt. Pour les moins clairvoyans, il était avéré que
vous aviez conçu le projet formel de lui plaire et de l'épouser. C'eût
été fort bii-njoué assurément, puisqu'il a de la fortune, du talent et cinq
OU six ans de moins que vous. Par mnlheur vos bonnes dispositions à son
égard n'ont été récompensées que par 'ingratitude h plus noire. Cet
homme sans savoir-vivre n'a-t-il pas osé plaisanter publifinement des in-
tentions qu'on vous supposait, et, pour comlde d'impertinence, ne s'est il
pas permis, il y a trois ans, d'épouser une femme jeuni', charmante, bien
née et qui lui a apporté en mariage trois ou (piatre cent mille francs? En
vérité, voilà un procédé indigne, et à votre place j'eM|garderais une éter-
nelle rancune!
Cette dcrnièie recommandation était superflue, à en juger par l'expres-
sion vindicative qui, au seul nom de M. Gastoul, s'était peinte sur la pliy-
sionnmiede Mlle Alplionsine; mais le persillage de Maie d'Epenoy irii^a
au vif la blessure incui'alile dont souffrait depuis quatre ans l'-unotir-pro-
pre de la fille à marier. Ce fut d'une voix altérée par une colère conleime
avec peine que celle-ci prit la parole pour répondre.
— 11 est indubitable que Mme Giisioul est plus jeune que moi, plus ri-
che que moi, plus belle que moi; qu'elle possède autant d'avanlanes que
je puis avoir de défauts, et que je gagnerais beaucoup à lui rcsseniMcr ;
pourtant, tout considéré, j'aime autant lui laisser ses moyens de plaire et
rester comme je suis.
— Toujours la fable du renard ! dit Mme d'Epenoy en souriant mali-
gnement.
Mlle du Boissier sourit à son tour d'une manière méprisante.
— Si je ne suis pas riche, reprit-elle, si je ne suis pas jolie, si je ne suis
pas de la première jeunesse, du moins je n'ai point d'intrigues.
Dans son irritation, la demoiselle à marier ne s'apercevait pas que la
pierre dont elle voulait lapider Mme Gastoul frappait droit à la télé sa
protectrice. Celle-ci toutefois n'eut pas l'air de voir dans cette accusation
une personnalité, et elle répondit tranquillement :
— Voulez vous dire par laque Mme Gastoul trompe son mari?
Ah ! le pauvre homme, s'écria Mlle Alphonsine , avec une insultante
pitié.
— Ecoutez, ma chère, reprit la vieille dame d'un ton sérieux, que vous
baissiez M. Gastoul , qui n'a pas eu l'honnêteté de tomber amoureux de
vous, je comprends cela et je l'excuse; mais sa femme ne vous a rien fait
et cependant vous la détestez plus encore que lui peut-être; vous ne man-
quez pas une occasion d'en dire du mal, ce qui est à la fois une méchanceté
et une maladresse : une méchanceté, en ce que la conduite de Mme Gas-
toul ne motive certainement pas vos attaques ; et une maladresse , car qui
dit critique dit prescpie toujours envie.
— Hloi, envieuse de cette femme ! ah! madame !
— Cette femme, comme vous avez la politesse de la nommer, est jeune,
charmante, spirituelle, dit on, fort recherchée dans le monde, et il y a là
de quoi faire sécher de dépit certaines personnes. Au fait , qu'avezvous à
lui reprocher ?
— Moi, rien du tout, dit Mlle du Boissier en traînant la voix avec affec-
tation, pas la moindre des choses ; seulement je doute que son mari puisse
en dire autant.
— Mais c'est un acte d'accusation en règle ! Voyons, mademoiselle du
ministère public, expliquez-vous. On m'a dit que mon lils s'occupait beau-
coup de cette dame ; est-ce à cela que vous voulez faire allusion ? En ce
cas, pas de conjectures, pas de suppositions, pas d'ouï-dire ; des faits et
des preuves. Maintenant vous êtes trop avancée pour reculer ; parlez donc,
je vous écoute...
L'accent vif et un peu brusque de Mme d'Epenoy indiquait l'éveil de sa
curiosité. Ses yeux péiillans d'impatience semblaient vouloir arracher de
la bouche de Mlle Alphonsine les paroles qui tardaient à en sortir. Avant
de dépecer, à tort ou à raison, la réputation de la femme qu'elle détestait,
la fille à maiier sourit bénignement , comme les chats font patte de velours
au moment de jouer des grilles.
— Vous me demandez des faits el des preuves? dit-elle d'un ton dou-
cereux.
— Oui, mais des faits certains et des preuves évidentes.
— Vous me promettez de ne l'épéter à personne ce que je vais vous
dire? Pour que je vous en parle, il faut que je sois bien sûre de votre dis-
crétion ; car je serais désolée de nuire en rien à cette dame.
— C'est bon, dit assez sèchement Mme d'Epenoy; n'en parlez pas plus
à d'autres que je n'en parlerai moi-même, et le secret sera bien gardé.
— Eh bien ! madame, répondit Mlle du Boissier en baissant la voix
comme pour donner plus de solennité à sa confidence , voici ce qui s'est
passé. Hier il y avait une soirée dramatique à l'hôtel Castellane ; j'y étais
ainsi que Mme Gastoul, cl le hasard nous avait placées l'une à côté de l'au-
tre. La chaleur était excessive, et plusieurs personnes s'en plaignaient, ma
voisine surtout. Bientôt je m'aperçois qu'elle pâlit et vase trouver mal. Je
la soutiens ; une ou deux femmts se joignent h moi, nous l'aidons à sortir,
et nous la conduisons dans un salon à côté. Là elle perd tout à-lait con-
naissance, et tandis qu'on lui fait respirer des sels et qu'on parle même de
la déshabiller, je lui ôte ses gants pour lui frapper dans les mains. Figurez-
vous aiors...
Au moment où semblait commencer l'intérêt de sa narration, Mlle Al-
phonsine fut interrompue par le domestique de Mme d'Epenoy, qui venait
annoncer à sa maîtresse la visite du marquis de Morsy.
— Vous me conterez le reste plus tard , dit la vieille dame : je ne puis
pas renvoyer M. de Alorsy que j'ai lait prier de venir me voir pour une
affaire qui m'intéresse.
-- Je reviendrai demain, répondit Mlle d^ Boissier en se levant discrets-
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
uicnt; adieu, madame; si j'ai dit quelque chose qui vous déplaise, j'espère
que vous ne m'en voudrez pas.
— Kli bien ! où allez-vous donc? reprit Mme d'Epenoy, qui la vit se di-
riger vers la clianilire à coucher.
— Je suis faf;ot('c indignement, et je ne veux pas rencontrer ce mon-
sieur dans l'aniicliambre ; je vais passer par le petit escalier.
— i\!ais il a cinquante ans ! dit en riant Mme d'Epenoy.
— Ce n'est pus une raison pour (|nc je lui fasse peur.
Kn prononçant ces paroles, qui promenaient une prochaine conversion
aux sages maximes de sa protectrice, mademoiselle du lîoissier ouvrit la
porte de la chambre à coucher et disparut au moment où le domestique
rentrait dans le salon pour annoncer le marquis de Morsy.
Mme d'Epenoy accueillit le marquis de Morsy avec un empressement fa-
milier, annonçant à la fois les liens d'amitié qui les unissaient depuis long-
temps et le plaisir particulier qu'elle avait a le voir en ce moment.
— Je vous aiteudais, lui dit-elle ; j'étais bien sûre que vous viendriez à
mon premier appel. Vous avez vu mon fils ?
— Je l'ai rencontré tout a l'heure aux Tuilleries , répondit le marquis.
— Pauvre Louis ! il ne se doute guère qu'en le cliargcant de vous prier
de passer ici , je l'envoyais chercher la férule qui doit le corrigar.
— Qu'a-t-il donc fait?
— C'est tout un procès à instruire; attendez-moi là, tandis que je vais
chercher les pièces.
Mme d'Epenoy entra dans sa chambre à coucher, prit plusieurs papiers
dans un tiroir de son bureau, et revint ensuite au salon ; mais auparavant
elle eut soin de s'assurer du départ de Mlle du Doissior, ()iécauiion qui
semblait indiquer peu de confiance dans la discrétion de la lille à marier.
— Préparez votre p:iticnce, dit-elle en s'asseyant dans sa borsère, tan-
dis que le marquis prenait un fauteuil; il s'agit d'écouler une confidence;
il y a une trentaine d'années vous n'auriez pas attendu mes avances pour
solliciter l'emploi que je vous impose ; aujourd'hui , c'est à moi de risquer
le preuiicr pas, trop heureuse encore s'il ne vous fait pas battre en re-
traite.
Le marquis avait accueilli avec un sourire mélancolique l'allusion de la
vieille dame aux jours de leur jeunesse ; mais, au lieu d'y répondre en
appuyant lui-même sur ce sujet , il s'inclina et dit d'un ton sérieux :
— Vous savez, madame , que je suis le plus dévoué de vos serviteurs.
— Je le crois, et sans plus de compliiuciis je commence. Permettez-
moi seulement un préambule indispensable. 11 y a cinq ans, lorsque M.
d'I'.penoy mournt, Louis venait d'atteindre sa majorité ; il entra donc aus-
sitôt en jouissance de la fortune de son iièrc , fortune composée du do-
maine des Tillots, estimé 1^0,000 fr., et de mille écus de rentes en cinq
pour cent. C'était un revenu de près de 8,000 fr. dont je ne lui deman-
dais aucun compte ; de plus , il était logé et nourri chez moi , lui , son do-
mestique et ses deux chevaux. L'appartement que j'avais alors dans la
rue de Varcnncs était vaste , et ma fortune personnelle me permettait de
faire les choses grandement. Voilà donc HL Louis disposant, ;i peine ma-
jeur, d'une liste civile de 8,000 fr. sur laquelle il n'avait à payer que ses
dépenses de toilette, les gages de son domestique, ses stalles aux théâtres
et les dîners do garçon qu'il lui plaisait de donner à ses amis. Ne pensez-
vous pas que plus d'iui fils de bonne maison se fût accommodé d'un pareil
budget?
— Moi le premier, h son âge , répondit le marquis ; à vingt-deux ans
j'étais lieutenant de dragons, et mon père m'allouait pour tout supplément
de solde 1,200 Ir. par an.
— Mon bon sujet de (ils parut trouver d'abord sa condition supporta-
ble; mais bientôt la société déjeunes étourdis dans laquelle il s'était lancé
lui inspira des idées d'indépendance et de dissipation incompatibles avec
une conduite régulière. Sous le prétexte de ménager mon repos qu'il
troublait quelipiefois en rentrant au milieu de la nuit , il ne tarda pas à
m'exprimer le désir de louer un appartement parli( ulier dans le (piailicr
où il avait ses relations habituelles. De la sorte , je ne penserais plus à
veiller en l'attendant, ou mon sommeil ne serait plus interrompu à son
retour par le bruit de son cabriolet ; ses chevaux oux-mèmcs y gagne-
raient en étant moins fatigués, et une foule d'autres raisons do pareille
force. Cela signifiait ([uc U. Louis trouvait ma domination trop hun-de ,
si tolérante qu'elle fût en réalité , et \oulait devenir maître absolu de ses
actions. Que faire? Uésister c'eût été compromcltre mon autorité. De quel
droit d'ailleurs enchaîner l'existeuce de mon fils à la mienne ? K'était-il
pas majeur?
Je cédai donc malgré moi, et quoique je prévisse ce qui allait arriver;
mais le jour où Louis alla s'établir dans son nouvelle appartement, je ne
pus résister au triste plaisir de prophétiser à la manière de Cassaudre. —
« Mon cher ami, lui dis-je, à présent que te voilà hors de ma tPitelle, ton
premier soin va être de manger la fortune de t(Ui père; cela ne sera pas
long, si j'en crois les dispositions (|uo tu manifestes depuis (pielque temps.
Si tu es un fou , et je le crains , tu ne l'arri'ieias pas que toiil n'y ait passé ;
si lu deviens raisonnable, et Dieu le veuille ! tu coinitrendras bientôt que
le bonheur n'est pas dans le déréglenuMil. Dans tous les cas, le veau gras
sera toujours prit à être mis à la broche , et plus tôt reviendra l'enfant
prodigue, plus il rendra sa mère heureuse. Maintenant retiens ceci : le
bien de ton père t'appartient, et je ne puis pas t'empècher de le dissiper ;
mais ma fortune est à moi, et pour aucune considération je n'eu distrai-
rai la moindre parcelle en ta faveur avant ton mariage. C'est un dépOt que
je te garderai fidèlement et que je saurai défendre contre toi-mèaie.
Ainsi, lorsque tu feras des dettes, car tu en feras , ne compte par sur moi
pour les payer, et rappelle-toi qu'il sera inutile de donner mon adresse à
tes créanciers.
Louis essaya do tourner en plaisanterie mes prédictions et jura de m'é-
difier par sa conduite. Fort peu tranquillisée par ces protestations, je mis
en pratique sans délai un plan de vie propre à atténuer les désastres que
je prévoyais. Ce fut alors qu'à la grande surprise de mes amis , qui ne
comprenaient rien à ma soudaine avarice, je quittai mon bel appartement
de la rue de Varennes , pour m'établir dans cette modeste demeure. Je
vendis mes chevaux, et je ne conservai qu'un do nestique et une cuisinière ;
à mon âge, on se passe fort bien de femme de chambre, et n'ayant plus
de voiture, je n'avais pas besoin de cocher; en un mot , je réduisis ma
dépense au nécessaire de ma condition. Sur mes trente mille livres de
rente, je m'étais imposé la loi d'en économiser ving mille, et il n'est pas
d'année où je n'aie mis de côté davantage. Ainsi tandis que mon vaurien
bn'daît ses chandelles par les deux bouts, je souillais les miennes comme
Harpagon; ce qui fait qu'eu riant de ses extravagances, on n'épargnait
pas ma ladrerie , et que plus d'une fois dans le monde j'ai eu le plaisir
d'entendre circuler autour de moi le proverbe : « A père avare , enfant
prodigue ! i>
— Excellente mère ! dit HL de Morsy en pressant affectiftusement la
main de sa vieille amie.
— Mon fils est un beau jeune homme qui deviendra, je l'espère, un
homme distingué, reprit Mme d'Epenoy avec un mouvement d'oigueil;
ses défauts sont ceux de son âge , et si sa tète est légère, il a le cœur ex-
cellent. Moi je suis une vieille feaime qui ne sers plus à grand'chose dans
le monde; n'est-il pas juste que je vive pour lui? C'e>t mon bonheur
d'être avare , pinsqu'en lin de compte , sa fortune dissipée , il se retrou-
vera aussi riche qu'auparavant! Mais que serait devenu ce pauvre enfant
si, au grand chagrin de ma cuisinière, je n'avais pas appris ce que coule
une livre de beurre ou une salade ?... Savez-vous où il est maintenant ,
le Sardanapale ?
— Il a tout mangé.
— Je l'ai craint un instant ; de récentes informations m'ont un peu ras-
surée. Non, il n'a pas encore tout mangé; mais il est au moins au second
service. Le domaine des Tillots, que je croyais vendu, est seulement gre-
vé d'hypothèques pour soixante mille francs , presque la moitié de sa